Parmi les problèmes si variés ,que nous. pose Mars, la planète la plus voisine de la Terre, il en est un qui a toujours particulièrement passionné les étudiants du ciel ; à savoir celui des fameux canaux observés par presque tous.les observateurs à la surface de cette planète : le phénomène de gémination, ou dédoublement de ces canaux, est, lui aussi, fréquemment observé ; mais, à cet égard, les témoignages, sont assez divers. Voilà un bien mauvais présage pour les relations que nous devons avoir, parait-il, dans un-avenir prochain, avec les habitants de cette planète [1] : les discussions sur la nature des canaux portent déjà la discorde dans le camp des astronomes.
« L’existence des canaux .et de leurs dédoublements est certaine : vous n’avez qu’à diaphragmer suffisamment », disent les uns.
« Les meilleures lunettes, de grande ouverture, ne montrent que des points ,séparés : vous vous extasiez devant des phénomènes de diffraction » , répliquent les autres.
C’est une bien vieille leçon que le départ est parfois difficile entre les éléments subjectifs et les éléments objectifs de la connaissance : puis, n’est-il.pas indispensable de définir avec précision les bases et, alors, qu’est-ce donc exactement qu’un canal [2] ?
L’entente n’est pas encore faite : nous dirons plus, l’entente ne peut pas se faire immédiatement, car il est malaisé de préciser le sens du mot « canal » d’une manière uniforme pour tous les observateurs. Pour Schiaparelli, dont le nom reste attaché au réseau des canaux et à sa découverte, un canal est une bande ou ligne grisâtre des régions dites continentales de Mars, affectant toutes espèces de formes, et ayant une longueur plus considérable que celle des taches plus ou moins elliptiques dénommées lacs : sous cette forme, assez vague, tous se jugent d’accord, et l’on ne saurait alors révoquer en doute l’objectivité de toutes les bandes appelées canaux par un besoin de nomenclature.
Si l’on cherche à préciser, les difficultés commencent : Jarry-Desloges propose une division en trois classes qui parait insuffisante ; E.-M. Antoniadi conclut à une division en huit classes qui est certainement préférable. Encore faut-il écarter à juste titre de la nomenclature les lignes droites fugitives, appelées souvent aussi canaux : elles auraient trop fréquemment leur origine dans de pures illusions d’optique. On serait en présence, de la sorte, d’une première base de classement. Mais encore faudrait-il que les observateurs’ s’accordassent systématiquement, et ce ne sera pas très facile : les formes et les aspects des dits canaux varient à l’infini ; puis c’est un état d’âme assez rare que de se soumettre à une méthode, à une discipline imposée !
Une anecdote le fera mieux comprendre. Nous avions entrepris, pour la Société Astronomique, le dépouillement d’observations simultanées de la sur- : face de Jupiter, dessins dus à un grand nombre d’observateurs exercés. Pour telle date, un dessin nous frappa ; il était dû à un observateur très habile et différait entièrement des autres ; bien mieux, la trace d’un satellite le reportait, nécessairement, à un autre. jour. L’observateur reconnut très volontiers sa bévue. Mais si l’on peut se tromper de date, on .conçoit qu’il est malaisé de s’imposer des heures rigoureuses, une discipline absolue dans les notations : or, précisément, l’expérience à laquelle nous faisons allusion fut sans grand profit, faute de discipline. Revenons à Mars. Pour les uns, nous l’avons dit, l’existence objective des canaux semble hier probable. Mais on peut encore soutenir que les canaux sont des alignements subjectifs par lesquels la vue relie des points isolés qui parsèment le sol de la planète, et n’apparaissent qu’à la limite de visibilité ; la gémination des canaux reste encore douteuse. On peut ainsi garder une position solide en ne voyant là qu’une apparence produite, soit par l’interposition de l’atmosphère martienne, soit par celle de la terre, soit même par une simple illusion d’optique. Et le thème sceptique se trouve renforcé par une expérience récente : familiarisé depuis longtemps avec l’aspect des canaux de Mars, Cerulli fut fort surpris, en regardant un jour la Lune avec une jumelle d’opéra, d’y découvrir un réseau de lignes noires ; or, de pareils canaux lunaires, d’apparence toute semblable au réseau géométrique des canaux de Mars, ne pouvaient être assurément qu’une illusion d’optique. A travers une telle jumelle, la Lune se trouve à peu près aussi rapprochée de nous que Mars lorsque l’on observe cette planète à l’aide d’un important télescope ; l’observateur crut donc pouvoir généraliser son observation, et conclure que le phénomène des canaux de Mars est une illusion de même nature, causée sans doute par une tendance instinctive de l’œil à coordonner, à grouper en réseaux, des taches disséminées qui pourraient peut-être apparaître discontinues avec de plus forts grossissements.
Ainsi les canaux ne seraient que des alignements de taches plus ou moins précis ; mais il est difficile, au point de vue scientifique, d’accepter une illusion réelle pour preuve d’un phénomène douteux.
Quelles sont alors les hypothèses permises sur la nature du sol martien ?
Celles de Pickering et Lowell semblent s’accorder assez bien avec l’ensemble des observations : dans les espaces sombres, ces auteurs voient la présence de régions couvertes d’une végétation, qui est entretenue par des courants d’eau provenant de la fusion des neiges polaires. Or, ici, le spectroscope devrait nous renseigner utilement.
Lowell affirme bien la présence de bandes de vapeur d’eau dans la partie rouge du spectre de Mars, fait favorable à l’habitabilité de la planète. Mais il y a encore, là, des divergences d’opinion. D’ailleurs l’hypothèse des zones de végétation se heurte à une objection très grave, celle de la température, qui semble devoir être notablement inférieure à la température du sol terrestre ; d’autre part, l’ensemble des phénomènes saisonniers s’accorde assez mal avec l’hypothèse que Mars soit à l’état de monde glacé. Il y a là une contradiction certaine.
Les astronomes qui veulent y voir un monde plein de vie s’ingénient à trouver des raisons qui pourraient expliquer un relèvement important de la température ; les autres, par ailleurs, persistent à douter ou à nier et, en tout cas, à se méfier d’observations qu’ils croient entachées de nombreuses illusions visuelles.
Lowell s’est fait l’avocat aussi ardent que spirituel de l’habitabilité de cette énigmatique planète [3] ; par de suggestives déductions, il est amené à conclure à l’existence sur notre voisine d’êtres intelligents — mieux que cela, d’agriculteurs consommés … ; les Martiens sont pour lui presque des amis, tant il met de conviction à nous décrire leurs exploits. Un fait est hors de doute : Lowell a choisi pour son observatoire de Flagstaff une station d’altitude, un climat sec et désertique, où tout contribue à donner d’excellentes images ; mais ses théories trop complètes sur Mars ont peu d’écho.
Dans son deuxième volume sur La planète Mars [4] , Flammarion ne cache pas son optimisme : il se complairait très volontiers à étendre jusque sur la planète voisine les lois physiques de notre globe. Mais… il sent le danger d’une pareille extension, et la discussion de tous les faits d’ observation reste sans conclusions formelles.
De son côté, Pickering expose avec une réserve très scientifique son opinion sur l’existence d’êtres pensants à la surface de la planète Mars, habitants dont les fameux canaux sembleraient être une preuve de vitalité.
Bigourdan s’exprime ainsi : « Toute la question des canaux, de ces canaux immenses dans lesquels on voudrait voir la preuve d’une civilisation avancée des Martiens, n’est pas résolue au point de vue scientifique.
« Au télescope, je n’ai jamais vu les canaux. » Il n’y a rien à reprendre, au point de vue scientifique, dans la réserve de telles paroles. Mais les esprits sont légèrement échauffés : cette négation, cette simple constatation d’un fait expérimental, valut à son auteur des critiques agressives de la part d’un amateur passionné dont la discussion’ s’écarta du sujet, et même du terrain scientifique.
Ainsi les meilleurs observateurs ne peuvent pas, sans péril, donner leur opinion !
Si l’on moleste les sceptiques, on n’a jamais osé, d’autre part,répondre à André, le, savant directeur de l’Observatoire de Lyon, un des plus éclairés et, des plus redoutables adversaires des théories des canaux : or, après une argumentation très serrée [5] ; André ne craint cependant pas d’attaquer, lui, et de conclure : « La canalisation de Mars n’existe pas.
« Rien de ce que l’on a imaginé pour décrire le mode de vie intellectuelle et physique des habitants supposés de la planète Mars n’a aucun fondement de réalité. »
Et toute la faute, suivant cet auteur, serait due à un phénomène de diffraction. L’inconvénient de ce parti, c’est qu’il n’explique pas davantage les apparences : faire appel, d’une façon vague et imprécise, aux phénomènes de diffraction, c’est un peu remplacer la difficulté du mot canal par le mystérieux du mot diffraction.
Mais il y a mieux. Dans un article récent et extrêmement piquant [6] , André réfute plus vivement que jamais les arguments de Lowell en faveur de sa thèse. Pourquoi réduire l’ouverture de l’instrument, condition indispensable, suivant Lowell, à la bonne visibilité des détails ? Et voilà pourquoi Hale et Barnard, aux observatoires du mont Wilson et de Yerkes, ’ne virent pas les canaux : ils opèrent avec de trop grandes lunettes !
Cependant, d’après les travaux mêmes d’André, c’est plutôt le centre de l’objectif qu’il faudrait diaphragmer, ou certaines zones circulaires cenntrales, si l’on veut augmenter la définition de l’appareil ; et les astronomes qui pensent aux aliignements subjectifs de petits détails objectifs, ont bien le droit de conserver toute leur ouverture pour parvenir, précisément, à la séparation des détails.
Et, maintenant, il nous faut signaler les conclusions de plusieurs observateurs assidus de la planète, lors de sa dernière opposition en 1909. Les assistants de Jarry-Desloges signalent que les canaux ne devinrent perceptibles qu’à la fin de la période d’observations, et qu’ils étaient pour la plupart à la limite de visibilité ; Jarry-Desloges lui-même avoue n’avoir jamais pu voir un canal sûrement double. Jonckheere est plus heureux : il confirme toits les canaux observés par Schiaparelli et Lowell, et en signale 25 nouveaux. J. Comas Sola, au contraire, bien qu’ayant vu très souvent les canaux, dit avec précision :
« Cette opposition, à mon avis, peut être considérée comme la déroute définitive du réseau géométrique des canaux, et pendant toute cette apparition, je n’ai pas vu un seul canal offrant l’aspect d’une ligne nette et géométrique. »
E. M. Antoniadi observe une cinquantaine de canaux avec l’objectif de 0,85 m. de Meudon, mais il ne prononce même pas) le mot de dédoublement et voici la conclusion de son étude détaillée :
« Cependant le réseau compliqué de lignes droites fugitives doit être illusoire ; et, à sa place, la grande lunette révèle la structure ondoyante de marbrures complexes ou bien celle d’un échiquier
informe. »
Et, plus loin : « Ainsi la géométrie de Mars s’annonce comme une pure illusion. »
Un problème nouveau se soulève : Quelles sont les meilleures conditions pour de telles observations ? Outre la question de l’influence du jugement de l’observateur, qui est fort délicate à traiter, on, n’a jamais tenté, sur Mars, de collaboration effective,’ de contrôle permanent des observateurs les uns par les autres : il est fâcheux que l’entente n’ait pas été possible, car le manque de discipline des observateurs, le défaut de contrôle, enlèvent toute. valeur documentaire aux dessins individuels.
Puis l’influence de notre atmosphère et de son état local est considérable et, pour écarter autant que possible cette première cause de perturbation, il semble que la parole revienne, en premier lieu, aux observatoires de montagne : nous reconnaissons, à cet égard, la valeur de l’installation de Lowell.
Déjà la difficulté est assez grande de dessiner d’une manière détaillée les singularités d’une surface planétaire. Elle est augmentée par le peu de nos connaissances sur les instruments eux-mêmes, leurs qualités et leurs défauts, la façon la plus rationnelle de les utiliser. Récemment, Wadsworth conclut - à l’appui de Lowell - qu’il convient d’augmenter l’ouverture d’un objectif destiné ààl’observation oculaire des détails planétaires, tels que les canaux de Mars : cependant, il ne faudrait peut-être pas dépasser une ouverture de 50 à 55 pouces (donc 85 cm environ) à cause des aberrrations provenant de l’atmosphère, et dont l’influence devient alors trop considérable.
Il était aussi tout naturel de s’adresser à la photographie : cette méthode se révèle avec toute sa supériorité de multiplier les images, de fixer en quelques secondes une image complète de la planète, de réunir des documents impersonnels qui permettront de travailler ultérieurement d’une façon utile. Déjà, en 1909, au Pic du Midi, de la Baume-Pluvinel et Baldet ont obtenu une intéressante série de clichés, dont les détails ténus ne supportent malheureusement pas la reproduction ; et, quoi qu’on puisse penser des idées théoriques et philosophiques dont Lowell se constitue le brillant champion, il n’est pas douteux que ses méthodes et ses instruments représentent un important perfectionnement : de toutes façons, les photographies planétaires de Lowell sont parmi les meilleures - et peut-être sont-ce les meilleures - qui aient été obtenues.
Jusqu’à présent, pour aller vite, pour fixer des détails délicats, on a recours à des plaques dont la sensibilité n’a aucun rapport avec celle de l’œil ; en revanche, les grains sont assez gros ce qui gêne l’étude des agrandissements. Mais on perfectionnera les procédés ; on aura recours à des plaques dont la sensibilité est aussi voisine que l’on veut de celle de la rétine ; de jour en jour, la photographie s’impose pour arbitrer le conflit soulevé par les canaux de Mars.
Il reste une dernière façon d’envisager le problème des canaux de Mars.
Les observateurs, d’une part, opèrent toujours à la limite de visibilité : or, pour faire leurs dessins, pour garder les contrastes relatifs, ils sont conduits à exagérer singulièrement les teintes observées. Ils dessinent trop bien : c’est une tendance contre laquelle il est impossible, aujourd’hui, de réagir. D’autre part, les détracteurs des canaux, partisans des alignements de diffraction, ont institué quelques expériences qui paraissaient leur donner raison, notamment avec des enfants : mais, ici aussi,’ on opère avec des contrastes violents, et les conditions n’ont aucun rapport avec la réalité.
Il doit être possible, en laboratoire, avec de faibles contrastes, d’étudier le pouvoir séparateur des instruments, et les impressions de la rétine : c’est ce qu’ont fort justement pensé deux jeunes’ physiciens, E. L. Chapeau et A. Danjon [7] , qui entreprirent à cet égard les expériences les plus intésessantes.
Le pouvoir séparateur des instruments, comme cela pouvait être prévu, se montre d’autant plus grand que les intensités lumineuses forment un contraste plus violent ; de plus, les observateurs reconnaissent la tendance de l’œil à attribuer un aspect géométrique aux objets qu’il voit mal. Sur un écran blanc, bien uni, éclairé, on pourra faire apparaître des ombres très faibles, à la limite de visibilité : la limite des contrastes perceptibles est alors i/40de l’éclairement général.
Une bande peu épaisse apparaît alors, par fraction de seconde, comme une ligne légère et fine, correspondant aux filaments fugitifs sur Mars. Une bande grise plus large parait dédoublée, blanche à l’intérieur, comme deux traits nets à l’extérieur et dégradés à l’intérieur : c’est .exactement l’apparence notée dans la.gémination des canaux de Mars : .Pour la phase de transition, avec une largeur convenable, la gémination de la bande est très fugitive : or, point fort troublant, le diamètre apparent de cette bande correspond alors sensiblement à celui des canaux de Mars dont la gémination est en discussion.
Les mêmes auteurs ont fait des expériences, sur le bord d’une grande plage grise, qui apparaît uniquement- : comme une ligne, sur les alignements de taches et sur. les croisements en croix. Leurs conclusions sont du plus haut intérêt.
Ils montrent les origines physiques des apparences fugitives ; ils’ établissent’ qu’il est impossible d’affirmer si un canal qui apparaît, dédoublé ou non ; provient d’un seul canal réel, . dédoublé ou non : certains canaux peuvent provenir d’alignements de taches [8] l, de limites à deux plages de teintes différentes ; des continents blancs seront . de pures illusions ; les lacs ne pourront pas être l’illusion qui provient d’un croisement de deux canaux.
Les expériences sont de1icates, quand’ on veut pousser jusqu’aux déterminations numériques indispensables. Mais elles ont une portée très élevée : il faut savoir grand gré à Chapeau et Danjou d’avoir défini le problème au point de vue expérimental et, de leurs connaissances en optique, nous devons attendre le plus grand profit, tant au point de vue physique qu’au point de vue astronomique.
Les longues controverses seront bientôt closes et cela est indispensable : on va pouvoir, dans le laboratoire du physicien et d’une manière définitive, étudier avec précision les canaux de Mars.
Jean Mascart