Le principal résultat, des observations que j’ai faites à l’observatoire Manora, de 1896 à 1897, a été de montrer que l’hypothèse émise par Lowell (ou plus exactement par Pickering) pour expliquer les canaux de Mars n’est pas soutenable et que ces canaux et leur duplication n’ont rien d’énigmatique ni d’obscur ; ainsi que je vais le montrer :
a) Impossibilité de l’hypothèse Pickering-Lowell :
Il ya six-ans, M. William Pickering déclarait que, à l’encontre ; des idées généralement admises, les taches sombres perçues sur la surface de Mars étaient dues non à des mers, mais à des étendues de végétation. Cette hypothèse fut reprise et étendue par son élève Lowell qui, par-suite de l’influence du maître, commença ses observations avec des idées préconçues dont il ne s’écarta plus. Ceci résulte clairement de l’article que publia M. Lowell, le 26 mai 1894, dans le Commonwealth, de Boston (article si vivement critiqué par M. Holden, dans le n° 36 des Publications of the astronomical Society of the Pacific), pour exposer ses idées et annoncer l’ouverture de son observatoire, et au cours duquel l.Lowell déclarait d’ores et déjà que tout portait à croire que les questions relatives à la nature physique des planètes voisines, Mars et Vénus, seraient bientôt tranchées d’une façon décisive et que l’astronomie se trouvait au seuil des plus importantes découvertes.
M.Lovell a publié, il y a.deux ans, les résultats des observations faites à Flagstaff ; son livre, Mars, renferme une carte ; malheureusement, celle-ci est entachée d’un gros inconvénient : on y a réuni les observations de trois observateurs ( Pickering, Lowell, Douglass), au lieu de publier, trois cartes ; une pour chaque observateur, ce qui eût singulièrement facilité le contrôle et les appréciations. Il résulte en effet du texte, aussi bien que des tableaux, que les trois observateurs virent différemment (ce qui est le signe le plus sûr que la définition n’est pas très nette) ; le principal argument de Lowell, par exemple, les canaux dans les mers, n’a été « découvert » et vu que par Douglass (qui, on le sait, avait aussi découvert des canaux sur les satellites de Jupiter !).
L’hypothèse Pickering-Lowell peut se résumer ainsi : les taches obscures que nous voyons sur Mars sont des endroits couverts de végétation ; les parties claires sont, au contraire, des déserts du genre du Sahara avec oasis et canaux d’irrigation. Les oasis sont ce qu’on avait pris pour des mers ; quant aux canaux, ce n’est pas leur eau que nous voyons, mais seulement la végétation qui règne le long de leurs bords. En hiver, les canaux se dessèchent et cessent d’être visibles ; mais quand la calotte neigeuse du pôle Sud fond, l’eau produite coule dans les canaux et les rend de nouveau visibles, grâce à la végétation qui se développe.
Au premier abord, cette hypothèse parait très acceptable et j’inclinais moi-même à l’admettre, quoique j’eusse eu déjà l’occasion de relever des contradictions entre certaines affirmations de Lowell et mes-propres observations. Lowell avait commencé ses observations deux mois avant les miennes ; il m’avait envoyé sa carte et je ne voulais pas donner une importance exagérée à mes propres observations. Pourtant, je résolus de profiter de la plus prochaine opposition pour voir, aussitôt que possible, si les raisons fournies par Lowell étaient fondées ou non. J’arrivai aux résultats suivants :
Lowell commence par affirmer que, lors de la fonte des neiges, les mers jusqu’alors obscures [1] sont traversées de bandes plus foncées dont il constatait l’existence dès le 31 mai. De même, les calottes de neige, se rétrécissant, resteraient entourées d’une frange obscure.
Lowell avait commencé ses observations le 31 mai 1894, environ sept semaines après l’équinoxe du printemps de l’hémisphère Sud de Mars ; mes observations du commencement d’avril 96 correspondent donc à cette époque. Or, à ce moment, je vis bien les zones neigeuses, les mers et les terres nettement délimitées, mais je ne pus voir ni la frange [2] autour de la calotte de neige, ni les lignes sombres dans les mers. Toutefois, cette preuve négative ne voudrait encore rien dire.
Lowell affirme en outre que, un mois plus tard (30 juin), toutes les Îles et presqu’îles entre 280° et 130° auraient été invisibles et auraient pris la même teinte que la mer. A l’encontre de cette affirmation, je puis dire que le 5 mai (correspondant au 22 juin des observations de Lowell), je vis Deucalionis, Noachis, Hellas et Nord-Ausonia (fondus en une même île avec Japygia Nova et Terranova). Pour les presqu’îles entre 110° et 260°, il est exact que, en avril, on ne pouvait les distinguer des mers, mais le ’10 mai je les vis avec netteté.
Lowell prend Hesperia comme preuve principale à l’appui de sa manière de voir et affirme qu’elle ne serait devenue visible qu’en août et qu’auparavant elle n’existait pas d’une façon nette ; je n’aurais pu la voir ,moi-même qu’en juillet. En fait, je la vis le 14 juin avec une netteté complète, je croyais l’avoir vue fondue au bord dès le 10 mai [3] .
Lowell affirme que, jusqu’au 1er octobre, Atlantis a été invisible. A cet égard, il se trompe gravement, car je vis cette presqu’île très nettement dès le 20 septembre, après l’avoir déjà vue le 20 août, le 13 et le 15 septembre. Cette fois, je l’ai vue avec une netteté de plus en plus grande à partir du 25 juillet soit un mois plus tôt que ne le supposerait la théorie de Lowell. L’affirmation relative au changement de coloration des deux Thyle et Argyre, qui seraient devenues jaunes en octobre après avoir été d’un bleu verdâtre (par suite invisibles) comme les mers depuis juin, est également erronée. Dès le début de mes observations (7 et 10 août 1894), j’ai vu les deux Thyle très clairement et en jaune ; je voyais Argyre II, le 19 et surtout le 22 août 1894, comme une tache brillante. Cette fois-ci, j’ai vu Thyle II dès le t 4 juin (correspondant au commencement d’août 94) comma une île jaunâtre.
Plus loin, Lowell décrit l’apparition bien connue de nuages qui s’est produite en octobre 1894 et dont le commencement a pu être déterminé très exactement, car Flammarion et Antoniadi, deux heures après mes observations, c’est-à-dire le 10 octobre,de neuf à dix heures, trouvèrent couverte de nuages et de brouillards la région à gauche du Petit Syrte que j’avais encore pu voir très nettement deux heures auparavant. Lowell ne parle pourtant pas du début du phénomène qu’il ne constate que plus tard vers la fin d’octobre ; aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il arrive à cette conclusion fausse qu’il ne s’agit pas d’invisibilité due à la formation de nuages ou de brouillards (comme tous les observateurs européens l’admirent), mais d’une conséquence naturelle de la disposition de la végétation en automne rendant plus claire la mer dont il s’agit ! Sans doute, cela s’accorde bien avec son hypothèse, mais l’explication est difficile à soutenir si l’on songe que le phénomène n’a été observé ni avant, ni après, au moment de l’automne de Mars.
Mes observations montrent que certains canaux s’élargissent brusquement, alors que Lowell affirme qu’ils ont la même largeur sur tout leur parcours. Quelques pages plus loin, il affirme que les canaux sont parfois invisibles, non parce que nous ne pouvons les voir à cause de leur plus grand éloignement mais parce qu’ils deviennent réellement invisibles. A l’égard de l’invisibilité temporaire des canaux, Lowell a raison, mais son explication est fausse, D’après son hypothèse, les canaux ne doivent être visibles que si, la neige ayant fondu, l’eau a coulé dans les canaux et favorisé le développement de la végétation le long des bords de ceux-ci. Il doit en être ainsi assez tard après l’équinoxe du printemps or j’ai vu, avec Fauth, dès le 24 avril, un canal Parallèle à un bras de mer et que nous tînmes à cause de cela pour le Magna qui existe au bord de Syrtis, jusqu’à ce que le calcul nous eût montré que cela devait être soit Titan, soit Brantes, soit Chiron (ou peut-être tous ensemble). Le 18 mai, je vis les canaux Phasis et Pyriphlegethon, le 20 mai, Iris, Gange, Phasis. Les canaux apparurent ensuite en nombre de plus en plus grand à mesure que la planète se rapprochait de nous. Il est clair que les canaux existent toujours et que c’est principalement de la grosseur du disque que dépend la visibilité des canaux en général, Les observations de Schiaparelli en 1888 en paraissent une preuve. L’hémisphère Sud de Mars était alors en plein hiver ; d’après l’hypothèse de Lowell, ni mer ni canaux n’auraient dû être visibles, et pourtant les dessins si remarquables de Schiaparelli indiquent non seulement toutes les mers de l’hémisphère sud, mais aussi tous les canaux et leur duplication !
S’efforçant de démontrer l’exactitude de son hypothèse, Lowell affirme aussi que d’abord (en août et septembre 1894) les canaux de Thaumasia étaient frappants, tandis que ceux du Nord étaient presque invisibles, mais qu’en novembre les canaux septentrionaux s’obscurcirent également. Ce serait la preuve que la végétation progresse lentement du Sud vers le Nord ; malheureusement ce n’est pas exact. En 1894, j’ai vu les canaux septentrionaux avant ceux du Sud et cette fois-ci également. J’ai d’ailleurs trouvé la plupart du temps les canaux du Nord plus foncés et plus larges que ceux du Sud, ce qui est précisément le contraire de ce qu’affirme Lowell dans son livre (p. 162 à 164). Il dit aussi qu’aucun canal ne s’obscurcit brusquement, mais que le changement de coloration se produit peu à peu. En revoyant mes observations, je trouve pourtant différents cas dans lesquels les canaux sont passés en quelques jours de la teinte pâle au noir foncé, et réciproquement. Ainsi par exemple, le 9 décembre 1896, la moitié Sud de Cerbère était large et sombre ; deux jours plus tard, elle était étroite et pâle, tandis que la moitié septentrionale était restée large et noire. Le 12 novembre, Jason était noir foncé, alors que quelques jours avant et quelques jours après il était invisible, etc.
Lowell affirme en outre qu’on voit les canaux d’abord comme des bandes larges, faiblement accusées, et que ce n’est qu’un examen plus attentif qui révèle des lignes étroites. Sans vouloir nier que les canaux paraissent larges et effacés au bord par une atmosphère réduite, je dois cependant faire rernarquer que j’ai assez souvent vu, par le meilleur air, les lignes très larges à côté de lignes étroites, de serte que cette largeur doit être réelle.
Lowell affirme aussi que les canaux apparaissent d’abord à leur extrémité voisine de la mer et que le reste ne devient visible que beaucoup plus tard. Cette al1irmation est encore en contradiction avec mes observations, elle ne concorde pas non plus avec les observations faites par Schiaparelli pendant les oppositions au cours desquelles l’hémisphère Nord de Mars était tournée vers nous. Lowell n’a pas davantage raison quand il affirme que les canaux ne deviennent pas plus larges mais plus sombres ; les deux phénomènes sont souvent simultanés.
Enfin Lowell indique les canaux dans les mers découverts par son aide, M. Douglass ; mais si l’on compare les dessins de ce dernier, pauvres en détails et qui comportent d’ailleurs des erreurs manifestes, à ceux de Schiaparelli, on acquiert bien vite la conviction que ses canaux ne reposent que sur une illusion et se rapportent probablement à certaines places de la mer plus sombres. Au surplus, comment, si M. Douglass a une vue si extraordinairement puissante, ne voit-il pas les détails moins minutieux et dont l’existence est hors de doute. D’autre part, si les détails signalés par M. Douglass existent réellement, comment auraient-ils échappé à Schiaparelli qui cependant vit beaucoup de petits détails que M. Douglass n’était pas en état de voir ? Comment ces canaux n’auraient-ils pas été aperçus des deux autres observateurs de Flagstaff qui ont donné pourtant de meilleurs dessins que M. Douglass ?
Parlant des mers (qu’il appelle des oasis), Lowell les attribue aux mêmes phénomènes que les canaux, mais sans plus de bonheur. C’est ainsi, par exemple, qu’il assure que le lacus Phenicis était frappant en août ; le lac Ceraunius invisible et le Cyane Fons à peine reconnaissable ; en novembre, au contraire, le Phenix et le Ceraunius auraient échangé leurs intensités et Cyane serait devenue aussi sombre que l’était auparavant Ceraunius. A l’occasion de ces constatations.je puis affirmer que, dès le 12 juillet 1896, je vis sombre le Trivium charontis qui se trouve sous la même latitude que le Ceraunius de Lowell ; je vis de même le Propontis situé à la même hauteur que Cyane, le 1er septembre (il n’était pas possible de le voir plus tôt à cause de l’inclinaison de la planète) ; le lacus Phenicis ne put être distingué avec certitude que le 11 décembre.
L’hypothèse de Lowell n’explique pas la duplication des canaux. Ce qui précède montre suffisamment que les arguments mis en avant par Lowell pour soutenir sa théorie ne supportent pas l’examen. Cette théorie soulève d’ailleurs d’autres objections. Il serait bien étonnant que les parties couvertes de végétation et les déserts de Mars fussent aussi nettement séparés les uns des autres que l’indique la carte sur laquelle la configuration des limites rappelle bien plutôt une ligne de côtes. D’autre part, si les mers sont des surfaces couvertes de végétation, comment expliquer cette .circonstance qu’elles paraissent sombres même en hiver ? Pourquoi la végétation serait-elle limitée, ou à peu près, aux environs du pôle Sud et à la moitié de l’hémisphère Sud, et pourquoi l’hémisphère Nord n’en offrirait-il que sur quelques points ? Comment expliquer la présence des îles et presqu’îles si arides au milieu des espaces couverts de végétation ?
Comme il a été dit plus haut au début, Phœtontes, Electris et Eridania étaient invisibles, c’est-à-dire ne se distinguaient pas des mers environnantes. Il faudrait donc que ces régions se fussent couvertes de végétation - en hiver !
Les colorations de la mer que j’ai pu observer parlent également contre l’hypothèse Pickering-Lowell ; d’après cette hypothèse, il faudrait en effet admettre que la mer, d’abord de couleur effacée, devînt de plus en plus sombre au fur et à mesure des progrès de la fonte des neiges. Or il n’en est rien ; c’est en avril que la mer est le plus foncée ; sa teinte s’éclaircit en mai et juin ; et en juillet elle redevient foncée pour s’éclaircir de nouveau en août, et redevenir sombre plus tard.
Lowell ne tient du reste pas compte des neiges du pôle nord qui pourtant ont une aussi grande étendue que celles du pôle sud et fondent aussi en été. Lorsque j’ai eu l’occasion, en octobre, et novembre de voir la région du pôle nord, l’hiver était dans son plein sur Mars ; il n’aurait donc dû. y avoir, d’après l’hypothèse de Lowell, aucune trace de végétation ; or les mers, lacs et canaux de la région se distinguaient précisément par leur teinte particulièrement sombre !
b) Explication naturelle des phénomènes de Mars.
- L’hypothèse Pickering-Lowell se trouve donc en contradiction complète avec les observations, et l’on peut se demander s’il n’y aurait pas une explication meilleure des phénomènes observés sur la surface de la planète Mars. Je le crois.
Avant d’essayer d’expliquer l’énigme Martienne, il est bon de remémorer ce que nous savons avec certitude sur la nature de la surface de cette planète.
Nous savons que Mars a une atmosphère très légère contenant de la vapeur d’eau, et que, en hiver, ses pôles sont entourés par des calottes fort étendues qui en été disparaissent ou à peu près, et qui correspondent par conséquent sûrement à nos zones de neige. Les cartes de la surface de Mars nous montrent entre les parties claires et les parties sombres une ligne de séparation qui correspond tout à fait à nos lignes de côtes. Au lieu de fleuves, nous voyons un réseau de lignes généralement droites, exceptionnellement infléchies, qui sillonnent la terre ferme dans tous les sens. Un simple. regard sur ce réseau suffit pour reconnaître qu’il ne peut être le résultat d’actions naturelles, mais bien d’une intervention artificielle, et tout de suite l’idée de canaux se présente à l’esprit. En fait, si des êtres pensants avaient eu l’intention de faciliter l’accès d’une masse compacte de terre ferme au moyen de voies navigables artificielles, utilisables à la fois par la navigation et par l’agriculture, ils n’auraient pu choisir un tracé plus judicieux. Les canaux assurent en effet les communications entre tous les points de la planète et prennent toujours le plus court chemin.
Mais deux questions importantes se posent : d’abord, comment se fait-il qu’aucune montagne n’arrête le cours des canaux ? et ensuite pourquoi les Martiens ont-ils fait des canaux de 50 à 300 kilomètres de large et, subséquemment comment ont-ils pu réaliser cette œuvre gigantesque ?
Il est facile de répondre sur le premier point. Mars est plus âgée de centaines de millions d’années que la Terre ; le processus de refroidissement a d’ailleurs dû être considérablement plus rapide sur ce globe plus petit, de sorte que Mars se trouve arrivé à un stade de développement qui ne sera atteint par notre planète que dans des centaines de millions d’années. Or on sait que, sous l’action des intempéries, les montagnes deviennent sans cesse plus petites et qu’au contraire les vallées tendent à se remplir ; on conçoit qu’avec le temps, ce double phénomène ait eu pour conséquence le nivellement général de la surface de la planète, ce qui explique qu’aucun obstacle n’entrave le développement rectiligne des canaux,
La réponse à la deuxième question m’a été suggérée par M. Holtzhey, d’Erfurt, qui appela mon attention sur les digues de Hollande dans lesquelles je crois, en effet, avoir trouvé l’œuf de Colomb. Mon hypothèse serait la suivante :
Par suite du nivellement de Mars, les terres de cette planète ont été exposées aux envahissements de la mer contre lesquels les Martiens se sont protégés à la façon des Hollandais, par l’établissement de digues. Ils ont d’abord protégé leurs côtes de la sorte, puis ils ont vu qu’il convenait de donner un écoulement aux eaux à travers des canaux, Ces canaux ont ainsi un triple but : ils doivent servir de dérivation pour les eaux de la mer, permettre la navigation dans tous les sens et arroser la planète dépourvue d’eau [4] . Par suite du grand éloignement de Mars, nous ne voyons jamais que les principaux canaux ; les millions de petits canaux secondaires, et les petits canaux d’irrigation qui conduisent l’eau partout et permettent la navigation sur tous les points, échappent à notre vue en raison de leur petitesse relative.
Tous les canaux sont encaissés entre deux digues qui n’ont pas besoin d’avoir une grande hauteur : quelques mètres doivent suffire pour les plus grandes, moins encore pour les petites. Le travail reste d’ailleurs le même, que les digues soient écartées de 5 mètres ou de 300 kilomètres, et la largeur des canaux s’explique par suite le plus naturellement du monde [5]. L’intensité de la pesanteur à la surface de Mars n’est d’ailleurs que 0,376 de ce qu’elle est sur la Terre ; il ne faut pas non plus oublier que les canaux le sont pas l’œuvre de milliers d’années, mais de millions d’années, et que nous sommes tout à fait hors d’état de concevoir ce que peuvent être les moyens techniques dont disposent les Martiens. Qui pourrait dire jusqu’où ira l’esprit humain en matière de découvertes et d’inventions dans des millions d’années ?
L’établissement d’un réseau de canaux tel que nous le voyons sur Mars n’a donc rien d’impossible ou d’invraisemblable. Quant à la duplication des canaux, je suis convaincu qu’elle peut s’expliquer aussi d’une façon toute naturelle. La duplication n’est pas temporaire, elle existe toujours ! c’est-à-dire qu’il y a une quantité de canaux courant parallèlement l’un près de l’autre, qui parfois donnent ensemble l’impression d’un large canal unique, mais parfois aussi apparaissent séparés. Souvent aussi un seul des canaux jumeaux est visible ; pourquoi ? Pour les mêmes raisons qui font que nous ne voyons jamais tous les canaux à la fois, mais tantôt les uns, tantôt les autres. (J’ai déjà montré qu’il fallait chercher la cause de cette particularité dans une propriété spéciale, qui nous est encore inconnue, de l’atmosphère de Mars.) Ma carte indique une douzaine de paires de canaux jumeaux courant parallèlement, et pourtant je n’ai cru voir qu’une fois deux de ces canaux simultanément. Les autres n’en existent pas moins comme je les ai indiqués, ainsi que rétablissent non seulement mes propres observations, mais aussi en partie celles de Schiaparelli et de Lowell.
Le Gange, par exemple, est un canal double que j’ai vu tel moi-même en 1894, alors que cette fois je ne l’ai jamais vu qu’aussi large qu’il est indiqué sur ma carte (les deux bras réunis me donnant l’impression d’un canal unique), et cependant je l’ai vu dès le 20 mai, plusieurs mois par conséquent avant que, d’après les idées admises jusqu’ici, dut commencer la duplication ! Il n’y a donc aucun doute à cet égard ; les canaux dits « doubles » existent constamment ; ce sont des canaux voisins parallèles dont nous ne voyons pas toujours simultanément les deux bras [6] .
Mon hypothèse des digues explique aussi d’autres particularités : à diverses reprises, on a remarqué que quelques régions (par exemple Lybia, Hesperia, Electris) apparaissaient parfois entièrement ou partiellement obscures ; il est probable que cela était dû à la rupture des digues et à l’inondation de certaines parties de territoire, comme cela arrive souvent en Hollande. Les îles et presqu’îles de Maria australe et d’Erythræum montrent rarement des lignes de côtes aussi nettes que les terres fermes ; cela peut s’expliquer par la circonstance que ces territoires ne sont pas protégés par des digues et sont par suite exposés à des inondations qui couvrent des étendues de territoires tantôt plus grandes, tantôt plus petites.
Le fait que beaucoup de canaux ressemblent à de larges bras de mer peut être également expliqué par des ruptures de digues ayant pour conséquence la submersion des territoires environnants. Comme le Zuiderzee, les lacs intérieurs peuvent être attribués à de grandes catastrophes aux digues qu’il n’a pas été possible de réparer, de sorte que les riverains ont dû se contenter de construire des digues autour de la partie envahie pour éviter de nouvelles inondations. Cette inondation est confirmée par les faits : le Trivium et le Propontus ont habituellement une configuration quadrangulaire (parallélogramme) ; or, cette fois, le Trivium m’est apparu circulaire, mais avec une telle étendue que l’on peut admettre qu’il s’est produit une grande rupture de digue à la suite de laquelle l’eau a submergé les environs.
Les petits lacs aux points de croisement des canaux doivent être considérés comme des élargissements voulus (grands réservoirs). La duplication présumable de certains lacs peut s’expliquer par la circonstance que, en temps de basses eaux, les parties les plus hautes du fond du lac (des barrages artificiels peut-être) font saillie hors de l’eau, prennent l’aspect de ponts et donnent l’apparence d’une duplication du lac.
Enfin, le changement d’intensité de la coloration des canaux s’explique aussi par l’hypothèse des digues. Quand l’eau d’un grand canal coule dans les canaux secondaires, le canal principal s’appauvrit et devient, par conséquent, plus clair, il peut même de. venir assez clair pour cesser d’être visible pour nous. Il redevient visible quand, les canaux secondaires sont barrés ou qu’il a reçu lui-même un nouvel afflux de la mer.
Pour hostile que je sois en général aux hypothèses, je livre la mienne à la publicité, parce qu’elle permet d’expliquer d’une façon toute naturelle et toute simple les phénomènes en apparence énigmatiques et incompréhensibles que nous observons sur Mars. Cette hypothèse n’est pas contredite par les observations, elle n’est basée sur aucune supposition impossible : on ne saurait demander davantage à une hypothèse.
Léo Brenner