Le vol des oiseaux

E.-J. Marey, la Revue Scientifique 19 octobre 1889
Jeudi 18 juin 2009 — Dernier ajout samedi 31 octobre 2009

Cet article est la préface d’un livre de M. Marey paru à la librairie Masson en 1890.

Le vol des oiseaux a toujours éveillé la curiosité des chercheurs. Pour le physiologiste, ce genre de locomotion est un des phénomènes les plus intéressants, mais aussi un des plus mystérieux que la nature offre à ses études ; pour le mécanicien, l’explication de la locomotion aérienne est un des plus beaux problèmes dont il puisse poursuivre la solution. Mais le sujet présente des difficultés spéciales.

Les mouvements du vol sont, en général, trop rapides et trop compliqués pour que l’œil puisse les saisir. En outre, les lois de la résistance de l’air étant à peine connues jusqu’ici, il eût été impossible autrefois de comprendre comment les ailes de l’oiseau trouvent jans l’air un point d’appui.

On peut aujourd’hui aborder méthodiquement l’étude de la locomotion aérienne : les moyens variés dont la physiologie dispose pour étudier des mouvements que l’observation ne peut saisir sont parfaitement applicables à l’analyse des différents actes du vol. On sait mesurer la force d’un oiseau, compter les battements de ses ailes, déterminer sa trajectoire, en suivre les phases successives, établir enfin les conditions physiologiques et mécaniques de son vol.

Depuis longtemps, d’ingénieux mécaniciens cherchent à créer des appareils au moyen desquels l’homme puisse s’ouvrir un chemin dans les airs. Les « aviateurs », comme ils s’appellent eux-mêmes, ont mis leurs efforts en commun. En France et à l’étranger, ils ont formé des sociétés qui publient d’importants travaux. Dans ces bulletins, à côté d’études relatives à l’aérostation ou à la météorologie, on trouve des observations curieuses faites par des voyageurs sur le vol de certaines espèces d’oiseaux, des expériences sur la résistance de l’air, d’ingénieuses théories sur le mécanisme du vol ; on assiste au perfectionnement graduel des machines destinées à soutenir dans l’air des corps pesants, et l’on arrive à partager l’enthousiasme de ceux qui saluent déjà la réalisation prochaine de la locomotion de l’homme dans l’air.

Une formule chère aux aviateurs est la suivante : « L’oiseau vole, donc l’homme volera. » Il y aurait, à cet égard, quelques réserves à faire ; car les genres de locomotion les plus parfaits que l’homme ait réalisés sont en général obtenus’ par des moyens assez différents de ceux de la nature. Il n’en est pas moins intéressant de chercher comment l’oiseau peut se soutenir dans l’air par la seule intervention des forces mécaniques.

En s’associant à l’œuvre des aviateurs, le physiologiste se place toutefois à un point de vue spécial. Pour lui, le mécanisme du vol doit offrir des caractères communs avec les autres formes de la locomotion animale. L’analogie anatomique des organes locomoteurs de l’oiseau avec ceux des animaux terrestres ou aquatiques implique l’existence d’analogies physiologiques ; il faut les mettre en lumière .

L’anatomie comparée et la physiologie expérimentale doivent se prêter un mutuel secours. pour éclairer Je mécanisme de la locomotion aérienne. On entrevoit déjà le moment où les différents caractères que présente le vol dans les diverses espèces d’oiseaux s’expliqueront par certaines particularités de leur conformation physique.

Les difficultés qu’offre l’analyse des mouvements du vol ne sont pas d’un ordre nouveau pour le physiologiste : il en rencontre d’analogues à chaque instant, car les mouvements qui accompagnent les fonctions de la vie échappent, presque tous, à l’observation directe. Pour les saisir, il faut recourir à différents artifices et créer des appareils aussi délicats que ceux qu’emploient les physiciens.

On a souvent considéré la physiologie expérimentale comme basée sur l’emploi des vivisections ; c’était en restreindre singulièrement le domaine. S’il est vrai que des hommes de génie aient réalisé de grandes découvertes, sans autre instrument que le scalpel, on conviendra qu’une méthode qui jugerait de la fonction d’un organe d’après les troubles qui surviennent quand on l’a détruit ou mutilé serait bien insuffisante dans le sujet qui nous occupe. La vivisection a cependant révélé quelques faits intéressants. Ainsi, elle a montré qu’en retranchant une grande partie de la surface des ailes d’un oiseau, en rognant par exemple la moitié de la longueur des rémiges, on n’abolit pas le vol, mais qu’on en change le caractère. Elle a fait voir également que la queue de l’oiseau n’est pas indispensable à la direction du vol, car si on le prive de cette espèce de gouvernail, il y supplée par certains artifices.

Peut-être la vivisection trouvera-t-elle un jour, dans l’étude du vol, quelque application qu’on ne saurait prévoir ; mais, pour le moment, elle doit céder la place à des méthodes plus délicates et plus précises. Ces méthodes présentent en outre l’inappréciable avantage de respecter l’intégrité des organes et de n’amener aucun trouble dans la fonction qu’elles servent à étudier : de ce nombre sont la méthode graphique, la chronographie, l’analyse optique des mouvements et les diverses applications de la photographie instantanée.

La méthode graphique a fait réaliser de grands progrès dans la connaissance des mouvements organiques. Elle a montré, par exemple, que la pulsation du cœur et le pouls des artères, qui ne se traduisent à nos sens que par des chocs presque imperceptibles, sont en réalité des phénomènes compliqués : certains appareils les enregistrent sous forme de courbes dont les inflexions variées ont pour le physiologiste un sens précis [1].

Avec la chronographie, les infiniment petits du temps n’échappent plus à nos investigations : on inscrit les vibrations d’un diapason, on en mesure la durée et les phases ; et cette durée, à son tour, sert d’unité pour mesurer les actes rapides. Le millième de seconde battu par un diapason remplace, dans ces mesures, les lentes oscillations du balancier d’une horloge. C’est d’après cette nouvelle unité qu’on a évalué le temps qu’une onde de sang lancée par le cœur met pour arriver à l’artère carotide, à la radiale ou à la pédieuse : le temps, bien moindre encore, que met la volonté pour parcourir une certaine longueur d’un nerf moteur. La chronographie permet donc de mesurer les durées et les rythmes de certains mouvements fort compliqués de la locomotion animale : la durée et les phases du coup d’aile d’un oiseau par exemple.

L’analyse optique revêt les formes les plus variées tantôt, utilisant la propriété qu’a notre rétine de conserver pendant quelques instants l’impression qu’elle a reçue, elle nous montre, sous forme d’une ligne brillante, la trajectoire que parcourt la pointe de l’aile d’un oiseau ou d’un insecte. Tantôt, à la lueur instantanée d’une étincelle électrique, elle nous fait voir immobile, dans l’une de ses attitudes successives, un animal qui exécute en réalité des mouvements très rapides. D’autres fois, à travers les trous percés dans un disque tournant, elle nous fait suivre les phases ralenties des mouvements périodiques les plus compliqués,

Enfin, la photographie instantanée se prête de maintes façons à l’étude du mouvement des animaux, dont elle fixe, en moins d’un millième de seconde, chacune des phases successives. Elle représente ainsi l’animal dans ses différentes attitudes et dans les différents lieux de l’espace qu’il occupait à des instants connus.

On voit, par cette énumération rapide, les ressources dont l’expérimentation dispose pour l’analyse cinématique des mouvements du vol. Mais, pour en comprendre les effets mécaniques, une autre méthode est nécessaire, la synthèse qui reproduit l’effet de ces mouvements. Sans être encore arrivé à imiter d’une manière complète le vol de l’oiseau, on en a reproduit toutefois certains actes partiels. Ainsi le coup d’abaissement de l’aile, le glissement sur l’air d’un appareil ailé dont le poids et la surface sont convenablement choisis, les différentes directions que prend le vol d’un appareil de ce genre dont les formes ne sont pas parfaitement symétriques, etc., sont autant de problèmes plus ou moins complètement résolus. Ces synthèses partielles sont les étapes qui mèneront méthodiquement à une reproduction plus complète du vol des oiseaux. Cette imitation a déjà donné, entre les mains d’habiles constructeurs, des résultats fort encourageants.

Du reste, pour faire progresser l’imitation synthétique des phénomènes du vol, les méthodes analytiques dont il vient d’être question sont d’un très grand secours. C’est en soumettant à l’analyse optique ou à la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. les appareils mécanique destinés à imiter les actes du vol, qu’on saisit, dans leur fonctionnement, des imperfections que l’œil serait incapable d’apercevoir. De sorte que l’incessant contrôle de l’analyse doit guider les tâtonnements de la synthèse.

Quand un phénomène mécanique est parfaitement étudié, on en peut, le plus souvent, formuler la théorie mathématique ; cela a été fait pour la fonction de presque toutes les machines. Mais les essais qui ont été tentés jusqu’ici, pour donner une théorie mathématique du vol, étaient prématurés. En effet, tout calcul, sous peine de conduire à des résultats erronés, doit être basé sur des données précises, empruntées à l’observation ou à l’expérience ; or ces éléments faisant presque entièrement défaut en ce qui concerne le vol des oiseaux, on doit considérer les calculs faits jusqu’ici comme très peu dignes de confiance. Cette opinion est d’ailleurs celle de mathématiciens très autorisés.

Il est même probable que pendant longtemps encore cette question, comme la plupart des problèmes que poursuivent les physiologistes, s’éclairera surtout par l’expérimentation. Supposons, en effet, les mouvements de l’oiseau parfaitement connus ; nous ne posséderons encore que la cinématique du vol, mais l’explication mécanique de ces mouvements exigera en outre une parfaite connaissance de la résistance que les ailes rencontrent dans l’air. Or les recherches des physiciens sur la résistance de l’air n’ont encore été faites que dans des conditions très simples ; elles ont porté sur des plans minces, rigides, de formes géométriques bien définies : ces plans étaient toujours orientés de la même manière, par rapport à la direction de leur mouvement ; enfin leur vitesse était uniforme. Ces mesures de la résistance de l’air ne peuvent s’appliquer, sans de nombreuses corrections, aux mouvements de l’aile d’un oiseau. En effet, au lieu d’un plan mince et d’étendue constante, nous avons affaire à une surface gauche, de forme très compliquée, dont l’étendue varie suivant le degré de déploiement de l’aile, et dont la forme, au lieu d’être immuable, se modifie sous l’influence des résistances qu’elle éprouve. En outre, celte surface est animée d’un mouvement varié, et son inclinaison par rapport à la direction de ce mouvement est incessamment changeante.

On pourrait citer des exemples semblables, à propos de tous les phénomènes de la mécanique animale ; ils montreraient combien doit être discrète l’intervention des mathématiques en physiologie. En ce qui concerne le mécanisme du vol, il nous semble que le rôle des mathématiques doit se réduire à des calculs fort simples, tels qu’on en peut faire sur les masses et leurs vitesses, pour estimer les forces et le travail dépensé dans le vol ; à des considérations géométriques sur les déplacements du centre de gravité dans les différentes attitudes, sur le point d’application de la résistance de l’air, sur la composition des forces, etc. Encore ces calculs, pour conduire à des résultats dignes de confiance, doivent-ils s’appuyer sur des expériences très précises. C’est pourquoi il faut s’attacher surtout à perfectionner les méthodes qui doivent analyser les actes cinématiques du vol.

La méthode inverse a été trop longtemps suivie. Des lois générales de la mécanique, on a cru pouvoir déduire les actes du vol ; alors on a prêté à l’oiseau des mouvements qu’il n’exécute pas, et parfois même que sa conformation anatomique ne lui permettrait pas d’accomplir. Je ne m’attarderai pas li retracer l’histoire des théories du vol ni des discussions qu’elles ont soulevées. Parmi les opinions contradictoires qui ont été émises, on ne doit retenir que celles dont l’expérience a démontré la justesse.

Il y a vingt ans, j’avais déjà entrepris, sur le mécanisme du vol des insectes et des oiseaux, quelques études expérimentales au moyen de la méthode graphique. Ces expériences ont été publiées dans différents recueils et résumées dans un ouvrage consacré à la physiologie de la locomotion : la machine animale. Depuis lors, mes études avaient été dirigées vers d’autres objets.

Mais en 1882, quand j’eus trouvé dans la photochronographie le moyen d’analyser les mouvements les plus rapides, il me parut intéressant, pour éprouver la puissance de cette méthode, de la mettre aux prises avec l’un des problèmes les plus difficiles à résoudre et de lui demander la détermination des actes mécaniques du vol. Non seulement mes nouvelles expériences confirmèrent les résultats que la méthode graphique m’avait donnés, mais elles y ajoutèrent des renseignements de haute valeur. Ainsi elles montrèrent les déformations des ailes, les mouvements individuels des rémiges, les variations de la vitesse de l’oiseau et la trajectoire des diverses parties de son corps aux différents instants d’un coup d’aile. Les documents fournis par la nouvelle méthode ont été assez complets pour que j’aie pu reproduire, au moyen de figures en relief, les attitudes successives de l’oiseau, aux différentes phases d’un coup d’aile.

La cinématique du vol peut désormais être considérée comme établie. Les perfectionnements qu’on apportera dans la construction des appareils y feront à coup sûr découvrir de nouveaux détails ; les expériences, répétées sur un grand nombre d’espèces d’oiseaux, révèleront d’intéressantes variétés dans leur manière de voler. Mais le moment semble venu d’exposer l’état de la question et d’appeler l’intérêt des chercheurs sur un problème dont la solution mérite tous leurs efforts.

Ce que l’on sait aujourd’hui sur ce sujet a exigé le concours des observateurs, des anatomistes, des physiologistes et des mécaniciens. La question a même été grandement éclairée par les travaux de ceux qui, sans se préoccuper des moyens employés par la nature, ont cherché à réaliser, au profit de l’homme, la locomotion mécanique dans l’air.

C’est l’histoire du développement graduel de nos connaissances sur le vol des oiseaux que j’ai essayé de retracer dans cet ouvrage.

Dans la première partie sont exposées les particularités que l’observation seule des oiseaux a fait connaître. On y trouvera également les théories, de moins en moins imparfaites, émises successivement par les naturalistes. enfin les découvertes des anatomistes et des zoologistes, .qui éclairent les conditions mécaniques du vol.

La deuxième partie, consacrée à la physiologie expérimentale, comprend les recherches sur la force musculaire de l’oiseau et les expériences qui ont servi à déterminer la nature et la succession de ses mouvements.

Dans la troisième partie, le problème est abordé au point de vue mécanique. On y essaye d’évaluer les forces qui agissent sur l’oiseau pour le soutenir et pour le propulser dans l’air. Puis on étudie successivement une série de problèmes partiels et en particulier le coup d’aile proprement dit, la force qu’il exige, la résistance qu’il trouve dans l’air, les réactions qu’il imprime à la masse de l’oiseau. Cette étude n’est pas seulement faite au point de vue mécanique, elle s’éclaire beaucoup de la comparaison du vol avec les autres formes de la locomotion animale, car, toutes ces formes, terrestres, aquatiques, etc., présentent entre elles quelques ressemblances.

Enfin, dans la quatrième partie, il sera question du vol plane et du vol à voile : formes étranges où l’aile est passive et immobile, tandis que l’air agit pour la soulever, comme il ferait d’un cerf-volant.

Ces deux genres de vol, qui semblent si simples dans leur mécanisme, puisque l’oiseau n’a qu’à se laisser porter par l’air, sont toutefois les plus mal connus jusqu’ici. Cela tient à ce qu’ils échappent à l’expérimentation. Le vol à voile surtout, ne se produisant que dans certaines conditions exceptionnelles, n’a été vu que par un petit nombre d’observateurs. En l’absence de toute théorie satisfaisante pour l’expliquer, les mécaniciens se sont longtemps bornés à en nier l’existence ; mais d’importantes études, faites dans ces dernières années, en attestent la réalité et en font même entrevoir l’explication mécanique.

Il ne sera pas question, dans cet ouvrage, du vol des insectes, que j’ai soumis autrefois à la méthode graphique et à l’analyse optique. J’ai déjà fait de ce genre de vol l’objet de diverses publications ; mais je ne lui ai pas encore appliqué les nouvelles méthodes exposées ici et qui promettent d’en montrer tous les détails. Peut-être pourrai-je un jour reprendre ce sujet avec les développements qu’il mérite.

J. MAREY, de l’Institut.

[1Voir pour les applications diverses : la Méthode graphique dans les sciences expérimentales. Paris, G. Masson, 1884.

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