Les « monstres » marins de diverses sortes ont eu les honneurs de la grande presse, ces derniers mois. Beaucoup de choses ont été dites à leur sujet, mais la plupart ne sont guère à retenir. Par contre, il semble qu’on en ait oublié qui présentaient quelque intérêt et qu’il n’est pas trop tard de rappeler encore en jetant un coup d’œil d’ensemble sur ce qu’on a vu ou cru voir et en résumant les faits dans ce qu’ils ont de probable, d’impossible ou de certain.
À l’heure où nous écrivons, la dernière en date de ces apparitions est celle de l’animal échoué sur une grève voisine de Cherbourg et sur lequel les spécialistes chargés de l’étudier n’ont pas encore publié leur rapport. Celui-ci paraîtra peut-être avant ces lignes et il n’est pas invraisemblable qu’il les contredise ou les précise en quelque point. Ce n’est pas une raison cependant pour ne pas les écrire, puisque ce n’est pas de cet être seul que nous avons l’intention de parler ici et qu’en outre les divergences d’opinion, si elles existent, ne porteront vraisemblablement que sur des détails.
Donc, à la fin de février dernier, on découvrait, sur la plage de Querqueville, le cadavre échoué d’un grand animal marin, long de 8 mètres, et dans un état de décomposition avancée.
Les premières photographies qu’on en publiait justifiaient en partie la rumeur d’étonnement provoquée par cette découverte. Ne semble-t-elle pas en effet avoir un étroit rapport avec un autre événement qui avait retenu l’attention publique, plusieurs semaines auparavant ? Dans un bras de mer qui pénètre profondément la côte d’Écosse, le Loch-Ness, on avait signalé, à plusieurs reprises, la présence d’un être inconnu, dont la description variait selon les témoins, mais qu’on arrivait à se représenter cependant comme une sorte d’énorme cétacé, à corps fusiforme, prolongé par un long cou qui soutenait hors de l’eau une tête relativement petite ; et ce portrait, si vague qu’il fût, suscitait une certaine émotion, car il ne s’appliquait à aucune espèce actuelle connue, mais évoquait au contraire confusément l’aspect de formes disparues à des époques très lointaines et d’autres aussi, entrevues en de très rares occasions par des voyageurs modernes, et qui avaient donné lieu à la légende plus ou moins accréditée du trop fameux serpent de mer.
Était-ce enfin le serpent de mer qui était venu, à la fois, terminer et prouver son existence sur la côte française ? Ce qui pouvait autoriser la question Sans trop d’invraisemblance était la longueur anormale du cou de l’animal photographié. Aucune espèce actuelle ne présente de disposition analogue, qu’il s’agisse de poisson ou de mammifère aquatique. Cela valait la peine qu’on s’en occupât.
Consulté par un journaliste, un savant aurait d’abord déclaré que l’affaire ne valait pas tant de bruit et que l’épave n’était autre chose que le cadavre d’un macrorhine. Si les termes de l’interview sont exacts, il faut avouer que cette assertion nous parait absolument surprenante. Les macrorhines sont des sortes de phoques, plus connus sous le nom d’éléphants de mer, dont l’aspect ne rappelle en rien celui de l’animal échoué, comme on peut s’en convaincre d’après nos photographies. En outre, ils ne se trouvent plus guère aujourd’hui qu’aux îles Kerguelen ou dans les mêmes parages de l’océan Austral. Et on ne voit pas du tout pourquoi l’un d’eux aurait accompli un tel voyage, pour venir atterrir sous nos climats.
Aux dernières nouvelles, un professeur du Muséum s’est rendu sur les lieux, et, d’après le dernier communiqué de la presse que j’ai sous les yeux, aurait déclaré qu’il s’agissait d’une espèce curieuse dont la présence n’a jamais été signalée dans nos régions. L’existence de la valvule spirale de l’intestin et l’énorme volume du foie, entre autres constatations, indiqueraient qu’on se trouve en présence d’un poisson du groupe des sélaciens, et vraisemblablement d’un squale pèlerin ou d’une espèce voisine.
L’autorité du savant qui a donné ces indications doit nous suffire et nous n’avons plus qu’à attendre les résultats de ses observations. En même temps, tout devient beaucoup plus compréhensible sur les documents photographiques. L’allongement du cou qui se constate ici ne serait dû qu’à la décomposition du corps, dont les chairs ont en partie disparu et qui ne laissent plus substituer que le squelette. L’apparence extraordinaire de l’animal ne serait que la conséquence de son décharnement et il faut, cette fois encore, faire notre deuil du serpent de mer !
En attendant les conclusions du rapport officiel, nous pouvons du moins examiner quelques problèmes qui se rattachent à la question.
Pour ce qui est de l’identité ou de la parenté avec le squale pèlerin, on sait que celui-ci est le plus grand de tous les requins actuels et que sa taille peut atteindre une douzaine de mètres. Il est aussi le plus inoffensif de tous les membres de sa vorace famille et, malgré les milliers de dents qui parent ses mâchoires, ne fait sa nourriture que de très petits animaux.
Si l’animal de Querqueville est un de ces squales, il faut rendre le journaliste seul, et non le savant qu’il a interrogé, responsable de l’affirmation que « cette espèce n’a jamais été signalée dans nos régions ». Il est bien certain en effet qu’un spécialiste n’a pu faire une déclaration semblable. Le requin dont il s’agit, il est vrai, est un habitant de la zone arctique, qui descend rarement sous nos latitudes. Mais enfin il y descend et y est descendu à maintes reprises, puisqu’on l’a trouvé ou pris à Boulogne, à Dieppe, à Saint-Malo, à Brighton, à Mévagissey, etc" jusque sur les côtes de Portugal, et même en Méditerranée. Et il serait vraiment extraordinaire qu’un professeur du Muséum ignorât que le grand squale pèlerin qui figure dans cet établissement a été justement capturé à Concarneau !
Mais l’animal est-il un pèlerin, comme on l’a déclaré d’abord ? Il est très difficile d’en discuter sur l’examen de photographies. Cependant, même en tenant compte de la décomposition et de la disparition des chairs, la longueur du cou ne semble pas répondre aux caractères de cette espèce, non plus que la forme de la tête ; et il ne paraît pas impossible qu’il s’agisse d’un être réellement inconnu.
Quoi qu’il en soit, cette découverte, succédant aux apparitions de l’animal du Loch-Ness, a ému l’opinion mondiale, à tel point que tout le monde s’est mis à chercher des monstres sur les grèves, et qu’on en a trouvé de tous côtés. Mais pour la plupart de ceux dont on a publié les photographies il s’agit d’espèces tout a fait ordinaires, et même communes, qui n’ont été remarquées que parce que l’attention avait été attirée sur elles. C’est ainsi que dauphins, marsouins, phoques, et jusqu’à des raies, ont eu les honneurs de l’objectif et de la huitième page des quotidiens, où nul n’aurait jamais songé à les faire paraître en d’autres temps.
Les échouages d’animaux marins ne sont pas chose rare en effet, soit, qu’ils arrivent à la côte à l’état de cadavres entraînés par les courants, comme l’animal de Querqueville, soit qu’une tempête les y drosse alors qu’ils sont en vie, comme il arrive à beaucoup de cétacés.
Parmi les grandes espèces, baleines ou cachalots, ce sont généralement des animaux isolés, affaiblis pour une cause quelconque, qui subissent cet accident. Rejetés sur la grève à marée haute, ils ne peuvent se remettre à flot au jusant, en raison de leur poids. Et bien que ce soient des mammifères construits pour respirer l’air, ils périssent bientôt, étouffés par la masse de leur corps qui écrase leurs poumons.
Des espèces plus petites, dauphins et autres, se mettent parfois au plein par bandes entières, sans autre cause que leur impuissance à résister aux efforts d’un ouragan. Ce sont des accidentés de cette sorte qui ont été signalés en divers points dernièrement. Aucun d’eux ne méritait par sa rareté la publicité qu’on leur a faite.
Tout autre est le cas d’animaux aperçus, dans le même temps, par des marins, au large, et dont le signalement ne semble pas correspondre à des formes habituellement connues. Les deux exemples qui vont suivre ouvrent de nouveau, le champ aux hypothèses. Et le premier pourrait avoir quelque rapport avec l’animal de Querqueville et, à la rigueur avec celui du Loch-Ness.
Un patron de chaloupe de Cherbourg aurait fait aux autorités de l’inscription maritime la déclaration que voici :
« Le 24 janvier, je me rendais avec mes hommes au fort de la Digue, lorsque aux abords de la passe, nous eûmes connaissance par bâbord, d’un curieux poisson dont la tête et le cou émergeaient d’environ un mètre. L’animal disparut comme nous essayions de nous en approcher, mais quelques instants après reparut, à deux cents mètres environ mais cette fois par tribord. Nous avons essayé de le joindre. À une distance de cent mètres il a plongé et disparu définitivement. La tête avait la forme d’une tête de chameau et paraissait grise, ainsi que le cou. »
Cette curieuse déclaration est confirmée par un autre témoin, dans des termes descriptifs analogues. Elle offre beaucoup d’intérêt en raison de Ce détail de l’allongement du cou, qui, nous le répétons, ne s’applique à aucune espèce vivante classée et correspond à ce que l’on a dit de l’animal du Loch-Ness, ainsi qu’à ce qu’on croit voir sur les photographies de celui de Cherbourg.
Et voici le second rapport, qui nous ramène directement cette fois au problème du serpent de mer.
Le livre de bord du paquebot Mauretania porte, à la date du 30 janvier, cette simple et troublante annotation :
« Signalé serpent de mer, faisant route sud-ouest, 13 h. 25. »
Renseignements pris, voici ce qui s’était passé :
La Mauretania faisait route à cette date dans la mer des Caraïbes : L’heure eétait celle du lunch, ce qui explique que peu de monde était sur le pont. Seuls prenaient leur quart sur la passerelle l’officier principal ; S. M. W. Moughtin et son second M. J. W. Caunce. C’est alors que le premier vit et Signala à son compagnon un animal dont « la tête sortait de 6 pieds hors de l’eau et était large de deux pieds. Le corps paraissait large de 6 pieds et s’allongeait en surface visible sur 45 pieds environ. Selon toute apparence il était immergé encore d’une vingtaine de pieds sous l’eau. La couleur de la bête, dit encore M. Moughtin, était noire. Je n’ai pu distinguer ses yeux, car elle plongea tout d’un coup. Caunce l’a vue comme nous à ce moment longue encore de 30 pieds. »
Il est bon d’être prudent en ces matières, mais, l’incrédulité ironique y est encore plus hors de mise. Il faut n’avoir jamais fréquenté le monde maritime pour mettre en doute la parole de témoins tels que ceux que nous venons de nommer. Personnellement, je suis aussi convaincu de ce que les hommes ont vu que si je l’avais vu moi-même. Le seul point de discussion possible est qu’ils ont pu, de bonne foi, se tromper dans leurs appréciations. Mais pour peu qu’on y réfléchisse, on ne trouve aucune raison de croire et d’expliquer qu’ils aient pu se tromper.
Si l’on n’accepte pas leur témoignage, il faut refuser également tous ceux des marins ou des savants qui les ont précédés, Je ne parle pas des faits anciens qui, par certains côtés, tiennent plus ou moins de la légende et qui, vrais peut-être, ne sont pas assez précis pour être retenus. Mais, depuis moins d’un siècle, la généralité des observations sont assez concordantes pour qu’on soit obligé de les admettre ; et elles sont trop nombreuses, pour qu’on puisse toutes les énumérer. Nous ne rappellerons que les plus connues.
Le premier document officiel est, en 1848, le rapport du capitaine anglais Mac Quhal, commandant le Doedalus, qui rencontra l’animal mystérieux au large de l’Atlantique et fit contrôler la description qu’il en donna par celle qu’en donnèrent ses officiers. Dès cette époque, des rencontres semblables furent faites sous les latitudes les plus diverses, depuis le Groenland jusqu’au Cap, des côtes du Brésil à celles de la Sicile, des Canaries au détroit de Malacca.
Deux observations particulièrement précises furent faites à, quelques mois d’intervalle (juillet 1897, février 1898) dans la baie d’Along.
La première, due au lieutenant de vaisseau Lagrésille, commandant liAval.anche, assisté’ de tout son équipage, fournit des’ détails circonstanciés qui lui ont valu l’insertion dans une revue scientifique officielle, de même que, six ans plus tard, le bulletin du Muséum enregistrait une déclaration analogue toujours, d’après une rencontre faite dans cette même baie d’Along, décidément fréquentée plus qu’une autre place par l’animal mystérieux.
C’est le 27 juin 1904 que le « serpent de mer » eut les honneurs de l’Académie, où il fut présenté par Alfred Giard, d’après le rapport du lieutenant l’Eost, commandant la Décidée. Du bord de ce dernier navire, on fit mieux que d’apercevoir la bête, on lui donna la chasse pendant un temps appréciable et la description qu’on en put faire permit à l’illustre académicien d’exprimer, sur son identité, une opinion plus nette que toutes celles qu’on avait pu se former jusqu’alors.
À son avis, l’animal pouvait être le représentant attardé d’une forme fossile, de même que, parmi les mammifères terrestres, l’okapi est le prolongement de la lignée des helladotherium de l’époque tertiaire. Sans rien affirmer dans une question si obscure encore, il était permis cependant de soulever une hypothèse de ce genre. « Pourquoi, ajoutait le savant, ne pourrait-on retrouver aussi le mosasaure ou l’ichtyosaure qui, s’ils existent encore, ne peuvent vivre qu’à de très grandes profondeurs dans la mer et n’apparaître à la surface que très rarement et comme par accident ?
S’il faut s’en tenir à des observations plus récentes encore depuis celles de M. M. Nicoll et Waldo qui, à bord du Valhalla, virent dans l’Atlantique un animal long de 8 mètres, avec un cou de 2 mètres terminé par une tête semblable à celle d’une tortue, jusqu’à celles qui concernent l’animal du Loch-Ness, c’est plutôt à des êtres voisins des plésiosaures qu’il faudrait rattacher les survivants actuels, Mais ici, la plus grande prudence s’impose, et les documents qu’on possède jusqu’à présent sont encore trop vagues pour qu’on puisse s’en servir pour appuyer de telles suppositions.
En revanche, lorsqu’il ne s’agit que de proposer des hypothèses, des événements tels que ceux qui nous occupent ici en offrent les occasions les plus diverses. En voici une, au hasard.
Depuis longtemps, on le sait, nos pêcheurs de l’ouest se plaignent d’un animal énigmatique qui détruit leurs filets et contre lequel ils invoquent toutes les foudres de l’adminisstration maritime. Ils l’appellent le beluga.
Or, le beluga existe bien, dans la classification.
C’est un cétacé des mers du Nord, dont le nom où l’on retrouve la racine slave bielyi, qui désigne le blanc, évoque la couleur, en effet, très claire. Mais de celui-ci, on peut bien dire qu’il ne s’est jamais aventuré dans la Manche, non plus qu’au sud de la presqu’île bretonne. Et ce n’est donc pas de lui qu’il s’agit.
Nos pêcheurs ne le confondent pas avec le dauphin, abondant sur nos côtes, ni avec le marsouin, plus rare dans l’Atlantique du moins, et qu’ils connaissent sous le nom de « pourcil », mot qui semble bien avoir le même sens que le terme étymologique meerschwein, signifiant « pourceau de mer ».
Alors, qui est, pour eux, le beluga ? Peut-être le grampus. Mais celui-ci est rare dans nos eaux et semble s’attaquer surtout aux pieuvres.
D’autre part, l’être mystérieux qui déchire les filets se retournerait, parait-il, dans l’eau pour accomplir ce travail de destruction. Et une telle attitude fait aussitôt penser, non plus à un cétacé, mais à un poisson, et à un poisson du genre requin.
Nous voici revenus, de ce fait, à l’animal de Querqueville qui, squale pèlerin ou non, parait bien être un requin avec son intestin spiral, son foie énorme et son squelette cartilagineux.
Est-ce, en sa personne, le beluga des pêcheurs bretons qui se décide enfin à se manifester, après toutes les vaines tentatives qu’on a faites pour sa capture ? Sans que rien de précis le confirme, il n’est pas interdit de se le demander.
Comme on le voit, la question reste obscure, Mais c’est justement la série d’énigmes qu’elle pose qui constitue son principal intérêt.
René Thévenin