À travers le Cotentin

Le tour de France industriel et pittoresque, Sciences et voyages N°448 — 29 mars 1928
Mardi 26 décembre 2017 — Dernier ajout mardi 13 août 2019

La lande de Lessay

NOUS voyageons maintenant à petites journées vers le centre de la presqu’île, que nous traversons de l’Est à l’Ouest. Et les paysages qui s’offrent à notre vue dans cet itinéraire présentent d’intéressants contrastes.

Au sortir de Carentan, nous rencontrons de vastes plaines marécageuses, traversées de petits cours d’eau, parsemées d’étangs, bordées de deux rivières réunies entre elles par un canal… Il n’est pas besoin d’être plus géographes ou géologues que nous ne sommes pour comprendre que nous nous trouvons au centre d’une dépression, d’une cuvette, où toutes les eaux des environs viennent se frayer leur chemin.

La Vire est la plus importante de ces rivières, avec ses 118 kilomètres de longueur, dont une soixantaine environ limite au Sud-Est le territoire qui nous occupe actuellement.

Elle prend naissance au pied de la petite colline de Saint-Sauveur de Chaulieu, à la limite de la Manche et du Calvados, traverse une fraction de ce dernier département en arrosant la ville à qui elle a donné son nom, revient toucher le premier à Pontfarcy. A partir de cet endroit elle est navigable, pour les gabares qui transportent la tangue et les engrais marins, jusqu’à son embouchure qui s’ouvre à 71 kilomètres de là sur une grève que couvre la haute mer, entre les rochers de Grandcamp et les bancs du Grand Vey.

Dans le même estuaire, se déverse l’Ouve, venue des collines de schiste et de grès qui dominent Cherbourg au Sud, par un chemin de 70 kilomètres. Enfin, dans ces eaux de l’Ouve, à son embouchure, se mélangent celles de la Taute, qui n’a que 40 kilomètres de longueur, mais qui nous intéresse plus particulièrement ici, car c’est elle que nous allons rencontrer dans ces marais qu’elle forme en partie et que nous traversons.

De grandes plaines humides en effet nous entourent, à perte de vue, où luisent çà et là des flaques d’eau grise encombrées de joncs et de plantes aquatiques. Des peupliers, des saules, rompent par endroits la monotonie de ces étendues mornes, où errent cependant de nombreux troupeaux. Là, sont de vastes étangs, les marais de Gorges, paradis saisonnier des chasseurs de sauvagine, habitat de prédilection des canards, des sarcelles, des bécassines, de tous les grands migrateurs qui s’y arrêtent un instant, lors de leurs mystérieux voyages annuels.

Puis, à mesure qu’on s’avance vers l’Ouest, la terre s’assèche un peu, se durcit, remplace par des pins, des arbres de sable, les essences que l’humus spongieux, tout à l’heure, nourrissait. Mais la végétation n’est pas pour cela plus fertile. C’est la région des grandes landes, dont celle de Lessay est, de toutes, la plus célèbre, et vaut, à beaucoup de points de vue, que nous nous détournions un peu de notre route, pour la visiter.

Champ de bataille, ou plutôt terrain d’embuscade des Chouans, pendant les guerres de la Révolution, cette lande était, naguère encore, une solitude mystérieuse et inquiétante à souhait, qui, vers 1850, époque où Barbey d’Aurevilly y place le décor de ses prestigieux romans, avait plus de sept lieues de tour. « Ce qui est certain, dit-il dans L’Ensorcelée, c’est que, pour la traverser en droite ligne, il fallait à un homme à cheval et bien monté, plus d’une couple d’heures. Dans l’opinion de tout le pays, c’était un passage redoutable. Quand, de Saint-Sauveur-le-Vicomte, cette bourgade jolie comme un village d’Écosse et qui a vu Du Guesclin défendre son donjon contre les Anglais, ou du littoral de la presqu’île on avait affaire à Coutances et que, pour arriver plus vite, on voulait prendre la traverse, car la route départementale et les voitures publiques n’étaient pas de ce côté, on s’associait plusieurs pour passer la terrible lande ; et c’était si bien un usage, qu’on citait longtemps comme. des téméraires dans les paroisses, les hommes, en très petit nombre, il est vrai, qui avaient passé seuls à Lessay de nuit ou de jour. »

Hâtons-nous de dire qu’aujourd’hui, nous pouvons nous promener seuls dans la lande et même y rechercher ses coins les plus déserts pour en contempler le magique aspect, au clair de lune, sans que personne dans le pays nous considère comme des héros ! C’est que les temps ont bien changé et que la vaste plaine — d’ailleurs actuellement réduite à 5000 hectares, — où les mauvais bergers jetaient naguère leurs sorts, n’a plus rien de redoutable. De grandes routes, que suivent les automobiles, la traversent, des voies ferrées l’entourent, des plages se sont créées sur sa bordure occidentale… Attendons-nous quelque jour à y voir installer un terrain de golf ! Ce qui serait bien dommage, en vérité. La terre de France, en général, et la Normandie en particulier, sont assez plantureuses pour respect quelques rares coins sauvages où s’attarde la poésie du passé, où, comme dit encore l’écrivain que nous venons de citer, « l’imagination puisse poser son pied pour rêver. comme le héron sur une de ses pattes ».

Mais la célébrité de la lande de Lessay n’est pas uniquement due à une ancien mauvaise réputation ! Et si vous parlez d’elle à un habitant de la région, c’est l’image d’une assemblée joyeuse, plutôt que d’une solitude maléfique, que vous évoquerez à son esprit. — C’est en septembre, vous diront les herbagers du pays, du 12 au 14, qu’il vous faudra venir ici ! A ce moment, se tient sur la lande une foire aux chevaux qui fait accourir amateurs et vendeurs de tous les points du Cotentin et de beaucoup plus loin encore. Mais on ne se contente pas d’y marchander les chevaux. Comme en toute assemblée normande qui se respecte, on y mange et on y boit ferme. Et cette heureuse perspective, je vous l’assure,fait se réunir ici plus de monde que n’en attirerait à lui seul l’intérêt porté à l’élevage du demi-sang !

Coutances

Autant par son histoire que par sa situation, par ses monuments que par le pays où elle s’est établie, Coutances mérite qu’on consacre à sa visite un peu du temps dont nous disposons. Et avant d’admirer ses édifices et de parcourir la merveilleuse vallée qu’elle domine, nous allons parler un peu de son passé.

Cette ville existait déjà du temps de la Gaule celtique. Lorsque les Romains y eurent vaincu Viridorix, elle s’appela Cosedia, puis Constantia, d’où fut formé son nom actuel et celui de la presqu’île toute entière, le mot Cotentin dérivant lui-mêm de Coutanchin, ou pays de Coutances, qu’il a longtemps porté.

Ceci se passait au IIIe siècle de notre ère. Constantia était alors le chef-lieu de la province des Unelli.

Six cents ans plus tard, nouvelle et terrible invasion. Ce sont les pirates du Nord, les « hommes des baies », les farouches Vikings, qui, venus des côtes de Norvège, sur leurs drakkars aux voiles carrées, abordent cette terre qu’ils savent riche et plantureuse, et s’y installent,après l’avoir consciencieusement pillée. Ces Northmänner, ces Normands, ne laisseront pas que leur nom à la contrée.Nous verrons bientôt que leur race y est demeurée et y a fait souche. Plus d’une fois, chez l’herbager de la vallée, chez le pêcheur de la côte, chez le gentilhomme du vieux manoir encore debout, nous retrouverons les traits de ces guerriers, leurs coutumes encore vivaces,la puissance de leur sang tumultueux, leur noblesse même un peu sauvage qui parfois, en présence du plus humble de ramasseur de varech de la grève, vous rappelle tout à coup qu’il compte dans ses ancêtres un authentique « roi de la Mer ».

Mais revenons pour le moment à Coutances. En 886, les Normands l’ont entièrement détruite. Ils emmploieront les siècles suivants à la reconstituer. Et après la mort, du duc Guillaume, en 1117 ; les prétendants au duché se la prennent et reprennent tour à tour.

La guerre de cent ans, Louis XI, les guerres de religion, la révolte des Nu-Pieds, la révocation de l’édit de Nantes, la Révolution enfin lui impriment successivement les traces variées et doulureuses de leurs luttes. La Constituante fait d’elle le chef-lieu du département. Et Bonaparte enfin, premier Consul, la déchoit de cet honneur, pour le conférer à Saint-ô, qui l’a gardé. Mais c’est son histoire religieuse qui a laissé à Coutances ses plus glorieux et ses plus durables souvenirs. Voici devant vos yeux le plus magnifique de tous : sa cathédrale.

Si l’on a pu dire, de certaines églises gothiques, qu’elles sont une prière de pierre, celle de Coutances alors est un cri, un cri de granit lancé d’un seul jet vers le sombre ciel marin qu’il déchire et perce de sa clameur, cri de joie plutôt que de détresse, qui ne s’attarde à aucune vaine modulation et monte tout droit, dans un élan vertigineux, qui semble jaillir des entrailles mêmes du sol.

Rien de comparable à l’élancement de ces frêles colonnettes, tout d’une pièce, qui partout, sur les tours de la façade, dans le chœur, dans la nef s’élèvent comme des fusées rigides vers des hauteurs qu’on croirait inaccessibles à la pierre qu’une armature de fer ne soutient pas. Jamais nulle part les vieux maîtres du Moyen Age n’ont fait preuve d’une telle hardiesse. Jamais ils n’ont atteint une telle grandeur par une telle simplicité.

La cathédrale domine toute la ville, située elle-même sur une colline de 130 mètres qui surplombe comme une citadelle tout le pays environnant. C’est au XIe siècle qu’elle fut construite, par l’évêque Geoffroy de Montbray. Mais peu de chose, sinon dans les deux tours occidentales, demeure de cette époque. Ce que nous avons aujourd’hui sous les yeux date en majeure partie du XIIIe siècle.

A côté des deux tours de façade, hautes de 78 mètres ; se dresse, au-dessus de la croisée ; une, autre tour, le Plomb, également admirable, formant à l’intérieur une « lanterne ». planant à 57 mètres au-dessus de la nef…

Extérieurement, une terrasse entoure cette sorte de donjon octogonal, terrasse d’où la vue s’étend sur la mer jusqu’au delà de Jersey et, au Sud, jusqu’à Saint-Malo ; De l’autre côté ; sur la campagne et la vallée de la Sienne, le paysage est réellement merveilleux.

Cette visite de la cathédrale nous a longuement retenus et a si fort captivé notre admiration que nous passons plus rapidement la revue des autres édifices, pourtant dignes du plus artistique intérêt, tels que l’église Saint-Pierre, superbe monument de la fin du XVe, celle de Saint-Nicolas, ainsi que les curieuses maisons de la rue Geoffroy-Herbert, etc.

Mais nous ne sommes pas que des touristes épris d’archéologie et nous avons encore beaucoup de choses à voir qui nous obligent à ne pas tout examiner en détail. Des industries locales, nous n’aurons pas grand’chose à noter, car elles n’offrent rien qui soit absolument particulier à la région. Nous retrouverons ailleurs, en effet, des mégisseries ou des tanneries, des filatures de laine ou des marbreries. Et la riche campagne environnante nous offrira de plus caractéristiques sujets d’examen.

Cette campagne, elle est merveilleusement fertile, grâce surtout à son climat humide et tempéré, où les grands froids d’hiver, où les brûlantes ardeurs de l’été sont rarement à craindre. Aussi la culture maraîchère y est-elle d’une remarquable prospérité, donnant au terrain une grande valeur. Il est bon de noter ici qu’en dehors des qualités naturelles de la région pour ce genre d’industrie, le courageux et opiniâtre labeur des habitants est pour beaucoup dans sa réussite.

Faut-il compter comme industrie la création plus ou moins récente de plusieurs petites plages balnéaires, à quelques kilomètres de là et que dessert le chemin de fer d’intérêt local qui joint Coutances à Lessay, en suivant la côte ? Nommons-les tout au moins, C’est Agon, prolongement du village de Tourville, patrie du célèbre marin ; puis Coutainville, la plus importante de ces stations ; Gouville-plage, devant qui se dresse à 3 kilomètres en mer, le phare du Senéquet ; Pirou-plage : et enfin, dépendant du bourg de Créances, l’agglomération toute récente et encore en formation de Printania.

Chemin faisant, dans cette excursion autour du vieil évêché, nous avons rencontré plusieurs cours d’eau et, notamment la Soulle, qui passe au pied de la ville et nous a conduits au pittoresque confluent du Pont de la Roque, où elle vient se jeter dans la Sienne.

Cette dernière rivière forme, à partir de cet endroit, un vaste estuaire, long et large de plusieurs kilomètres et qu’emplit la haute mer, tandis qu’il n’offre aux yeux que l’aspect d’un désert de sable traversé par un mince ruban d’eau au jusant.

C’est le havre de Régneville, centre assez important d’industrie ostréicole. Le mélange des eaux douces et salées y est en effet favorable au développement des huîtres qu’on a parquées sur une superficie de 5 hectares et protégées par une haute digue.

Ce même brassage des eaux fluviales et marines produit la tangue. C’est en somme une sorte de sable vaseux, formé par les débris réduits en poussière des coquilles de mollusques et des dépôts organiques de toutes sortes amenés par le courant. L’ensemble constitue une boue grise, épaisse et molle dont la profondeur et l’emplacement varient selon les mouvements de la mer.

C’est la tangue qui forme les sables mouvants, d’une si tragique réputation dans la baie du Mont Saint-Michel. Mais les matières qu’elle contient étant d’origine presque essentiellement animale font qu’elle donne un assez bon engrais, dont on amende les terres trop sèches. Aussi, sa récolte est-elle l’objet d’un trafic de quelqu’importance.

Des charrettes, enlisées jusqu’aux essieux, transportent, sous l’effort pénible de vigoureux chevaux, cette vase, soit jusque dans les fermes riveraines. soit, plus particulièrement, jusqu’aux bateaux échoués dans le havre et qui, leur chargement fait, prendront le large à marée haute, pour conduire leur fret à Jersey ou Guernesey, et même jusqu’en Angleterre. Grâce à la hausse du change, cette industrie, naguère assez aléatoire et qui n’était guère exercée que par les « gagne-petit » de la région, donne aujourd’hui d’appréciables résultats.

Profitons de notre séjour à Régneville pour faire connaissance avec ce pittoresque petit village marin, que sa grève, peu propice aux ébats des baigneurs en villégiature, a maintenu dans sa couleur locale, avec ses petites maisons de granit, couvertes encore, en maintes endroits, de leurs vieux toits de chaume ety sa sympathique population de pêcheurs et de tanguiers. Tout le long de la côte, d’ailleurs, jusqu’à Granville, nous retrouverons ces mêmes caractères typiques d’une vieille race, que les progrès et les transformations modernes n’ont que peu modifiée. Et là, mieux que partout ailleurs, nous reconnaîtrons les traces indéniables des origines « nordiques » de ces bons Français d’aujourd’hui. Haute taille, cheveux d’un blond si clair qu’il en parait presque blanc par le contraste du teint hâlé ; et sa décoloration aux intempéries d’un climat rude, et ces yeux « vert de mer » qui semblent garder le reflet des vagues orageuses, toutes les caractéristiques qui distinguaient, entre tous, les ancêtres scandinaves, se rencontrent ici. Le village de Lingreville est particulièrement intéressant à ce point de vue. Une tradition très précise veut d’ailleurs qu ’une colonie de marins venus du Nord et jetés à la côte par une tempête, s’y soit jadis établie. Et si le témoignage ethnologique ne suffisait pas à la confirmer, on en trouverait encore la preuve dans les noms mêmes des habitants. Le nom de famille de Ledanois est fréquent dans la région.

Granville et sa région

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