L’extension, la généralisation de l’emploi du système métrique tient au cœur de tous les hommes de science : il ne faut pas, en effet, y voir étroitement, comme le font certaines gens, une simple question de chauvinisme ; il ne s’agit point de la gloriole que pourrait tirer la France de voir s’imposer aux autres nations son système national de poids et mesures. L’intérêt est autrement large et général, parce qu’il est scientifique, et que cette entente internationale aurait les résultats les plus utiles en toutes matières. Bien entendu, dans une pareille réforme, on s’est heurté et on se heurte encore à des résistances de toute sorte : bien des pays, ou du moins bien des populations, mettent un faux orgueil à ne pas importer et adopter un système de poids et mesures qui ne soit pas national ; c’est une des formes du protectionnisme. Il faut bien le dire aussi : la transformation est si complète qu’elle bouleverse les habitudes prises, et qu’elle équivaut à une véritable révolution devant laquelle on hésite souvent.
Mais, en France même, où l’on s’enorgueillit à juste titre de la création du système métrique, il s’en faut que l’adoption de ce système ait rencontré le consentement universel ; et cependant la diversité des mesures sur notre territoire rendait désirable l’unification générale. Pendant longtemps, bien des gens prétendirent résister à la réforme, et ils avaient obtenu, en 1812, qu’on portât atteinte à une partie des mesures nouvelles. En effet, par un arrêté du 28 mars 1812, on avait autorisé l’emploi, pour les usages du commerce : 1° d’une mesure de longueur égale à 2 mètres, qui prenait le nom de toise et se divisait en 6 pieds ; 2° d’une autre mesure égale au tiers du mètre, au sixième de la toise, qui prenait le nom de pied et se divisait en 12 pouces, chaque pouce se divisant lui-même en 12 lignes. Ce n’est point tout : on rendait encore légal l’aune de 12 décimètres pour le mesurage des étoffes, le boisseau ou huitième d’hectolitre ; enfin on permettait d’employer la livre de 500 grammes, l’once, représentant un seizième de livre, et le gros, également un huitième de livre. C’était revenir en arrière jusqu’aux années qui avaient précédé le système métrique, c’était retarder l’adoption générale de celui-ci.
Cet arrêté de 1812 fut en vigueur jusqu’en 1840, et pendant tout ce temps une grande partie des commerçants n’eurent point à s’habituer au nouveau système : c’est donc seulement depuis cinquante années à peu près que l’on s’est fait en France à la réforme, et cinquante ans, c’est en somme assez peu pour une résolution de cette importance.
Aussi bien, il faut être convaincu que les anciennes mesures ont laissé en France de vigoureuses racines, et qu’on n’est pas encore parvenu à s’en débarrasser : une visite dans un de nos marchés suffirait pour en convaincre. Le système métrique est le seul légal en France ; mais il n’est pas le seul en usage, il n’est pas encore complètement passé dans nos mœurs. Qu’on aille ensuite s’étonner que bien des pays étrangers hésitent à l’adopter officiellement ! Ne faut-il pas plutôt se réjouir des résultats brillants auxquels on a pu arriver dans un temps relativement restreint ?
Actuellement, notre système métrique est légal en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Belgique, au Brésil, dans la République Argentine, en Espagne, en Grèce, en Italie, au Mexique, aux Pays-Bas, au Pérou, dans le Portugal, en Roumanie, en Serbie, en Suède et Norvège, en Suisse, au Venezuela ; il est facultatif, ce qui est déjà énorme, dans les États-Unis de l’Amérique du Nord, dans la Grande-Bretagne et dans ses colonies, au Japon, en Turquie j la Russie enfin le tolère dans l’application de ses tarifs douaniers. On le voit, son existence est bien reconnue, et il est plus vivace que jamais. Son adoption a rendu des services signalés à’ plus d’un pays. Jadis, par exemple, chaque canton suisse avait ses unités propres ; bien plus, le seul canton de Vaud possédait huit aunes diverses, vingt-trois mesures de capacité pour les matières sèches, trente et une pour les liquides, huit livres différentes.
L’union monétaire, connue sous le nom d’union latine, est une des formes qu’a prises le désir général d’adopter le système métrique. Comme indications typiques, reportons-nous aux comptes rendus de l’Académie des sciences pendant l’année 1889 : nous y verrons, sur une statistique analysée par M. Faye, que, depuis 1877, le chiffre de la population humaine ayant complètement adopté le système métrique s’est accru de 53 millions d’hommes. Il faut ajouter à cela que, pendant cette même période, on constate une augmentation de 19 millions d’âmes pour les nations chez lesquelles l’emploi du système est facultatif, et de 54 millions pour celles où il est admis seulement pour la douane. En cette année 1889, il y a donc, à divers titres, 794 millions de gens pour qui notre système métrique existe, c’est-à-dire 126 millions de plus qu’en 1877.
Nous ne pouvons insister davantage, ni montrer combien de pays ont, sous des noms particuliers, lire en Italie, dinar en Serbie, drachme en Grèce, etc., un système monétaire directement inspiré du nôtre.
Une des preuves les plus évidentes des sympathies bien vives qu’a excitées la grande réforme française, c’est la célèbre convention du mètre, à laquelle cette Revue a jadis consacré une étude spéciale [1]. Elle fut préparée par une Commission internationale qui se réunit d’abord en 1870, puis en 1872, et qui, enfin, amena la convention de 1875. Celle-ci comprenait seize États de l’ancien ou du nouveau monde : Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, Espagne, États-Unis, France, Italie, Pérou, Portugal, République Argentine, Russie, Suède et Norvège, Suisse, Turquie et Venezuela. A ces pays vinrent ensuite se joindre successivement la Serbie, la Roumanie, la Grande-Bretagne et le Japon ; le Mexique est venu, lui aussi, au dernier moment, adhérer à cette entente. Nous n’avons pas à expliquer ici, car on l’a déjà dit, comment, par la suite, les travaux de la Commission internationale, nommée en vertu de la convention, ont abouti à la remise à chaque État contractant de copies du mètre et du kilogramme, étalons déposés aux Archives nationales de Paris.
Pour l’instant, et en dépit de cette importante convention et des mesures qui ont suivi sa formation, le système de nos poids et mesures n’est pas encore d’une application générale, et son adoption serait particulièrement intéressante dans trois grands pays, en raison du nombre considérable de leurs sujets : nous voulons dire les États-Unis de l’Amérique du Nord, la Russie et la Grande-Bretagne.
Aux États-Unis, un mouvement très accentué se produit en faveur du système métrique : c’est ainsi que, pour se rapprocher d’une numération décimale, ce qui est faire un pas vers notre système, on a décidé que le centner ou hundredweight, autrement dit quintal anglais, jadis de 112 livres, serait dorénavant réduit à 100 livres (anglaises toujours) ; de même la tonne, qui, suivant la méthode anglaise, était comptée à 2240 livres, est considérée maintenant comme en contenant seulement 2000. Quand, en 1890, les étalons préparés par la Commission du mètre sont arrivés à Washington, le président de la République a tenu à les recevoir en personne avec une grande solennité, pour montrer toute l’importance qu’il attachait à cet événement ; enfin, parmi les propositions faites par l’American Institute of electrical ingineers, à l’occasion du Congrès de Chicago, nous trouvons celle-ci, qui est bien typique : « Recommander l’emploi plus universel du système métrique des poids et mesures, et étudier les moyens propres à en faciliter l’introduction. » On le voit, la réforme commence à mûrir.
La Russie est encore officiellement quelque peu étrangère au mouvement, et cependant voilà bien longtemps que celle-ci y rencontre les plus vives sympathies dans le monde savant. Il est vrai qu’à la suite d’un ukase du 11 octobre 1835, fixant à tout jamais les poids et mesures russes, Kupffer écrivait ces lignes dans le Rapport des travaux de la Commission pour fixer les mesures et poids de l’Empire russe : « L’uniformité des mesures et poids dans toute l’Euurope est une chimère : l’expérience ne l’a que trop bien démontré ; mais c’était toujours une bonne Idée. Pourtant, en dépit de tout cela, en dépit de l’ukase, les progrès du système métrique en Russie s’accentuent chaque jour. Non seulement, comme en Finlande, on a modifié quelque peu la monnaie pour mettre la pièce de 5 roubles en concordance avec notre pièce de 20 francs ; mais encore les savants russes n’emploient que nos poids et mesures. D’ailleurs, il ne faut point oublier qu’eh 1867 l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg émit un vœu, sanctionné par le gouvernement, en faveur de l’adoption universelle du système métrique décimal, et que c’est ce vœu qui fut l’origine de la convention du mètre. Allez à l’Université d’Odessa, par exemple, et vous entendrez tous les professeurs s’exprimer en mètres et subdivisions du mètre. Un grand industriel russe d’Odessa, qui est en même temps auteur de livres très remarqués publiés en français, notamment des Luttes entre les sociétés humaines, M. Novicow, nous donnait à ce sujet des renseignements bien curieux. En 1862, il s’est formé en Russie une Compagnie française intitulée : « Grande Compagnie des chemins de fer russes », qui a construit et exploité les lignes de Saint-Pétersbourg à Varsovie et de Nijni-Novgorod à Moscou ; le personnel français, en arrivant, n’a pu s’habituer à compter en sagènes comme le veut le système russe, et, recourant au système décimal, a partagé la sagène en 100 parties. Depuis lors, cette habitude s’est perpétuée, et le centième de sagène est tombé dans l’usage courant. Dans les pays traversés par ces deux lignes, dans l’usine de M. Novicow lui-même, des mécaniciens français sont venus récemment monter des machines pour la filature : ils ont employé exclusivement des mesures métriques pour apprendre aux ouvriers russes comment se pratiquent ces machines, et tout le monde dans la fabrique ne parle plus depuis lors qu par millimètres, centimètres, etc. Ajoutons que les manufacturiers russes reçoivent journellement des commandes exprimées en mesures de cette nature.
En Grande-Bretagne aussi, la réforme se prépare rapidement. Il faut dire que, dès 1789, le gouvernement britannique avait été pressenti sur l’application simultanée du système en France et dans le Royaume-Uni. Actuellement, il est bon de se rappeler que c’est en somme à l’Association britannique qu’on doit l’adoption du système G. G. S. Le 29 juillet 1864, un Act du Parlement disait : « Considérant que, pour le progrès et l’extension de notre commerce intérieur et extérieur et pour l’avancement des sciences, il est convenable de légaliser l’emploi du système métrique des poids et mesures, il est ordonné, etc … Malgré toutes les dispositions contraires … aucun contrat ou vente ne doit être considéré comme non valable ou ouvert à la discussion par le fait que les mesures et poids auxquels se rapportent le contrat et la vente sont métriques. » Qu’on remarque bien l’intérêt commercial que cet Act met d’abord en avant, nous verrons que c’est une des raisons qui conduiront certainement les Anglais à la transformation de leur système, pourtant assez bien compris. Cet Act que nous venons de citer a autorisé l’emploi des subdivisions décimales des unités britanniques. Si plus tard on a supprimé la livre troy, c’est pour ne garder qu’une livre se rapprochant davantage de notre livre française ; c’est dans le même esprit qu’on est arrivé en même temps à faire le owt ou quintal d’à peu près 50 kilogrammes et la tonne (de 20 owt) égalant 1016 kilogrammes. Ainsi sera facilitée la transformation de la tonne anglaise en tonne métrique et la création du double cuit de 100 kilogrammes.
Les colonies semblent vouloir hâter la décision du gouvernement britannique : le Canada a imité les États-Unis en faisant le centner de 100 livres et la tonne de 2000. Depuis 1871, aux Indes anglaises, les unités de poids et de capacité sont, sous d’autres noms (et les noms importent peu), le kilogramme et le litre, et leurs subdivisions sont exprimées en décimales. Actuellement, l’Australie est le siège d’un mouvement en faveur de cette révolution véritable : l’assemblée législative de Victoria va prier le gouvernement de la métropole d’inviter les adhérents de l’union postale universelle (ce qui est une assez bonne idée) à établir une union décimale universelle pour la monnaie, les poids et les mesures ; une motion a été votée récemment sur avis favorable du cabinet. Il y a eu auparavant toute une correspondance entre l’Association décimale du Royaume-Uni et la Chambre de commerce de Melbourne ; dans sa dernière conférence, l’Union des instituteurs de Victoria avait résolu que l’introduction d’un système décimal de monnaies, poids et mesures est désirable et devrait être enseigné à fond dans les écoles publiques, Les journaux australiens insistent sur cette question, et il est curieux de les citer. Dans trois articles successifs de l’Age, le principal journal de Melbourne, l’auteur appelle de tous ses vœux le système décimal ; il rappelle que le système métrique, qui présente tant d’avantages, est en somme légal en Grande-Bretagne : « Par malheur pour la race anglaise, le système décimal et métrique a été contemporain de la Révolution française, et des générations d’Anglais ont été élevées dans une sainte horreur de cet événement. » Bien entendu, pour ne pas trop révolutionner, on conserverait les noms anglais en usage en les appliquant aux mesures et poids français. L’âge expose tout un plan de réforme de la monnaie, conservant la livre, mais qu’il subdiviserait en décimales ; nous ne pouvons pas le suivre complètement, mais nous ferons remarquer qu’il menace l’Angleterre, et qu’il prédit que les colonies pourraient bien un jour opérer la réforme pour leur propre compte, si la mère patrie la faisait trop attendre.
Il y a là de quoi inciter le Royaume-Uni à une action décisive ; d’ailleurs, et comme nous l’avons dit, l’intérêt commercial est en jeu. Il y a peu de temps, l’Iron annonçait que, « d’après les rapports consulaires d’Italie et du Japon notamment, bien des affaires que les Anglais pourraient faire dans ces pays échouent simplement parce que les circulaires et les prix courants sont établis d’après les mesures et les poids anglais » , Ce même journal cite un autre rapport venant d’Égypte et qui dit : « Les unités anglaises sont parfaitement inintelligibles à la plupart des habitants d’Alexandrie et du Caire, auxquels les maisons anglaises envoient leurs prospectus, » Comme de juste, dans ces conditions, l’Iron conseille aux négociants d’adopter le système métrique dans leurs transactions internationales, l’intérêt commercial primant tout.
Dès lors, nous ne sommes pas loin du jour où nos poids et mesures auront définitivement acquis droit de cité de l’autre côté du détroit. D’ailleurs, ce n’est pas à une époque où les relations internationales sont aussi étroites que maintenant, si étroites qu’on s’efforce de trouver une langue internationale pour les rendre encore plus faciles ; ce n’est pas alors que, dans le domaine de la science électrique, par exemple, on a créé toute une terminologie spéciale et universelle résultant de l’entente des différentes nations civilisées ; ce n’est pas à ce moment qu’on va longtemps s’attarder à des questions mesquines d’amour-propre national, et hésiter à poser enfin un système métrique international, à moins que les théories protectionnistes d’isolement ne viennent encore ici égarer l’opinion.
Daniel Bellet