Les premiers ballons et Xavier de Maistre

J. Corcelle, La Nature N°1370 — 26 aout 1899
Samedi 9 mai 2009 — Dernier ajout vendredi 2 janvier 2015

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On sera peut-être étonné de rencontrer dans une revue scientifique le nom de Xavier de Maistre : on ne connaît généralement de cet aimable auteur que des ouvrages de pure littérature, d’une écriture agréable, pleins de sentiments délicats, relevés d’une pointe d’ironie discrète. Xavier de Maistre n’a pas été cependant un pur lettré, il a voulu être aussi un écrivain scientifique. Il s’est occupé d’aérostation, de physique, de chimie. Il a écrit sur ces graves problèmes de curieuses dissertations. Au moment où on le fête dans sa ville natale de Chambéry et où on lui élève une statue, il est de circonstance de rappeler ces faits un peu oubliés.

Au début de sa carrière et à la fin de sa vie, ce Français de Savoie s’est passionné pour les recherches nouvelles et pour les expériences hardies. Il était, vers 1784, volontaire au régiment de la marine sarde : il accomplit alors une action héroïque. L’année précédente, un papetier d’Annonay, Montgolfier, « avait découvert la loi en vertu de laquelle des globes d’étoffe, gonflés par lui d’une certaine manière, quittaient d’eux-mêmes le sol où nous sommes attachés et s’élevaient automatiquement dans l’air », Ce fut un grave événement, et de tous côtés on tenta de renouveler l’expérience et, sans hésitation, on s’élança à la conquête de l’air. A Chambéry une souscription fut ouverte pour construire un ballon.

De Maistre prit fait et cause pour elle avec une incroyable ardeur. Il fit même preuve d’une audace surprenante : il fut l’un des deux jeunes gens qui hasardèrent leur vie pour vérifier la découverte de Montgollfier. S’élever dans l’air était alors dangereux ; les ballons étaient mal gonflés, l’étoffe qu’on employait dans leur construction était d’une solidité douteuse. On ne connaissait rien du monde qu’on allait explorer, et la mort pouvait saisir d’une minute à l’autre les imprudents voyageurs.

Ce fut de Maistre qui rédigea le prospectus destiné à exciter le zèle des souscripteurs et ce prospectus est son premier écrit. Il est rempli d’aperçus ingénieux « sur l’art de naviguer dans les airs » . De Maistre a foi dans le perfectionnement rapide de l’instrument nouveau, et croit qu’on s’accoutumera à monter dans un ballon comme dans une berline. Il se préoccupe de la direction de ce ballon et croit qu’il faudra s’aider non de l’action de l’air, mais de l’action sur l’air. Ce qui revient à dire qu’il ne faudra pas obéir au vent, mais arriver à le vaincre au moyen d’un moteur. Ce n’était pas une vue banale en l’an 1784.

Une première fois [1], le 22 avril, le ballon essaya de quitter la terre, il ne put y parvenir, les matériaux qui le composaient étaient trop lourds. Songez que l’enveloppe, au lieu d’être en soie légère et imperméabilisée, était en grosse toile écrue doublée de papier. On l’allégea et de nouveau il partit du lieu dit le Buisson-Rond avec deux passagers : Brun, ingénieur, et Xavier de Maistre, officier. Pour maintenir la force ascensionnelle, on avait disposé, dans la partie inférieure, un foyer où brûlait du bois : on avait emporté une provision de 180 livres de fagots. Le réchaud où se trouvait le combustible occupait toute la nacelle et se balançait au-dessous du ballon ouvert à sa partie inférieure. On frémit en songeant aux chances d’incendie et aux ravages qu’aurait pu occasionner une flammèche. Notre gravure représente un ballon ; elle a été trouvée dans les archives de Chambéry.

Le ballon s’éleva pour la seconde fois dans les airs et domina bientôt le Nivolet et le Granier, deux montagnes des environs : l’altitude de la dernière est de 1958 mètres. Les aéronautes firent quelques observations, mais bientôt ils cassèrent leur baromètre. Dans leur précipitation à entretenir le feu, ils perdirent plusieurs fagots. Bientôt le combustible va manquer. « Furieux, nous dit de Maistre dans sa Relation, de se voir forcés de toucher terre avec un ballon parfaitement sain, les voyageurs brûlèrent tout ce qui pouvait brûler. Ils avaient une quantité considérable de boules de papier imbibé d’huile, beaucoup d’esprit-de-vin, des chiffons, un grand nombre d’éponges, deux corbeilles contenant le papier : tout fut jeté dans le foyer, Cependant le ballon ne put se soutenir en l’air au delà de vingt-cinq minutes et il alla tomber à la tête des marais de Challes, à une demi-lieue en droite ligne de l’endroit du départ. La descente s’opéra sans encombre. »

Cette action d’éclat reçut bien vite sa récompense. Les deux ascensionnistes furent accueillis avec enthousiasme par leurs compatriotes. On les fit monter dans un brillant carrosse, puis on les hissa sur une estrade en planche construite à leur intention. Les voyageurs, du haut de ce trône, furent présentés au public, fêtés et couronnés par des dames. Il y eut ensuite un banquet avec « toast à l’anglaise » et peut-être aussi illumination. Le ballonne fut pas oublié : il fut ramené pompeusement sur deux chariots aussi bien portant qu’au moment du départ. Puis, pour bien finir cette glorieuse journée, on dansa jusqu’à six heures du matin. Aussitôt on oublia cette hardie tentative, et on omit volontiers le nom de Xavier de Maistre dans les listes des héros de l’aérostat.

Notre Savoyard aima toujours les sciences et s’en occupa sa vie durant avec application ; ce sont elles qui l’inspirèrent le plus longtemps. S’il a goûté la nature et ses merveilles, en artiste ému et sensible, il l’a interrogée en savant qui recherche l’explication de ses phénomènes. Admirant un jour les splendeurs du paysage napolitain, il se prenait à rêver chimie. Il composa un ouvrage sur « la physique des couleurs et sur le mécanisme de la peinture », qui est resté inédit. Aucun éditeur ne voulut s’en charger. Ses libraires lui demandaient des « Lépreux », à son grand désespoir ; car il avait en grande estime ce traité où il avait consigné ’Ses observations sur la lumière et ses jeux si variés.

A l’Académie des sciences de Turin, il envoya des travaux fort sérieux : on peut encore les lire dans les mémoires de cette docte et ancienne compagnie. Il était peintre et, en esprit curieux, il s’était préoccupé de la technique de son art. Il envoya à l’Académie deux dissertations dont voici les titres : Procédés pour composer avec l’oxyde d’or une couleur propre qui peut être employée dans la peinture à l’huile ; de l’oxydation de l’or par le frottement. Il adressa à la grande revue scientifique, la Bibliothèque universelle, quatre nouvelles dissertations, la première est de 1832, la dernière de 1841. Elles traitaient de sujets très variés : « Sur la couleur de l’air et des eaux profondes. Expériences initiatives pour servir à l’explication des trombes. Méthode pour observer les taches qu’on peut avoir sur le cristallin. Conjecture sur la cause de la projection apparente des étoiles sur le bord de la lune ». Je n’ai pas la prétention de me prononcer sur la valeur de ces travaux. Nous ne les lisons plus : les hypothèses sur lesquelles ils reposent sont depuis longtemps démodées. Mais nous devons constater combien était éveillée la curiosité de ce souple esprit. Ce Français, qu’on regarde en général comme un simple littérateur, mérite de prendre place parmi les écrivains scientifiques, parmi ceux qui, pour étudier un problème, risquent leur existence.

J. Corcelle, Agrégé de I’Université.

Voy. N° 142, du 19 février 1876, p. 186.

[1Les deux tentatives feront elles aussi l’objet d’un compte-rendu signé Xavier de Maistre

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