Quand le 15 août 1783 on enleva au Champ de Mars le premier ballon gonflé de gaz hydrogène, celui qui alla se faire exorciser à Gonesse, les astronomes du temps prirent la peine de le suivre dans les airs. Des observateurs postés sur le sommet de l’École militaire, du Garde-meuble, de l’Observatoire et des tours Notre-Dame, relevaient les angles avec des théodolites comme ils auraient fait pour le passage d’un météore. Le ciel était couvert de nuages, de sorte que les visées furent peu nombreuses et très incertaines. Cependant Meunier, officier du génie, qui devait plus tard se distinguer dans les guerres de la République et dans l’aéronautique savante, sut se servir de ces renseignements pour déterminer avec une grande approximation la route que l’aérostat avait suivie dans les airs. Un mois après, une montgolfière s’enlevait à Versailles devant le roi Louis XVI. Elle était encore le point de mire des lunettes de deux astronomes, placés l’un sur la terrasse et l’autre sur le rez-de-chaussée de l’Observatoire impérial. Meunier parvenait encore à indiquer, à l’aide des chiffres recueillis, quel avait été le mouvement du globe qui portait cette fois des êtres vivants. une cage dans laquelle étaient renfermés un mouton, un coq et un lapin, prédécesseurs des aéronautes qui, malgré eux, allaient goûter l’air jusqu’à ce jour réservé aux oiseaux.
Mais depuis que Pilatre et le marquis d’Arlondes ont pris possession de l’atmosphère au nom de l’humanité rature, ces procédés d’observation ont été abandonnés. Cependant les aéronautes qui se trouvent dans la nacelle peuvent coopérer au succès de l’entreprise et rapporter à terre une multitude de renseignements susceptibles de contrôler les observations recueillies à terre. La détermination rigoureuse de la trajectoire permet de vérifier l’exactitude des instruments dont les aéronautes se servent pour déterminer à chaque instant, leur hauteur. D’autre part, les astronomes peuvent arriver, par une sorte de réaction nécessaire, à contrôler leurs propres observations.
Quelle occasion merveilleuse pour déterminer les lois de la réfraction atmosphérique, l’efficacité des mesures micrométriques, apprendre l’art difficile d’apprécier le diamètre apparent des astres, enfin, de savoir si l’on peut compter sur le synchronisme des lectures d’altitude ou d’azimut, etc. Une portion des considérations précédentes a été exposée dans un mémoire que M. Tissandier et moi nous avons présenté au Congrès des Sociétés savantes, et dont M. Leverrier nous a fait l’honneur d’adopter les conclusions principales.
Nous ne croyons point que jamais sanvant digne de ce nom ait eu fantaisie de nier en principe l’intérêt qu’un pareil ordre de recherches pourrait offrir. Cependant quelques personnes offrant un rang distingué dans la Physique et dans la Météorologie, nous ont fait remarquer qu’il était à craindre que les aérostats disparaissent trop rapidement de l’horizon pour qu’il fut possible de les viser avec une précision suffisante. Le nombre des observations auxquelles on pourrait se livrer pendant qu’ils ont la complaisance de rester en vue serait-il en rapport avec l’importance des préparatifs que l’on serait obligé de faire ? Et-ce que les anciens astronomes auraient renoncé à ces expériences s’ils n’avaient reconnu l’impossibilité d’en tirer des résultats ayant quelque valeur, ajoutait-on non sans quelque apparence de raison.
Nous avions répondu d’avance à cette objection en citant le témoignage de M. Glaisher, qui nous a déclaré avoir observé le ballon de M. John Welsh pendant tout le temps d’une ascension commencée au Cristal-Palace et terminée à Portsmouth. Nous avons donc résolu d’exécuter une expérience dans des conditions telles que le doute ne fût plus possible. Il s’agissait de rendre notre ballon à peu près immobile, afin que tout Paris pût le voir stationnaire. Ce résultat ne demandait point seulement un air pur, il fallait un repos presque absolu de l’air, ou l’existence simultanée d’une série de petits courants alternes régnant à différentes hauteurs.
Nous avons été assez heureux pour planer pendant longtemps au-dessus de notre point de départ. Visibles à la vue simple pendant deux heures entières, nous avons été servis par le hasard mieux qu’il n’était possible de l’espérer. Puisqu’il u a un Dieu pour les ivrognes, pourquoi n’y en aurait-il point pour les aéronautes ?
Nus avions l’intention de partir le dimanche 4 avril, à bord du ballon l’Union que son propriétaire avait mis obligeamment à notre disposition, à condition de nous accompagner dans les airs. M. Leverrier avait même convoqué en notre nom les délégués des sociétés savantes pour assister à notre ascension ; mais l’état extraordinairement agité de l’atmosphère nous obligea de remettre à huitaine l’exécution de notre expérience. Une pluie abondante se joignant au vent eut rendu la tentative plus ridicule encore que dangereuse.
Ce contre temps nous priva de la présence d’un grand nombre de physiciens distingués qui avaient promis de suivre nos expériences. Mais avions nous le droit de nous plaindre ? Notre impuissance n’était-elle point une démonstration de l’insuffisance des ascensions exécutées dans les hippodromes ? Comment tirer des résultats scientifiques d’expériences faites au milieu de pareil hasards, mais dont. l’absence absolue d’un budget de la navigation aérienne oblige fatalement les aéronaute à tracer.
Le dimanche suivant, 11 avril, le temps se montra sous un aspect tout différent. Depuis la veille le baromètre était d’une fixité remarquable, depuis quelques jours les nuages supérieurs n’offraient aucune de ces stries menaçantes que Turner excelle si bien à reproduire dans ses ciels agités qui, suivant ce que nous avons cru remarquer, annoncent l’approche de la tourmente. Au moment où commença le gonflement, le ciel était d’un bleu foncé, tel que le rêvent les jeunes filles pour leur rendez-vous d’amour. Dès le matin nous sondions les hautes régions atmosphériques à l’aide d’un charmant aérostat captif de 15 mètres cubes, que M. Durnof a construit avec un soin merveilleux : gaiement bariolé de blanc et de rouge, il est d’une légèreté et d’une solidité extraordinaire.
Quoique ne cubant que 15 mètres cubes, et rempli tout simplement de gaz d’éclairage ordinaire, cet aérostat pouvait, tout en soulevant son câble, enlever un poids de 4 kilos à une hauteur de 400 mètres ! Quel enseignement pour les physiciens, qui prétendent que dans les palais de la Météorologie officielle il n’y a de place ni pour les aéronautes ni surtout pour les aérostats.
La manœuvre du gonflement s’effectua beaucoup plus lentement que d’ordinaire. Quoique le gaz entre dans le tuyau avec la pression réglementaire de 15 centimètres d’eau, nous sommes loin d’avoir un écoulement de un mètre cube par centimètre carré de section à l’heure, chiffre qui résulte de la moyenne des résultats de la Compagnie parisienne. Pourquoi notre Pégase est-il si long à recevoir sa ration ? Pendant la tentative de dimanche dernier, l’Union se trouvait étendue sur le gazon de l’usine, et la soupape, qui est de construction assez mauvaise, s’est gonflée en recevant l’ondée. Elle a gondolé d’une façon affreuse. Il y a entre le siège et les clapets un vide qui permet de passer le doigt. Hier nous nous sommes aperçus de ce bâillement effrayant, qui a été sur le point de nous faire renoncer au voyage. Nous nous sommes efforcés de rendre aux volets leur forme plane primitive, en les y contraignant à l’aide de ressorts supplémentaires. Mais nous ne sommes parvenus à rétablir l’ordre dans cette partie vitale de l’aérostat que d’une façon peu satisfaisante. Nous avons augmenté à profusion le cataplasme, lut grossier, seul argument dont se servent les aéronautes pour maintenir le gaz… Est-ce que ce maudit cataplasme est insuffisant ? Mais en promenant l’oreille le long des tuyaux qui serpentent sur le gazon, nous entendons un sifflement assez énergique. Un morceau de toile, maladroitement rabattu, diminue la section en un point du parcours. Il n’en faut pas davantage pour que nous nous trouvions en retard de deux heures, tant est grande la précision avec laquelle les aéronautes doivent procéder à toutes les manœuvres, pour que le public qui les contemple ne soit point exposé à attendre pendant de longues heures. Ici nul ne s’impatiente : les enfant, cabriolent à leur aise sur le gazon, mais les observateurs, que le directeur de Zurich a établi dans les Alpes, sont à leur poste. S’y trouveront-ils encore quand nous prendrons possession du nôtre ?
Pendant que Tissandier et Mangin s’occupent de boucher les dernières fissures, j’installe un observatoire terrestre tout à fait primitif, rudimentaire. Il consiste en une lunette à pied de bois, que l’on a armée d’un limbe vertical gradué. On a tracé sur le sable une rose des vents. Cet appareil permettra d’indiquer la succession des directions opposées que notre aérostat va prendre.
Il ne manque qu’un micromètre, lame de verre placée au foyer, afin de pouvoir déterminer notre diamètre apparent. Mais aux aéronaute, il manque toujours quelque chose ! Nous sommes les Bélisaires de la Physique et de l’Astronomie ; nul ne songe à faire l’aumône aux fils de l’air ! La lunette elle-même est très mauvaise ; le grossissement, qui devrait être considérable, est assez faible ; le champ, qui devrait être très vaste, est d’une exiguïté remarquable. La prochaine fois, nous ferons un abonnement avec le télescope de la place Vendôme. Mais notre but unique est de montrer par preuve tout à fait démonstrative qu’un aérostat peut rester en vue des heures entières. Moins la lunette sera bonne plus nous serons satisfaits, plus la démonstration sera éclatante. Le comble de la joie serait que tout Paris, celui qui regarde en l’air pût nous voir sans mettre ses lunettes. Nous avons la faiblesse de croire qu’en finissant par montrer que nous avons raison, nous cesserons d’avoir tout à fait tort !
Mangin adopte pour le départ un procédé très simple, très prudent. Il veut mesurer son essor et n’entend pas se lancer tête baissée dans l’océan aérien ! Il tient à la main une corde à laquelle s’attellent cinq ou six amis de terre, et il suffit de lâcher un nœud coulant pour les quitter pendant quelques heures. Le câble tombe, et nous montons avec une rapidité que Tissandier accélère. Un sac jeté pour faire bonne mesure nous donne une vitesse honnête dont, à moins d’être bien difficile, un vautour se contenterait.
Le soleil se met de la partie, et les toiles de l’aérostat se tendent, comme la fortune d’un parvenu, qu’un accès d’orgueil peut rompre ! Les banderoles retombent en gracieux festons ; on dirait qu’elles ont de la peine à nous suivre !
Si la soupape était nette et étanche, nous pourrions arrêter d’un geste l’effort croissant de notre globe. Il suffirait d’un léger soubresaut pour prononcer notre quos ego et revenir doucement vers la terre. Un ballon se conduit comme un empire, qui doit osciller, à ce qu’il parait, entre les deux pôles de la liberté et du pouvoir arbitraire ; tantôt la main de l’aéronaute doit jeter un peu de lest despotique pour s’élever dans les régions sereines, tantôt aussi il faut qu’il fasse son sacrifice à la pesanteur et qu’il redescende dans les régions inférieures.
Mais la soupape, trempée par les dernières révolutions de l’atmosphère, ne repose point carrément sur son siége, il serait imprudent d’y porter la main. Que notre corde reste oisive, tant pis si le soleil aidant notre pesage s’emporte, et nous entraîne vers des régions inconnues. Nous devons compter sur les pertes involontaires, sur la porosité, sur l’orifice inférieur qui envoie le trop plein de notre gaz dans cet océan infini des plaines de l’air ; nous devons nous contenter de subterfuges au lieu de naviguer comme Machiavel veut que l’on règne.
Nous nous apercevons heureusement que notre démonstration dépasse tout ce qu’il était possible d’espérer. Les objets environnants sont d’une fixité surprenante. Les écarts faits à droite et à gauche, au nord et au sud, se compensent presque rigoureusement. Nous allons, nous venons en montant et en descendant. Nous valsons mollement en planant au-dessus de la pelouse où tout à l’heure l’aérostat recevait son gaz si nonchalamment.
Je m’attache à observer beaucoup plus qu’à noter. Dédaignant souvent de prendre des chiffres, devenus pour ainsi dire superflus, je m’exerce à étudier le mouvement de l’aiguille sur le baromètre. Il m’est toujours possible de compter mentalement plusieurs secondes pendant que la pointe parcourt une division. Je vois l’instrument vibrer devant moi. Quelquefois j’imprime un petit choc brusque, en frappant avec mon index pour aider le ressort à se détendre ou à se contracter, suivant les caprices de l’air.
Jamais je n’ai pris tant de plaisir à voir l’instrument obéir à la main qui jette le sable. Il me parait marcher d’accord avec les banderoles qui frissonnent comme lui, qui serpentent quand il trébuche, et la soie ne parle point autrement que le cuivre.
En ce moment, nous faisons une rencontre imprévue, inouïe… qui marquera peut-être dans les annales de la science. Tissandier voit flotter un fil blanc soyeux, long de plusieurs mètres. Il tend la main, il le saisit… Il pousse un cri de surprise. C’est un fil de la Vierge ! Est-ce un aérostat fabriqué par une araignée microscopique qui s’abandonne au gré des vents ? Trouverons-nous dans cette coque soyeuse un petit aéronaute qui vient fraterniser avec nous ? Est-ce le produit d’une industrie mystérieuse, inconnue, d’êtres vivant dans les régions supérieures ? Fil léger, viens-tu des champs que les hommes arrosent de leur sueur ? Descends-tu de ces plages que hantent les étoiles filantes et les éclairs en boule ? As-tu été formé à la clarté de la Lune, du Soleil ou des étoiles ? Es-tu le produit de la rosée lumineuse que Sirius rayonne au-dessus des trois mages, à distance respectueuse de Procyon.
Une autre fois nous serons armés d’instruments plus puissants. Nos yeux, abrités derrière un microscope, pourront pénétrer quelques-unes des merveilles, quelques-uns des mystères de ta structure. Mais cette fois nous sommes pris au dépourvu, nous ne pouvions espérer faire une rencontre quelconque dans ces plages, que notre science croit déserte, inhabitées, et où se meut peut-être un monde que ce fil léger représente pour nous.
En ce moment, la scène que nous contemplons est si belle que nous oublions le danger qui nous menace de descendre au milieu des rues de Paris.
Nous voyons à l’horizon une brume circulaire qui règne jusqu’à la hauteur de l’œil ; au sommet de cette espèce de puits à parois semi-translucides, dont l’aérostat occupe le centre, plane un gracieux chapelet de petits nuages pommelés. blancs d’argent, d’une forme gracieuse. Quelques-uns sont à cheval sur cette nébulosité. On dirait des peaux de cygne que les sylphes ou les gnomes auraient posées délicatement sur le rebord extérieur de l’excavation gigantesque au fond de laquelle ondule gracieusement notre aérostat.
Ordinairement la terre parait plate, mais telle n’était point l’apparence qu’offre la campagne. On aperçoit des ondulations assez sensibles, tenant peut-être à la différence des quantités de lumière réfléchies par les surfaces, suivant leur inclinaison par rapport au soleil. Quant à l’ombre portée par le ballon et dont je comptais me servir, il m’est impossible de reconnaître sa situation. Ce fait ne tenait pas sans doute tant à notre grande hauteur qu’à notre immobilité presque absolue. En effet, quand le ballon voyage, une tache noirâtre, quelquefois très petite, le suit, mais elle se découvre facilement, parce qu’elle court avec rapidité sur les champs et les maisons. On ne peut la confondre avec de simples accidents de terrain de forme circulaire à cause de sa rapide locomotion.
J’étais donc dans la situation du héros d’Hoffman qui a perdu son ombre, lorsqu’une observation involontaire vint me distraire de ma recherche infructueuse, à mesure que le ballon descendait, j’entendais une voix confuse ressemblant, à celle des flots se brisant sur des dunes de sable, un peu moins monotone cependant. C’était le bruit de la grande ville qui venait nous atteindre jusqu’à 800 mètres de hauteur, et qui disparaissait aussitôt que la projection du lest nous faisait dépasser cette altitude. Nous avions donc au-dessous de nos pieds un océan de pensées et de rumeurs ! Que de vagues intellectuelles, que de passions, que de désirs, que de crimes, de vertus, d’idées grotesques, d’inventions ridicules se fondaient dans cette harmonie immense, innommée ! Que de gens pensent à nous ! que d’esprits hardis voudraient, comme nous s’élever au-dessus des brumes, et se plonger dans l’azur du firmament ! Car Paris, la grande cité généreuse, est bien la vraie patrie des aéronautes. C’est elle qui est le grand, le noble cerveau de la France. C’est la grande ville de Voltaire et Rousseau, qui palpite anxieuse, amoureuse de l’avenir, avide de liberté ! C’est de là que l’idée s’élance dans l’horizon infini des siècles, et que voguant toujours, elle fait route.
Pendant que nous nous entretenons, Tisaandier et moi, Mangin laisse glisser son ancre. Malheureusement il néglige de suivre la recommandation que nous lui avons faite. Il ne prend pas la précaution de la suspendre de travers par une cordelette, afin qu’elle ne saisisse jamais sans notre autorisation les toits, menaçants écueils qui se dressent de tous côtés. Nous essayons de réparer cette omission, mais il est trop tard pour le faire, car les efforts de Tissandier et de Mangin pour ramener l’ancre à notre bord impriment à la nacelle des oscillations qui peuvent devenir dangereuses, surtout si l’on songe à l’état de vétusté du ballon, à l’imperfection du lut garnissant la soupape.
Il faut donc naviguer comme l’on se trouve, et sans réparer les suites de cette faute, qui rend jusqu’à un certain point notre situation précaire. Si nous pouvions nous maintenir rigoureusement à une horizontale déterminée, nous profiterions de la brise légère, et nous pourrions fuir dans la campagne ; mais nous avons dépenser trois sacs de lest dans la première heure, nous ne pouvons espérer de nous maintenir élevés à 1500 mètres avec les quatre sacs qui restent à bord, si nous traçons une coupe horizontale, elle nous coûtera trop cher de lest pour que nous puissions franchir tout Paris. Nous préférons continuer nos oscillations en nous rapprochant de plus en plus de terre.
Une sorte de conseil de guerre assez court nous permet de régler le mouvement de l’aérostat pour exécuter la descente. Comme notre corde traînante est plus longue que notre ancre, c’est ce brin de chanvre qui devient notre planche de salut.
La multitude énorme qui remplit les rues et dont par intervalles nous entendons les clameurs viendra à notre aide, des mains bienveillantes guideront nos mouvements quand nous nous trouverons assez près de terre. Si le hasard du vent nous conduit au-dessus d’un espace libre, de dimensions suffisantes, nous nous précipiterons en ouvrant la soupape, sauf à modérer la chute par la projection d’un peu de lest, afin d’éviter un choc brisant, qui peut compromettre les extrémités inférieures de notre corps. Vers quatre heures quarante, nous sommes saisis par un courant inférieur qui nous conduit avec quelque rapidité dans une direction parallèle à celle du front des fortifications. Nous passons au-dessus de la gare de marchandises des Batignolles et nous voyons au-dessous de nous un cimetière. Aussitôt Tissandier saisit la corde de la soupape. Nous nous rapprochons majestueusement de terre. Les tombes se détachent de la façon la plus pittoresque. Les croix fourmillent. Une nuée de corbeaux prend son vol et s’enfuit du côté du Nord. Une femme, qui priait sans doute sur la tombe de son mari, se sauve en poussant des cris aigus ; elle emporte dans ses bras un enfant évanoui. Notre ancre a pris sur le revers d’une fosse que l’on vient d’ouvrir… Quelques hommes saisissent la corde traînante, comme nous l’avions prévu. Nous arrivons délicatement à la surface de la terre. A peine les croix de boit qui garnissent la fosse commune sont-elles obligées de s’écarter pour nous livrer passage.
La foule envahit l’asile des morts et gravit le talus des fortifications. Au bout du fossé, dont nous sommes séparés par le mur du cimetière, la culbute peut-être, mais mille mains nous retiennent. Le premier qui accourt est un chiffonier nommé Petiteau, à qui nous donnons un napoléon pour récompense. Jamais de sa vie il n’a fait un pareil coup de crochet. Oh ! s’il pouvait mettre dans sa hotte le chiffon qui lui tombe des nuages ! Il n’y a pas loin pour se faire enterrer ici ! me suis-je écrié en mettant pied à terre. mais ce n’est sans doute pas dans ce cimetière que doit être creusée notre tombe. Moi qui était partisan décidé de la crémation, je m’aperçois en mettant pied à terre que décidément les cimetières sont bons à quelque chose.
M. Wolf, directeur de l’Observatoire de Zurich a fait exécuter des observations météorologiques à différentes altitudes pendant la durée de l’acension qui se termine dans un cimetière comme la vie d’un honnête bourgeois. La température qui a été constatée a été sensiblement moindre que celle que nous avions observée nous-mêmes aux altitudes correspondantes. Probablement les glaciers de la Suisse n’étaient point sans incidence sur ce refroidissement du ciel helvétique, presque glacé si on le compare à notre ciel parisien. L’action du massif alpestre se manifestait bien nettement par une grande variété dans la direction des courants aériens. Ainsi à Zurich le vent était est fort ; à Berne, sud-est faible ; à Castagna, sud-ouest insensible, à Sainte-Croix ; nord-est faible ; à Closter, sud-est faible ; à Beners, sud faible ; à Duber, est ; à Chaumont, est faible ; à Neufchâtel, sud-ouest faible. Dans plusieurs stations, on a observé le tonnerre, les éclairs, les orages et le vent sur les Alpes. A Sainte-Croix d’énormes cumulus couvraient l’horizon, et la pluie tombait à torrents. A Berne, on entendait gronder le tonnerre. Qui douterait que les Alpes ne soient coupables de ses révolutions célestes. Sans elles les compatriotes de Guillaume Tell auraient eu le délicieux ciel d’émeraude, à travers lequel l’aérostat l’Union a vogué pendant notre voyage du 11 avril dernier.