Historique de l’application de la photographie au lever des plans

A. Laussedat, La Revue Scientifique n° 19 — 5 novembre 1892
Dimanche 27 décembre 2015

Conférence faite au Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, Sections de géométrie et de mécanique, du génie civil et militaire et de géographie réunies (Pau, le 17 septembre 1892).

Mes chers collègues,

Je vous demande pardon de vous avoir dérangés de vos travaux pour venir voir ici la lanterne magique, mais le sujet que j’ai demandé de traiter devant vos trois Sections réunies, quoiqu’il soit déjà bien ancien, n’est peut-être pas, en France, aussi populaire qu’il semble le mériter.

J’ai donc pensé qu’il pourrait être à propos, alors qu’il nous revient de l’étranger des symptômes multipliés de l’importance qu’on lui accorde, d’appeler l’attention des géomètres, des ingénieurs civils et militaires, des géographes et des voyageurs scientifiques, sur une méthode appelée à leur rendre les plus grands services, qui en a rendu déjà à quelques-uns d’entre eux, mais qu’il est devenu indispensable de vulgariser, dans un intérêt à la fois scientifique, pratique et patriotique.

J’aurais pu inviter aussi la Section de géologie, car vous avez vu hier, pendant la brillante conférence de M. Trutat, quel parti ont déjà su tirer de la photographie nos savants et intrépides explorateurs des Pyrénées. Je vous montrerai, dans quelques instants, que d’autres ont fait de même dans les Alpes, et je pourrais ajouter dans tous les pays pittoresques, dans toutes les parties du monde ; le terrain est donc bien préparé de ce côté.

Les topographes se montrent également, en général, fort bien disposés presque partout ; seuls, nos topographes officiels, qui ont à leur disposition de bonnes vieilles méthodes [1], sont demeurés réfractaires jusqu’à présent ; mais le mouvement qui se dessine et s’accentue chaque jour ne tardera pas à prendre des proportions qui finiront par triompher de toutes les résistances et par les entraîner comme les autres.

Il y a, toutefois, lieu de craindre pour eux que, faute de s’y être pris à temps pour le diriger, ils en soient réduits à voir des gens, mal préparés à ce rôle, chercher à les remplacer et compromettre un succès qui eût été assuré entre leurs mains.

Quant aux ingénieurs, il y a longtemps qu’ils ont recours à la photographie, mais seulement pour dresser, en quelque sorte, les procès-verbaux de l’état d’avancement de leurs travaux, pour mettre en évidence les moyens de construction, les engins qu’ils emploient, pour conserver le souvenir de leurs chantiers, et quelquefois aussi, malheureusement, pour représenter les accidents qui ont compromis l’existence de leurs travaux, ou même les résultats de quelque grande catastrophe.

Je devrais citer, dans le même ordre d’idées ; les architectes, les météorologistes et même les hygiénistes que j’aurais dû également convier, car les uns ont à relever dans certains cas, nombreux aux États-Unis, où ce service fonctionne merveilleusement, les désastres produits par les tornades, et les autres auraient un grand intérêt à provoquer la construction des cartes hypsométriques des grandes villes et des grandes agglomérations, pour étudier les questions de drainage et d’assainissement. Puisque j’en trouve l’occasion, je dirai, à ce propos, que, dès 1851, l’année de la première Exposition universelle, pendant un voyage de deux ou trois mois en Angleterre, je fus très frappé de trouver, dans plusieurs des villes que je visitais, des plans recouverts de courbes de niveau entre les mains de médecins et de pharmaciens, membres des conseils d’hygiène, qui les avaient fait exécuter, souvent à leurs frais, et les appréciaient fort. Il y a déjà bien longtemps de cela, et je ne sache pas que cet exemple ait été beaucoup suivi chez nous. Par contre, j’ai le plaisir de voir aujourd’hui, au nombre de mes auditeurs, un délégué du ministre de la marine, et j’en suis doublement heureux, d’abord parce que la méthode dont j’ai à vous entretenir est née à la mer, sur un bâtiment français, bien avant l’invention de la photographie et ensuite parce que ce dernier art s’est plié, depuis un certain temps, aux conditions si difficiles dans lesquelles se trouvent habituellement les marins et les ingénieurs hydrographes pour lever et construire leurs plans et leurs cartes ce qui pourra singulièrement simplifier leur besogne [2].

Avant de vous montrer les documents que j’ai préparés, voulez-vous me permettre une digression qui sera aussi une entrée en matières.

En 1846, – veuillez bien retenir cette date – j’avais été chargé d’étudier la frontière des Pyrénées occidentales et le projet d’une forteresse destinée à surveiller la nouvelle route de Bayonne à Pampelune. Les reconnaissances que je fis sur toute la frontière, dans le département des Basses-Pyrénées et dans une partie du département des Hautes-Pyrénées, me donnèrent l’occasion de faire des croquis de paysage qui me furent très utiles pour me rappeler ce que j’avais vu, quand j’eus à rendre compte de ma mission.

Quant au lever de la position militaire du Cambo, par les méthodes régulières les plus expéditives que je connusse, il ne me prit pas moins de deux campagnes, pour 2000 hectares au plus, si bien que l’avant-projet d’une double tête de pont sur la Nive, présenté en septembre 1848, arriva trop tard, les événements de cette époque ayant attiré l’attention, ailleurs, On jugeait, en effet, que le danger immédiat n’était pas du côté des Pyrénées et, au lieu de nous protéger nous-mêmes sur un point qui était et qui est resté l’un des plus faibles de nos frontières, on tourna les yeux du côté des Alpes, avec la généreuse pensée d’aller, au besoin, au secours de l’Italie. J’ignore si la question a été remise à l’étude, mais je souhaite vivement qu’elle ne soit pas négligée, car, je le répète, aucune frontière n’est plus mauvaise que celle de nos Pyrénées occidentales.

Il faut bien croire que mes travaux topographiques avaient été appréciés, puisque, indépendamment des lettres d’éloges qu’ils m’avaient valu de la part du ministre, je fus appelé à Paris et attaché, au Comité des fortifications, au Service des cartes et plans. Eh bien, je n’hésite pas à dire qu’aujourd’hui le lever de la position de Cambo, qui devrait être beaucoup plus étendu qu’à l’époque dont je parle, pourrait être exécuté avec une exactitude très suffisante en beaucoup moins de temps, et que l’économie porterait principalement sur celui qu’il y aurait à passer sur le terrain.

J’ajoute que mes reconnaissances sur la frontière .eussent été infiniment plus complètes, plus instructives et plus exactes que celles qu’il m’était permis de faire, en parcourant le pays plus lentement que ne le font aujourd’hui les touristes les moins pressés [3].

Je n’aurais peut-être pas autant insisté sur ce sujet, si nous n’étions pas précisément dans les Pyrénées, où je me suis avisé, dans ma jeunesse, de songer à chercher des méthodes topographiques plus rapides que celles qui étaient en usage et qui sont encore les mêmes, aujourd’hui, à quelques modifications près dans la construction des appareils.

Le but à atteindre se trouvant suffisamment défini, si je ne me trompe, examinons par quelle voie on y est parvenu.

J’ai, dans ma bibliothèque d’astronomie ; un vieux poème latin de Manilius, qui renferme quelques excellents aphorismes, au nombre desquels je trouve le suivant, que Montaigne n’a pas dédaigné de lui emprunter, et que j’ai pris moi-même pour épigraphe dans deux circonstances où j’avais besoin de le recommander aux autres :

Per varios usus artem experientia fecit, Exemplo monstrante viam.

Je n’ai jamais manqué, pour ma part, de rendre justice aux inventeurs qui m’ont précédé, mais je trouve tout à fait naturel de souhaiter que ceux qui sont venus après moi en fassent autant. Or il me serait par trop facile de prouver que plusieurs d’entre eux se sont dispensés de ce soin, mais passons.

C’est à l’illustre hydrographe français Beautemps-Beaupré qu’appartient l’idée féconde d’utiliser les vues pittoresques pour lever les plans. Cette invention date exactement d’un siècle, car elle fut faite pendant la campagne de d’Entrecasteaux à la recherche de La Pérouse, de 1791 à 1794.

Il est bon de rappeler qu’avant Beautemps-Beaupré, les ingénieurs hydrographes employaient déjà des vues de côtes, mais uniquement pour se diriger dans les passes et entrer dans les ports.

L’invention du cercle à réflexion de Borda, qui permettait de mesurer successivement un grand nombre d’angles sans revenir au zéro de la graduation, comme il fallait faire auparavant avec le sextant, fit penser à Beautemps-Beaupré que ces vues de côtes, prises partout où cela serait nécessaire, pourraient servir de registres d’angles, et le succès de la méthode absolument nouvelle fondée sur cette simple remarque ne se fit pas attendre.

L’ouvrage que le savant ingénieur publia en 1808, et qui fut réédité en 1811, était sans doute connu des hydrographes et des marins de tous les pays, mais il resta à peu près ignoré, pendant quarante ans, des topographes et des voyageurs scientifiques, et je ne crois pas m’aventurer en disant que, même dans la marine, il y avait bien peu d’opérateurs qui voulussent s’astreindre à dessiner des vues de côtes pour y marquer les mesures angulaires assez multipliées que comportait le procédé de Beautemps-Beaupré, qui l’avait pourtant pratiqué lui-même et enseigné pendant un demi-siècle.

Quoi qu’il en soit, en 1846, à propos d’un voyage effectué en Abyssinie par deux officiers d’état-major, MM. Galinier et Ferret, Beautemps-Beaupré, alors membre de l’Académie des sciences, se plaignit, d’une manière générale, de ce que les itinéraires relevés par les voyageurs n’étaient pas accompagnés de vues développées sous forme de panoramas, qui préviendraient, disait-il avec grande raison, les erreurs si fréquentes occasionnées par l’ignorance des guides, et qui pourraient être complétés utilement dans tous les temps.

Arago, chargé du rapport sur les travaux d’exploration de MM. Galinier et Ferret, mentionna cette recommandation expresse, ct l’on pourrait dire prophétique, de son confrère. Ce rapport fut publié sous forme de notice dans l’Annuaire du Bureau des longitudes pour 1846.

Vous vous souvenez que c’était précisément à cette date que j’exécutais mes reconnaissances dans les Pyrénées, et vous ne serez pas surpris que la lecture de la notice d’Arago m’ait beaucoup frappé.

Je commençai par me procurer le traité de Beautemps-Beaupré, et je reconnus aussitôt le parti que l’on pouvait tirer de la méthode qui s’y trouvait exposée en quelques lignes, mais de façon à ne laisser aucun doute sur son efficacité. Je ne saurais mieux faire que de vous lire le passage de cet ouvrage, qui en contient pour ainsi dire toute la philosophie :

« Après avoir adopté, dit Beautemps-Beaupré, le cercle à réflexion pour mesurer les distances angulaires des points remarquables des côtes, et avoir reconnu la possibilité d’observer, au même instant, un très grand nombre d’angles, je jugeai qu’il fallait encore chercher le moyen le plus sûr et le plus facile de designer les positions auxquelles appartenaient ces angles, soit qu’ils fussent pris d’une station à la mer ou d’une station à terre.

« L’emploi des lettres de l’alphabet et des chiffres pour désigner les objets qui n’avaient point encore de noms conduisait, il est vrai, au but qu’il fallait s’efforcer d’atteindre ; mais, en se bornant à ce moyen, l’on s’exposait à commettre des erreurs d’autant plus graves qu’il n’y avait pas à espérer de vérification.

« Je crois avoir trouver la manière d’éviter ces erreurs en faisant, à chaque station, une vue de côté où non seulement on indique par des lettres ou des chiffres les objets les plus remarquables, mais où l’on écrit les mesures des angles observés, ainsi que les gisements des pointes relevées les unes par les autres, l’estime des distances, etc.

« Cette manière d’opérer, que j’ai constamment suivie, m’a procuré l’avantage d’avoir toujours sous les yeux, en construisant mes cartes, les objets tels qu’ils s’étaient présentés lors des relèvements, et bien souvent elle a servi à me faire reconnaître des erreurs qui s’étaient glissées dans les observations [4]"

L’ouvrage de Beautemps-Beaupré contient un grand nombre de planches dont je me contenterai de vous montrer quelques spécimens pour les vues développées en panoramas, sur lesquelles sont inscrits les angles mesurés, mais je lui emprunterai aussi la carte de l’archipel de Santa-Cruz, levée en quelques jours, en mai 1793, comparée, sur la même feuille, par l’auteur, avec celle qu’avait dressée le capitaine anglais Carteret, en 1768, au moyen des relèvements à la boussole. On ne saurait, en effet, donner une démonstration plus frappante de la supériorité de la nouvelle méthode et des propriétés admirables des vues pittoresques, qui sont des témoins irrécusables en même temps que des guides faciles à consulter.

Je n’avais guère besoin, pour ma part, d’être convaincu, et je parviendrais difficilement à exprimer la satisfaction que j’éprouvai en voyant réalisée une idée qui m’avait traversé l’esprit, mais à laquelle je n’avais pas encore donné toute l’attention nécessaire.

J’essayai aussitôt de l’appliquer en esquissant des croquis sur lesquels j’inscrivais des angles mesurés ou évalués par un procédé analogue à celui qu’emploient les artistes pour la mise en place des objets qu’ils ont devant les yeux, et je me souviens d’avoir, en 1848, pris des vues, fort médiocrement dessinées d’ailleurs, ici même, dans cette riante vallée d’Ossau que nous devons parcourir la semaine prochaine.

Découragé, tout d’abord, par mon insuffisance artistique, je cherchai à y suppléer en recourant à un instrument que j’avais heureusement eu déjà entre les mains, la chambre claire de Wollaston. Un officier supérieur du génie, le commandant, depuis colonel Leblanc, pratiquait, à cette époque, la méthode de Beautemps-Beaupré, qu’il enseigna même à l’École polytechnique, en 1848 ; mais il éprouvait les mêmes difficultés que moi, et quand je lui montrai, en 1849 et 1850, les résultats que j’obtenais avec la chambre claire, il m’encouragea beaucoup à les poursuivre, s’apercevant bien qu’il y avait là un puissant élément de succès et de progrès.

Permettez-moi de vous dire qu’en effet l’introduction d’un instrument de dessin susceptible de précision transformait, tout d’un coup, la méthode de Beautemps-Beaupré, en la rendant à la fois plus complète, plus sûre et plus rigoureuse, et en dispensant l’opérateur de mesurer les angles, en plus ou moins grand nombre.

Laissez-moi ajouter que la méthode photographique se trouvait virtuellement créée, car il n’y a, au fond, aucune différence entre deux perspectives prises, l’une avec la chambre claire et l’autre avec une chambre obscure, dans des conditions géométriques identiques. La première est nécessairement moins détaillée, moins complète, mais tout ce qu’on y a figuré se retrouve à la même place sur l’autre. Les mesures que l’on peut prendre sur chacune d’elles sont les mêmes, pour peu que le dessinateur qui a employé la chambre claire, ait opéré avec soin.

Je dois m’arrêter sur ce mot de mesures, car la nouveauté du procédé que j’ai proposé le premier, comparé à celui de Beautemps-Beaupré, consiste précisément en ce qu’il n’y a plus d’angles à lire, à inscrire et plus tard à rapporter sur les plans. Les angles ne se mesurent donc pas, à proprement parler ; on les trace immédiatement, comme je le montrerai tout à l’heure, et les constructions graphiques se trouvent ainsi à l’abri de toutes les erreurs dé lecture et de transcription.

Je devais présenter cette observation capitale dès à présent, sauf à fournir la preuve de ce que j’avance, en vous montrant les résultats auxquels je suis parvenu depuis 1850, c’est-à-dire dès que j’eus apporté à la construction et à la disposition de la chambre claire de Wollaston les perfectionnements nécessaires pour la transformer en un instrument de précision.

Les documents que j’ai réunis pour faciliter ma tâche, et qui vont être projetés par M. Molteni [5], ont été classés, aussi méthodiquement que possible dans cinq catégories.

Tout d’abord, puisqu’il s’agissait de l’historique d’un art qui vient après tant d’autres, auxquels il a recours, je devais commencer par rappeler les définitions relatives à celui qui vient en tête, je veux dire à Ia perspective conique ou centrale, en me servant de figures élémentaires, puis vous montrer les premiers appareils employés depuis le XVIe siècle pour mettre en perspective des personnages, des objets usuels, des monuments et même des paysages ; viennent ensuite des exemples de construction, des perspectives de monuments à l’aide de plans et d’élévations, d’après les règles déjà anciennes du trait perspectif ; et voici aussitôt, inversement, le moyen de restituer, suivant les mêmes règles, des plans d’édifices d’après leurs perspectives. Cet ensemble forme, en quelque sorte, un chapitre préliminaire indispensable pour ceux qui ont besoin d’être initiés, et je ne crois pas avoir abusé de leur patience en remettant ces figures et ces dessins sous les yeux de ceux de mes auditeurs qui les connaissaient déjà.

La seconde série de projections comprend les spécimens des travaux de Beautemps-Beaupré et de quelques-uns de ses successeurs, c’est-à-dire des vues de côtes dessinées à main levée et portant l’indication des angles mesurés avec le cercle à réflexion (ou, si l’on opère à terre, avec le théodolite) et, de plus, la carte de l’archipel de Santa-Cruz dressée, en 1793, par Beautemps-Beaupré, rapprochée de celle du même archipel dressée, en 1768, par Carteret.

Vous vous souvenez de ce que j’ai déjà conclu de cette comparaison en faveur de la méthode de Beautemps-Beaupré, et vous voyez que j’avais raison [6].

Dans la troisième série, après la chambre claire de Wollaston perfectionnée (fig. 23) (un petit niveau supprimé sur cette figure suffit pour lui donner le caractère et les propriétés d’un instrument de précision), je vais mettre sous vos yeux quelques résultats fondamentaux sur lesquels je ne saurais trop appeler votre attention.

Sur le tableau vertical de la figure 24, qui représente une vue du quartier Panthemont, rue de Bellechasse, vous reconnaissez la ligne d’horizon L H et le point principal P de la perspective, le point de vue étant en O. La chambre claire qui se compose d’un prisme, dont deux des faces produisent l’effet de miroirs à réflexion totale, ramène la vue sur un tableau horizontal où il est aisé de la dessiner. La ligne d’horizon L H et le point principal s’y déterminent rapidement, ainsi que la distance 0 P du point de vue au tableau, et l’on a alors tous les éléments géométriques nécessaires pour obtenir, sur le dessin, les angles des rayons visuels réduits à l’horizon et les hauteurs apparentes de chacun des points de la perspective. Pour tracer (et non mesurer) les premiers, il suffit de rabattre le point de vue O en Or, de projeter les différents points que l’on veut considérer sur la ligne d’horizon, et de joindre ces projections au point Or.

La figure 25 est une réduction redressée à l’échelle de 1/10 du dessin exécuté avec la chambre claire disposée au-dessus de la planchette, avec une distance du point de vue au tableau O P de 0,30 m, distance ordinaire de la vue distincte. En comparant les angles réduits à l’horizon a’ Or b’, a’ Or c’, etc., tracés, comme on vient de l’expliquer, avec ceux que l’on mesurait directement au moyen d’un cercle divisé et d’une alidade (on s’est servi pour cela d’un excellent instrument de la brigade topographique), les différences à peine sensibles ont été de l’ordre des erreurs de lecture. Il en a été de même des hauteurs apparentes.

Cette expérience était déjà très concluante, mais celle qui a été faite en combinant deux perspectives, et qui est représentée sur la figure 26, l’est encore davantage.

On y reconnait aisément le plan de l’un des côtés du fort de Vincennes comprenant le donjon, construit au moyen de deux vues toujours dessinées à la chambre claire. La distance A B des deux points de vue ou la base ayant été mesurée avec soin, les deux vues a a [7] et b b ont été orientées très simplement et très sûrement au moyen des angles que la direction de la base faisait alternativement avec celle d’un point remarquable du paysage, par exemple du paratonnerre du donjon (et ces deux angles ont été eux-mêmes évalués, tracés a l’aide de la chambre claire). D’un troisième point de vue C, on a pris également une vue c c dont la ligne d’horizon seule est tracée sur la figure, et l’on a pu ainsi se procurer des moyens de vérification. Mais cette épreuve a été superflue, car, après avoir déterminé un grand nombre de points du plan par les intersections des rayons visuels projetés horizontalement et correspondant aux deux vues a a et b b, on a posé sur le dessin un calque du plan du fort de Vincennes pris à la direction des fortifications et exécuté à la même échelle par les méthodes dites vigoureuses ; et l’on a constaté la coïncidence exacte des points du calque et du dessin.

Ce dernier était donc tout aussi rigoureux que l’autre, et le problème de la restitution des plans topographiques par des perspectives était définitivement résolu. Cette expérience a été répétée avec le même succès, en1850, sur l’un des fronts du Mont-Valérien (voir le Mémorial de l’officier du génie, n° 16, année 1854), en 1851, en présence du rapporteur scientifique du Comité des fortifications, M. le capitaine du génie Laurent, sur l’un des fronts du fort de Bicêtre.

Je demande à tous les gens de bonne foi si j’ai le droit de croire que ces résultats ouvraient une ère nouvelle à l’art des reconnaissances et même a la topographie régulière, et j’invite ceux qui continueraient à prétendre que la méthode généralement employée aujourd’hui en métrophotographie n’a pas été inaugurée en France à apporter des preuves aussi nettes que celles que je donne ici et qui sont puisées dans des recueils imprimés dont les dates sont, faciles à vérifier : Mémorial (n° 16) de l’officier du génie, 1854 ; Comptes rendus de l’Académie des sciences, 1860 ; Magasin pittoresque année 1861.

Tout ce que nous avons vu jusqu’à présent se rapporte à la planimétrie, et j’ajoute, avant d’aller plus loin, que la méthode s’applique également bien aux levers a grande ou à petite échelle.

Mais je ne m’en suis pas tenu là, et j’ai voulu voir si le nivellement par courbes horizontales ne pourrait pas être effectué aussi facilement. L’expérience a été faite, dès 1851, en Angleterre, aux environs d’une grande ville, et elle a pleinement réussi, comme on peut s’en rendre compte sur le plan nivelé déduit des trois perspectives que je vous montre.

Je ne saurais trop insister, encore à ce propos, sur ce que les vues géométriquement exactes sont des documents irrécusables qui permettent de faire les vérifications que l’on désire en tout temps. Il y a quarante ans passés que ces documents ont été recueillis ; eh bien, sauf les dégradations des falaises par l’action des vagues et les nouveaux travaux d’art qui ont pu être exécutés sur le terrain, il est certain que les vues, qui sont la représentation fidèle de ce qui existait alors, ne s’éloignent guère de ce qui existe encore aujourd’hui [8].

Beautemps-Beaupré n’avait pas eu à s’occuper du nivellement, et les résultats que vous venez de voir sont les premiers de ce genre qui aient été obtenus ; il doit donc encore m’être permis de dire qu’après avoir donné la solution complète de la restitution des plans topographiques, j’ai indiqué aussi le moyen le plus simple d’effectuer le nivellement à l’aide des vues pittoresques, et je l’ai appliqué aussitôt, joignant l’exemple au précepte, ce que négligent trop souvent ceux qui proposent des nouveautés, avant de s’être bien assurés qu’elles peuvent passer dans la pratique et faire faire un véritable progrès à l’art qu’ils ont en vue.

Je ne quitterai pas la chambre claire avant d’avoir mis sous vos yeux des spécimens de dessins agrandis qu’elle permet d’exécuter facilement, quand on l’associe à une lunette terrestre d’un grossissement convenable.

Voici d’abord l’appareil (fig. 27) et voici le sommet du donjon de Vincennes dessiné en 1850 (fig. 28) de l’une des stations d’où ont été prises les vues de la figure 26, la station B. En comparant les deux figures, on aura une idée des avantages que procure l’agrandissement de certains détails, dont les dimensions réelles étant souvent connues peuvent servir d’échelles ou de stadias pour évaluer les distances.

Nous avons fait un très grand usage de ce procédé pendant le siège de Paris par les Allemands, et il nous a permis de relever avec beaucoup de précision les travaux d’attaque de l’ennemi, au fur et à mesure qu’il les exécutait.

J’avais omis, comme dans d’autres cas, de donner un nom à cet appareil, lorsqu’en 1868, il fut réinventé par une autre personne qui l’appela Téléiconoqraphe. Ce mot ne me plaisait pas plus que le procédé de l’auteur, et mon droit étant parfaitement établi par deux publications très antérieures, le Mémorial de l’officier du génie de 1854 et le Magasin pittoresque de 1861 [9] d’où est extraite la figure 28, je l’ai baptisé à mon tour et il s’appelle plus justement et plus euphoniquement à la fois Télémétroqraphe.

Les vues dessinées au Télémétrographe, par champs de lunette successifs, qui vont être projetées actuellement, proviennent de la collection de celles qui ont été exécutées pendant le siège ; vous pouvez en constater le très grand intérêt.

Vous savez, sans cloute, qu’aujourd’hui la téléphotographie, d’abord appliquée à l’étude des astres qu’elle continue à rendre si attrayante et si fructueuse, a commencé à rendre des services analogues à ceux qui sont dus au, télémétrographe ; plusieurs officiers, entre autres, MM. les commandants Fribourg et Allotte de La Füye, en France, M. Paul Nadar aussi, ont obtenu déjà de très remarquables résultats qui en font présager de plus importants encore.

J’arrive à la quatrième série des projections qui se rapportent toutes à la métrophotographie.

Avant de projeter les vues photographiées et les plans qu’elles ont servi à construire par la méthode si simple que vous connaissez bien à présent, je voudrais pouvoir vous montrer la première chambre obscure très modeste, acquise sur les crédits du Comité des fortifications en 1852, que j’avais munie de moyens de calage, d’un niveau et d’une petite boussole et qui a servi de transition entre la chambre claire et les appareils actuels beaucoup plus perfectionnés ; mais j’ignore ce qu’elle est devenue, m’en étant séparé en 1856. Tout ce que j’en puis dire, c’est qu’elle nous a servi, à mon camarade, le capitaine Karth, depuis colonel, et à moi, à faire de très utiles essais de restitution de plans, d’après des vues d’un champ à la vérité fort restreint. Il fallait faire mieux, en profitant des perfectionnements apportés à la construction des appareils et surtout des objectifs et aux procédés photographiques. C’est ce que je me suis appliqué à faire.

Je franchis la période des tâtonnements pour arriver à l’année 1858, où je pus entreprendre, chez l’excellent artiste Brunner, l’exécution du projet de ce que j’appelais une chambre obscure photographique et que les étrangers, venus beaucoup plus tard, ont appelé le théodolite photographique. Chambre obscure ou théodolite, je vous montre ce premier modèle (fig. 29).

Je ne crois pas avoir besoin de faire la nomenclature des organes géodésiques, très reconnaissables sur la figure, ni d’indiquer la série des opérations à faire pour la mise en station de celte chambre solide, de forme invariable et à foyer constant. L’analogie de l’appareil avec un théodolite m’en dispense. Je ne décrirai pas davantage les précautions prises pour que la ligne d’horizon et le point principal pussent être immédiatement tracés sur les épreuves ni enfin le moyen très direct (retrouvé depuis par d’autres) employé pour déterminer la distance focale. Je vous rappelle que ce sont là les trois éléments essentiels qui m’ont servi, quand je faisais usage des vues dessinées à la chambre claire et qu’il fallait simplement retrouver sur les images photographiées, pour opérer de même. Le Mémorial (n° 17) de l’officier du génie, qui parut tardivement, en 1864 (dix ans après le n° 16), contient d’ailleurs tous les détails que l’on pourrait désirer pour se rendre compte de ce qu’était cet appareil et du degré de précision qu’il comportait. Les premiers résultats obtenus furent soumis à l’Académie des sciences en 1859, et le rapport de MM. Daussy et Laugier fut des plus favorables et des plus concluants. (Comptes rendus de séances de l’Académie des sciences, 1860, t. L.)

Je vous montre actuellement un petit plan du village de Buc, près Versailles, exécuté avec huit vues sur collodion humide prises ; en deux ou trois heures, en mai 1861, devant les officiers de la division du génie de la garde impériale. La réduction de ce plan à l’échelle de1/2000 me demanda deux jours et parut convaincre tout le monde, à cette époque, de la simplicité et de l’efficacité de la méthode (fig. 30).

La métrophotographie ou, comme nous nous contentions de l’appeler, l’application de la photographie au lever des plans, allait entrer dès lors dans sa phase la plus active, je pourrais dire la plus brillante, dans le corps du génie.

Après de nouvelles expériences faites par les officiers de la division de la garde et dans les écoles régimentaires, peut-être même à l’École d’application de Metz, le Comité des fortifications chargeait, en 1863, M. le capitaine Javary de poursuivre ces expériences sous son patronage et sous ma direction.

Je vais faire défiler devant vous quelques spécimens des épreuves prises par cet officier distingué dans les conditions de précision que vous connaissez et rattachés à des triangulations ou à des cheminements, et, à leur suite, les plans que ces épreuves ont servi à construire, presque tous, à l’échelle de 1/100 et certaines reconnaissances à l’échelle de 10000, autour de Paris, dans les Alpes du Dauphiné et de la Savoie, aux environs de Toulon, en Alsace et dans les Vosges, enfin pendant le siège de Paris. Certains auteurs étrangers sont portés à croire que nous nous vantons quand nous réclamons la priorité d’une invention dont l’utilité s’affirme partout aujourd’hui. Je ne puis que répéter ce que j’ai dit plus haut : que l’on nous apporte des travaux comme ceux que nous sommes en état de montrer, avec leurs dates authentiques, comme le plan de Buc, comme celui de Grenoble qui a été présenté en 1864 à l’Académie des sciences, comme celui de Faverges qui a figuré, pendant des mois, à l’Exposition universelle de 1867, où il a été vu et étudié par tout le monde, comme celui de Sainte-Marie-aux-Mines, levé avant la guerre nécessairement, et qui a été publié dans le Mémorial de l’officier du génie, etc., et nous reconnaîtrons le droit de ceux qui les produiront. Mais nous sommes, dès à présent, autorisés à penser que cette démonstration ne sera pas faite, car on ne la trouve nulle part dans les nombreuses publications allemandes, anglaises, américaines, autrichiennes et italiennes qui nous sont parvenues sur l’art nouveau dont il s’agit [10]. La vérité, qu’il faut bien reconnaître, en ce qui nous concerne, c’est que le Service du génie, en dépit des expériences poursuivies avec un plein succès pendant huit ans, de 1863 à 1871, par le capitaine Javary, s’est désintéressé, sans qu’on en ait connu le motif, de cette méthode, fort maladroitement, et précisément au moment où les Allemands et un peu plus tard les Italiens s’en emparaient.

Alors, assez naturellement du reste, ceux qui s’avisaient de l’adopter, tout en reconnaissant, pour la plupart, que nous étions pour quelque chose, et même pour beaucoup, dans l’invention, ont conclu de cet abandon de la méthode que nous n’avions pas su en tirer tout le parti dont elle était susceptible. D’autres, mal renseignés ou moins scrupuleux, nous ont tout simplement mis de côté et sont allés chercher des, noms de savants et d’inventeurs qui n’ont jamais essayé de résoudre le problème ou qui en ont donné, après nous, des solutions inadmissibles dont ceux-là mêmes qui les mettaient en avant se sont bien gardés de faire usage.

Aussi, quand deux de nos compatriotes, M. Gustave Le Bon et M. le commandant Legros, ont publié des articles ou des ouvrages dans lesquels ils nous rendaient justice, cela a surpris les uns et gêné les autres. Les explications sont donc devenues nécessaires de ma part et je les ai données ; je viens de les reproduire devant vous, et nous en sommes là. Mais si j’ai énergiquement maintenu notre droit, je n’ai pas voulu non plus méconnaître les efforts faits dans les autres pays et le mérite de ceux à qui ils sont dus. J’ai donc, cherché à me procurer les nombreuses publications faites à l’étranger [11], dans le but de rendre à chacun ce qui lui appartient, en même temps que de contribuer de nouveau, chez nous, en les signalant à l’attention publique, à la propagande qui se fait partout, en ce moment, en faveur de la photographie appliquée à l’art de lever les plans [12].

Je vais faire projeter la série des appareils construits depuis 1865 jusqu’en 1892 en Allemagne, en Autriche et en Italie, et qui sont désignés sous les noms de théodolites photographiques ou de photo théodolites. Je les montre dans l’ordre où ils paraissent avoir été imaginés et réalisés. Voici, en Allemagne, ceux de MM. Meydenbauer, Vogel, Jordan, Koppe ; en Autriche, ceux de M. Werner et de l’ingénieur en chef des chemins de fer de l’État, M. Pollack.

Enfin en Italie, celui de M. Paganini Pio, ingénieur géographe de l’Institut géographique italien.

Je n’ai pas pu me procurer encore de spécimens un peu importants des cartes ou des plans obtenus par les Allemands, soit chez eux, soit à la suite de voyages, d’exploration, comme ceux qu’ont exécutés M. Jordan,qui accompagnait Rohlf, en Lybie, en 1873-1874, M. Stolze, en Perse, en 1878, etc. Voici, toutefois, des photographies prises dans le Harz et quelques planches tirées de l’ouvrage de M. Koppe, publié en 1889, à Weimar, et qui démontrent que notre méthode est employée chez nos voisins exactement dans tous ses détails, en y ajoutant même un appareil scientifique dont elle peut se dispenser. Voici maintenant un fragment très intéressant de la carte des Alpes entreprise, depuis bientôt quinze ans, sous la direction du général Ferrero, par M. Paganini Pio. Ce fragment représente le massif le plus élevé des Alpes italiennes (Il gran Paradiso, dans les Alpes graïes), dont la cime atteint 4 061 mètres d’attitude. La carte est exécutée à l’échelle de 1/50 000, avec des courbes de niveau équidistantes de 50 mètres. Je vous montre, d’un autre côté, des vues photographiées d’une netteté remarquable qui ont servi à la construction de cette carte, et je ne saurais trop applaudir à de tels résultats, qui font beaucoup d’honneur au directeur de l’Institut géographique italien, en même temps qu’à l’habile ingénieur qui les a obtenus.

Je ne peux pas vous montrer de spécimens des travaux de M. l’ingénieur en chef Pollack ; mais il y a, au Champ de Mars, en ce moment même, à l’Exposition universelle de photographie, des vues et des cartes très intéressantes qui représentent encore des régions alpestres dans lesquelles tout autre procédé que celui du lever photographique présenterait des difficultés insurmontables et entraînerait de grandes pertes de temps, sans permettre jamais d’atteindre à autant d’exactitude.

Les compliments que j’adresse ici à nos émules étrangers et auxquels, j’en suis sûr, vous vous associerez, ne doivent pas vous faire oublier ce que nous avons fait nous-mêmes, et, en particulier, les travaux de mon excellent collaborateur M. le capitaine (aujourd’hui commandant) Javary, qui, en huit ans, n’a pas levé moins de 72 000 hectares de terrain, la plus grande partie à l’échelle de 1/5000, avec des courbes de niveau à l’équidistance de 5 mètres.

En ce qui concerne les instruments, si vous vous souvenez du premier modèle de chambre obscure photographique qui a servi aux expériences commencées en 1859, et si vous pouviez le rapprocher, par la pensée, de tous ceux qui sont venus après lui et que je vous ai montrés en nommant leurs auteurs, vous reconnaîtriez la parfaite analogie qui existe entre eux, au point de vue du choix et de la disposition générale des organes qui accompagnent la chambre obscure.

Assurément, il y a des détails de construction fort différents ; qui tiennent autant aux aptitudes des artistes qu’à la manière de voir des auteurs, mais il s’agit toujours de photographies donnant des perspectives coniques sur tableaux plans, et l’on n’y trouve ni perspectives projetées sur des surfaces sphériques ou cylindriques, ni perspectives rayonnantes produisant des anamorphoses, comme celles qui ont été proposées par divers inventeurs et que la pratique a toujours fait rejeter.

Vous avez sans doute remarqué plus particulièrement deux photothéodolites dont l’axe optique de l’objectif peut être incliné au-dessus ou au-dessous de l’horizon, celui de M. Koppe et celui de M.Paganini Pio.

Le premier est construit entièrement, comme un instrument géodésique universel, dans lequel la lunette centrale est remplacée par une chambre obscure, et M. Koppe applique, en effet, les méthodes géodésiques les plus élevées à toutes les mesures qu’il effectue avec les organes puissants de son appareil et même celles qu’il prend sur ses photographies. Nous n’avons eu et n’aurons jamais cette ambition de tout réunir dans le même appareil, et nous considérons celui de M. Koppe comme trop délicat pour être vraiment utilisable.

Le second, celui de M. Paganini Pio, est de la même famille, quoique d’une construction différente. Tous les deux peuvent donner des photographies sur des tableaux inclinés à l’horizon, qui doivent être traites à part, quand on en vient à construire les plans.

Je ne veux vous signaler que cette particularité, qui n’existe pas dans les autres photothéodolites, mais qui se présente, avec tous les appareils que l’on peut avoir besoin exceptionnellement d’incliner. Tel est le cas, par exemple, quand on fait de la photographie en ballon, et deux de nos jeunes compatriotes, M. Arthur Batut d’abord, à la Brugnière (Tarn), et M. Wenk, à Reims, l’ont rencontré, quand ils se sont avisés, très spirituellement, d’accrocher une chambre obscure à un cerf-volant, au moyen duquel ils ont obtenu de très curieuses photographies à vol d’oiseau. J’ai donné, pour la transformation de ces vues sur tableaux plans inclinés, une solution purement géométrique, facile à appliquer et qui peut beaucoup aider à faire concourir de telles vues à des reconnaissances rapides, notamment en campagne.

Je vais vous montrer quelques belles photographies prises en ballon, et d’autres à l’aide du cerf-volant, en commençant par celle qui a été obtenue la première, en 1858, par Nadar, dont beaucoup d’autres, et son fils Paul en particulier, ont perpétué la tradition en France. Je suis bien obligé de vous faire remarquer que ce sont des Français qui, encore dans ces deux cas, ont été les initiateurs.

Pour en finir avec les instruments, je mets sous vos yeux le dernier modèle que j’ai fait construire et qui ne diffère pas essentiellement du premier, mais dans lequel cependant j’ai mis à profit l’expérience de M. Javary, les grands perfectionnements apportés à la construction des objectifs et les avantages qu’offre l’emploi de l’aluminium (fig. 31).

Vous pouvez remarquer que les organes géodésiques de cet appareil sont exactement les mêmes que ceux du premier que je vous ai montré par projection (fig. 29) et qui date de trente-cinq ans.

Au lieu de donner un mouvement général à la chambre obscure, ce qui conduit à avoir des perspectives sur tableaux inclinés, vous voyez que j’ai adopté la glissière verticale qui permet d’élever ou d’abaisser l’axe optique de l’objectif, et de découvrir, dans un sens ou dans l’autre, le terrain qui n’était pas compris dans le champ normal de dispositif, très répandu aujourd’hui, en particulier pour le cas où l’on est obligé de se rapprocher d’un édifice, a été employé depuis longtemps par M. Javary. C’est aussi cet officier qui m’a donné l’idée de séparer, au besoin, la chambre obscure des organes géodésiques pour faire servir ces derniers à la triangulation préalable, sans emporter un poids mort inutile.

Enfin l’emploi de l’aluminium, en allégeant l’appareil, m’a permis de supprimer le contrepoids que j’avais été obligé de placer sur le côté opposé de la chambre, et que vous avez remarqué sans doute aussi sur le très bel instrument de M. Pollack. J’ai pu me contenter, en effet, pour équilibrer le système, d’un déclinatoire analogue à ceux qui font partie du tachéomètre, et l’on en peut faire le même usage.

Enfin, et ce point vaut la peine d’être expliqué, certains étrangers nous ont reproché d’avoir employé des objectifs d’un champ trop limité, et ont été jusqu’à se faire un mérite d’avoir adopté ceux qui en donnaient un plus considérable. J’ai déjà répondu ailleurs à cette mauvaise chicane, en faisant remarquer que, si nous n’avions pas employé tout d’abord des objectifs grands angulaires, c’était tout simplement parce qu’ils n’étaient pas inventés. Loin de nous pouvoir faire un reproche de cet inconvénient, on aurait dû réfléchir que c’était la meilleure preuve de l’antériorité de nos travaux.

Quant aux si grands avantages que l’on prétend trouver à l’accroissement indéfini du champ de l’objectif, il faut beaucoup en rabattre dans la pratique, et il me serait facile, si nous en avions le temps, de vous montrer que les champs de 90° et de 120° sont inadmissibles et gênants. C’est aussi l’un des motifs, et non le seul, qui ont fait échouer les appareils panoramiques. Il va sans dire que nous nous sommes toujours tenus au courant des progrès de la construction des objectifs, et M. Javary a employé, au fur et à mesure de leur apparition, les meilleurs que l’on connaissait. Seulement, nous n’avons jamais voulu dépasser l’amplitude de 45° pour la facilité de nos constructions.

Je ne crois pas avoir besoin d’insister sur les détails d’exécution de cet appareil facilement démontable et décomposable qui, sans présenter les inconvénients du soufflet, peut se réduire à un assez petit volume. J’ai dit, un peu plus haut, qu’une part du mérite des appareils nouveaux désignés sous le nom général de photothéodolites revenait aux constructeurs Braun, Reineike, Stegemann, etc., de Berlin, Salmoraghi, de Milan, Lechner, de Vienne, etc.

Je me fais un devoir, de mon côté, après avoir rappelé que le premier modèle dont j’ai fait le projet a été exécuté par l’habile artiste Brunner, de reconnaître que celui que vous voyez, et qui joint l’élégance à la solidité, a été construit à Paris, chez MM. Ducrétet et Lejeune, dont la collaboration m’a été très précieuse.

Tel qu’il est, notre photothéodolite peut être mis entre les mains de presque tous les opérateurs, mais nous chercherons encore à réaliser un modèle un peu moins volumineux et moins coûteux pour les explorateurs qui ne peuvent pas trop alléger leur bagage. Je ne saurais résister à la tentation d’exprimer le regret qu’un grand nombre de voyageurs scientifiques négligent de se munir, comme l’a fait si ingénieusement M. Le Bon, de quelques accessoires essentiels pour mettre leurs appareils en station, de manière à se procurer, sur leurs épreuves, indépendamment de la distance focale de l’appareil, déterminée une fois pour toutes, le tracé de la ligne d’horizon et celui du point principal, enfin l’orientation de chacune de ces épreuves relativement aux lignes de cheminement que tous ceux qui prétendent à la qualification de géographes ne manquent pas de relever pour tracer leur itinéraire [13].

Je m’arrête, sans avoir la prétention d’avoir entièrement atteint mon but et développé ma thèse, mais avec l’espoir de vous avoir ébranlés et peut-être convaincus.

Je terminerai par la cinquième série de projections que je vous ai annoncées et qui vous dédommageront de l’aridité de la plus grande partie de cette conférence. Cette série s’adresse plus particulièrement aux ingénieurs et aux géologues, et elle fait suite, pour ainsi dire, à celles que M. Trutat vous a si bien expliquées hier, en vous parlant des Pyrénées.

Voici d’abord un certain nombre de vues prises dans toutes les parties des Alpes, françaises, suisses, italiennes et autrichiennes, de 1858 à 1868, par M. A. Civiale, qui est à la fois un ingénieur, un géologue et un géographe, et dont l’œuvre considérable exécutée à ses frais et dans des conditions beaucoup moins favorables qu’aujourd’hui, est remarquable à tous les titres. Vous pouvez voir que les photographies qu’il obtenait sur papier ciré sec ne le cèdent en rien aux plus belles de celles qu’obtiennent actuellement les Italiens ou de celles que vous a montrées M. Trutat.

Voici maintenant les magnifiques photographies exécutées en Amérique sous la direction du major Powell, dans les montagnes Rocheuses, dans le Colorado, dans le Yellow-Stone, et qui sont destinées à accompagner la carte topographique et géologique des États-Unis. J’ai pris la liberté, en passant à Washington, en 1885, de recommander au major Powell, qui est l’un des hommes les plus dévoués à la science que je connaisse, de donner aux photographies, qu’il continue à faire exécuter, le sacrement qui les transformerait si facilement en éléments de mesure.

Il ne me reste plus, mes chers collègues, qu’à m’excuser de la longueur de cette communication et à vous remercier de votre patiente et bienveillante attention [14].

A. LAUSSEDAT.

[1Très précieuses et qui vont sans cesse en se perfectionnant, mais qui ne doivent pas en empêcher d’autres de leur succéder en partie, ou, pour mieux dire, de les aider, de les compléter.

[2Je n’ai pas voulu faire allusion à l’application, si simple d’ailleurs, dans des circonstances favorables, de la photographie au cadastre. Je n’aurais pu que faire observer, à propos d’une communication écrite, lue le matin même à la Section de géographie (et déjà parue dans le numéro de la Revue scientifique, du 20 août 1892) ; que son auteur avait omis de dire qu’il avait emprunté à des publications faites depuis longtemps le principe de la méthode dont il veut faire usage, en essayant, au contraire, de donner le change par l’introduction de raffinements graphiques matériels sans portée sérieuse et plus gênants qu’utiles.

[3Peu de jours après la date de cette conférence, je recevais une brochure de M. le comte de Saint-Saud, intitulée : contribution à la carte des Pyrénées espagnoles, dans laquelle j’ai vu avec plaisir que l’auteur avait commencé à se servir de ses photographies pour évaluer des angles. Je suis bien sûr qu’il continuera et ira plus loin.

[4Méthode pour la levée et la construction des cartes et des plans hydrographiques ; Imprimerie impériale,1808 et 1811.

[5Les dessins et les épreuves projetés par M. Molteni étaient au nombre de 90 ; nous ne pourrons donner ici qu’un choix très limité des figures les plus essentielles à l’intelligence du texte.

[6Nous regrettons beaucoup de ne pas pouvoir reproduire quelques vues de côtes et les deux cartes de l’archipel de Santa-Cruz ; on les trouverait, au besoin, dans l’ouvrage de Beautemps-Beaupré.

[7La vue a a est relevée en a’ a’ sur la figure pour éviter la confusion qui résulterait de l’entre-croisement des deux images.

[8Les différences que l’on constaterait pourraient, d’un autre côté, servir à en contrôler la date : par exemple, la disparition de certains édifices, l’état d’avancement de grands travaux publics ; et ce cas se présente justement sur les vues dont il s’agit.

[9Je saisis cette occasion pour remercier MM. Jouvet et Cie, éditeurs du Magasin pittoresque, d’avoir bien voulu me prêter les clichés des figures 23, 24, 25, 26 et 28, MM. Masson, éditeurs, et G. Tissandier, directeur de la Nature, de m’avoir prêté celui de la figure 24, et MM. Gauthier-Villars et fils, ceux des figures 29 et 30.

[10Cet art a été désigné sous un si grand nombre d’appellations que l’on n’a que l’embarras du choix : Photogrammetric, Bildmesskunst, photographische Messkunst, Messbild-Verfahren, en Allemagne et en Autriche fototopografia, en Italie. Nous nous sommes encore décidés à le baptiser nous-même et nous avons adopté le nom d’iconométrie, en général, et de métrophotographie, quand les images sont photographiées.

[11J’ai été aidé, dans cette recherche, avec un rare dévouement, par M. le commandant Legros, à qui j’adresse ici mes vifs remerciements. Le prince Roland Bonaparte m’a signalé, de son côté, un traité publié au Canada.

[12C’était le titre de mon second mémoire publié en 1864, dans le Mémorial de l’officier du génie, et qui recevrait aujourd’hui celui de Métrophotographie ; le premier, qui a paru dans le même recueil en 1854, était consacré à l’application des vues dessinées à la chambre claire, c’est-à-dire à l’Iconométrie.

[13Le nombre des photographies rapportées, depuis quelques années, par les explorateurs, est pour ainsi dire incalculable ; ne voit-on pas combien il serait précieux, pour la cartographie, de donner à ces documents le caractère de registre d’angles que Beautemps-Beaupré avait si bien pressenti.

[14Je recevais, tout récemment, d’un commissionnaire en librairie de Francfort, un nouvel ouvrage sur la photogrammétrie (a) de M. Franz Schiffner, professeur à l’École royale de marine de Pola, intitulé : Die photographische Messkunst, et édité en 1892 à Halle, très documenté et très intéressant, malgré quelques vieilles redites empruntées à des brochures sans consistance (dont quelques-unes avaient même le caractère de réclame) et quelques inadvertances qui disparaîtront sans doute dans une nouvelle édition.

Dans une sorte de post-scriptum, l’auteur, après avoir considéré l’apparition des livres que M. Le Bon et le commandant Legros ont publiés dans ces derniers temps, comme une sorte de renaissance de la photogrammétrie en France, dit qu’il ressortirait de ce qu’ils exposent, à propos de l’invention de cet art, qu’elle n’appartiendrait pas à M. Meydenbauer, comme on est disposé à le croire en Allemagne (à quelques importantes exceptions près, aurait-il pu ajouter), mais à M. Laussedat. Il rappelle aussi que j’ai établi moi-même mon droit de priorité dans le Paris Photographe de P. Nadar, et il termine en disant qu’il appartient à M. Meydenbauer de porter la lumière sur ce point. Ou je me trompe fort, ou l’habile directeur-fondateur de l’Institut photogrammétrique de Berlin, dont le mérite, indépendant de la qualité de découvreur, ne parait contesté par personne, ne cherchera pas à me contredire, pour peu qu’il prenne la peine de consulter les publications imprimées que j’ai citées et que l’on doit trouver à Berlin. (Note postérieure à la conférence.)

(a) Il existe déjà toute une bibliographie consacrée au nouvel art, en allemand, en anglais, en français et en italien.

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