Je garderai toujours un souvenir charmant de l’excursion où, pour la première fois, je me trouvai en présence des Moulins de la mer de Glace. Nous venions du Montanvers et nous voulions, après avoir touché la moraine au pied du Tacul, retourner à Chamonix par le Mauvais-Pas et le Chapeau. L’eau limpide ruisselait de tons côtés en flots cristallins qui tombaient, avec un bruit charmant de cascade, dans d’innombrables crevasses aux parois d’azur. La chaleur du soleil d’août s’ajoutait à la fraîcheur de la glace pour nous convier à un repos durant lequel nous pûmes examiner en détail les curieux accidents que nos lecteurs ont maintenant sous les yeux.
Les moulins, comme on voit, sont des cavités profondes creusées verticalement dans la glace et dans lesquelles se précipitent des ruisseaux d’eau glacée. Il suffit d’un coup d’œil pour s’assurer que c’est à l’eau elle-même qu’on doit attribuer la formation des moulins ; en tombant dans une fracture du glacier, elle en corrode les bords et arrondit la paroi sur laquelle elle coule. Lorsque plus tard cette fracture se referme, le sillon demi-circulaire formé d’un côté se conserve, et en même temps, si l’ouverture est insuffisante pour débiter la totalité de l’eau, la paroi opposée se corrode à son tour et la cavité dans laquelle les eaux continuent à s’engouffrer devient un trou cylindrique ou aplati, à section circulaire ou elliptique. Leur diamètre est sensiblement uniforme, mais dans certains cas, il offre des variations produites par les érosions de l’eau renvoyée d’une paroi contre l’antre et de matériaux qu’elle charrie et entraîne dans ces gouffres ordinairement très profonds. Quand une nouvelle crevasse vient à s’ouvrir à l’amont d’un pareil puits, le ruisseau trouvant une nouvelle voie d’écoulement, le puits se trouve à sec et persiste jusqu’à ce que ses parois se soient rapprochées par le mouvement continuel de dilatation, qui cesse d’être neutralisé par le passage et l’action érosive de l’eau, souvent aussi des pierres d’un trop fort calibre tombent dans ces trous, s’arrêtent à une certaine profondeur, retiennent les menus graviers et forment des barrages qui s’opposent à l’écoulement. Aussi voit-on des puits, soit en activité, soit sans eau et entièrement vides, soit remplis jusqu’à leurs bords.
Un fait à noter à l’égard des moulins, c’est qu’ils ne restent point immobiles ; on n’en saurait douter depuis l’époque où Agassiz en fit comprendre deux dans le réseau trigonométrique établi par M. Wild sur le glacier de l’Aar. Au bout de quatre ans, ils avaient parcouru 300 mètres en aval de leur emplacement primitif, c’est-à-dire qu’ils avaient cheminé avec la même vitesse que les blocs de la moraine médiane près de laquelle ils existaient.
Cependant, en règle générale, dans les parages où nous voyons des moulins, nous les retrouvons chaque année, mais tous ne sont pas ouverts et, par conséquent, l’eau ne peut pas s’y engouffrer. Il y en a qui fonctionnent comme puits pendant plusieurs années, mais le plus grand nombre se ferme en hiver ; l’eau qui s’y jette en petite quantité pendant l’arrière-saison se gèle aux parois, obstrue le passage, le puits se remplit d’eau et toute la masse se gèle.
On peut dire que, sauf exception, un puits est en activité une année : un nouveau puits s’ouvre l’année suivante, à peu près à la même place que celui qui l’a précédé.
Il faut attribuer à l’existence même des moulins l’action spéciale de l’eau des glaciers sur les roches constituantes du fond. Cette eau, chargée de sable et de galets, venant, grâce à la conduite verticale des moulins, frapper les roches à peu près perpendiculairement et longtemps à la même place, y creuse des cavités circulaires ou des canaux sinueux à rebords arrondis, semblables à ceux que nous avons décrits, il y a quelques années, dans ce même Recueil, sous le nom de Marmites des géants. On se rappelle que celles-ci constituent l’une des preuves les plus fortes du développement antique des glaciers dans certaines régions d’où ils ont complètement disparu maintenant.
On nous saura gré de reproduire ici le’ récit de l’excursion faite par Agassiz dans la profondeur d’un moulin du glacier de l’ar ; le nom de l’illustre auteur et la probabilité qu’on ne recommencera pas de sitôt une entreprise aussi téméraire, justifieront amplement cette citation :
« Les guides, dit Agassiz, fixèrent au bout de la corde une planche qui devait me servir de siège, puis ils m’attachèrent à cette même corde au moyen d’une courroie qu’ils me passèrent sous les. bras, de manière à me laisser les mains libres. Pour me garantir contre l’eau qui n’avait pu être détournée complètement, ils me couvrirent les épaules d’une peau de chèvre et me mirent une casquette de peau de marmotte sur la tête. Ainsi accoutré, je descendis, muni d’un marteau et d’un bâton. Mon ami Escher de la Linth devait diriger la descente ; il se coucha à cette fin sur le ventre, l’oreille penchée au bord du précipice, afin de mieux entendre mes ordres. Il fut convenu que si je ne demandais pas à remonter, on me laisserait descendre aussi longtemps que M. Escher entendrait ma voix. J’arrivai sans obstacle jusqu’à une profondeur de 25 mètres, observant avec intérêt la structure lamellaire du glacier et les petits glaçons qui étaient suspendus de tous côtés aux parois du puits. Ces glaçons avaient de 3 à 15 centimètres de longueur et quelques millimètres seulement de diamètre ; ils étaient arqués comme des agrafes implantées dans la paroi et résultaient bien évidemment d’un suintement de l’eau à travers la glace, car s’ils eussent été le résultat de l’eau de la surface du glacier, ils n’auraient été ni aussi uniformes ni aussi également répartis sur toutes les parois. Ceux qui provenaient réellement de la cascade supérieure étaient beaucoup plus grands, accolés contre le mur de glace et, de plus, limités à l’une des faces du couloir. Il me sembla que les bandes de glace bleue devenaient insensiblement plus larges 11 mesure que je descendais, elles étaient en même temps moins tranchées et contrastaient aussi moins nettement avec les glaçons ou bandes de glace blanche. Je rencontrai à environ 25 mètres une cloison de glace qui divisait le puits en deux compartiments ; j’essayai d’entrer dans le plus large, mais je ne pus pénétrer à plus de 1,50m à 2 mètres, parce que le couloir se divisait en plusieurs canaux étroits. Je me fis remonter, et, manœuvrant de manière à faire dévier la corde de la ligne verticale, je m’engageai dans J’autre compartiment. Je’ m’étais aperçu, en descendant, qu’il y avait de l’eau au fond du trou, mais je la croyais à une bien plus grande profondeur ; et, comme mon attention était surtout dirigée sur les bondes verticales, et que je suivais toujours des yeux, grâce à la lumière que réfléchissaient les parois brillantes de la glace, je fus très surpris lorsque, tout à coup, je me sentis les pieds dans l’eau. J’ordonnai qu’on me remontât, mais l’ordre fut mal compris, et au lieu de me remonter, on me laissait toujours lentement descendre. Je poussai alors un cri de détresse qui fut entendu, et l’on me retira avant que je ne fusse dans le cas de nager. Il me semblait que, de ma vie, je n’avais rencontré d’eau aussi froide ; à sa surface flottaient des fragments de glace, sans doute des débris de glaçons. Les parois du puits étaient âpres au toucher, ce qui provenait sans doute des fissures capillaires. Lorsque j’arrivai à la surface, mes amis m’avouèrent qu’ils avaient eu un moment de rude angoisse en m’entendant crier du fond, du puits ; ils avaient eu toutes les peines possibles à me retirer, bien qu’ils fussent au nombre de huit. J’avais moi-même peu réfléchi au danger de ma position, et il est certain que si je l’avais connu, je ne m’y serais pas exposé ; car il eût suffi que le choc de la corde eût détaché l’un des gros glaçons collés contre les parois du gouffre pour que ma perte fût certaine. Aussi je ne conseille à quiconque ne serait pas guidé par un puissant intérêt scientifique de répéter une pareille expérience sans les précautions les plus minutieuses. »
On ne peut étudier les moulins et autres cavités des glaciers sans être frappé de leur étroite analogie avec les cavernes qui perforent en tous sens la masse des roches proprement dites. La glace renferme en grand nombre de ces antres, qui, dans les calcaires, ont été si souvent habités par les hommes et par les animaux quaternaires, C’est ainsi, entre beaucoup d’exemples, qu’un jour du mois d’août 1841, les ouvriers occupés à forer un trou dans le glacier de l’Aar virent le perçoir s’échapper tout à coup de leurs mains : ils étaient alors à la profondeur de 30 mètres. En même temps, on vit arriver à la surface une grande quantité de bulles d’air. L’eau cependant ne s’écoula pas du trou, d’où il faut conclure que la cavité rencontrée par le perçoir était une cavité fermée.
Les faits de ce genre s’ajoutent à ceux qui conduisent les géologues à considérer l’eau sous toutes s’es formes comme une roche véritable, tout à fait comparable aux autres.
Stanislas Meunier