M. Wyrouboff, professeur d’histoire des sciences du Collège de France, était Russe de naissance : il devait à cette origine une intelligence souple, lui permettant de s’assimiler les connaissances les plus variées ; il étudia la médecine, dirigea la revue positiviste de Comte, fit de nombreuses recherches de cristallographie et de chimie, professa au Collège de France l’histoire des sciences, et tout cela avec la même facilité, la même aisance, comme en se jouant.
Il parlait et écrivait le français, avec une correction et une élégance que l’on rencontre rarement chez nos compatriotes ; c’est qu’en effet, dès l’âge de huit ans, il parlait couramment, non seulement sa langue maternelle, mais encore l’allemand et le français. Grâce à cette connaissance des langues vivantes, il put entrer à l’École de la noblesse de Saint-Pétersbourg, où l’appelait la situation sociale de sa famille ; il Y reçut une instruction encyclopédique qui développa ses qualités naturelles, et, à sa sortie, possédant une fort jolie fortune, il explora la Perse, pays alors à peu près inconnu. Il parcourut ensuite l’Europe occidentale, travaillant successivement dans les laboratoires de Naples, de Genève, de Berlin. Comment l’amour de la science s’était-il emparé de Wyrouboff ? Je ne sais, mais toujours est-il qu’à 25 ans, il publiait son premier travail sur la coloration de la fluorine, associant dès le début les deux sciences qui devaient l’aire la joie de sa vie scientifique, la chimie et la minéralogie. Expliquer les propriétés physiques des cristaux en s’appuyant sur la seule structure, tel a été son but en cristallographie. Il a publié de nombreux mémoires sur les différents chapitres de celle science : sur l’individualité de la particule cristalline, l’origine de la polarisation rotatoire, le polymorphisme, l’isomorphisme. La chimie lui fournissait des matériaux, qui d’ailleurs étaient également utilisés par son ami Mallard , que ses goûts poussaient plutôt vers la méthode physique. Pendant 20 ans, les chimistes de Paris lui ont envoyé, pour être étudiés, les cristaux obtenus dans leur laboratoire ; de plus il entreprit des recherches d’un caractère plus exclusivement chimique sur les silicotungstates, sur les terres rares avec son ami Verneuil. Wyrouboff s’était en effet fixé à Paris et fait naturaliser Français ; il aimait la France et le prouva bien en 1870 ; sa conduite lui valut la croix de la Légion d’honneur. Il était très fier de sa décoration : quand on voulut le nommer officier au titre scientifique, il refusa, ne voulant pas que la rosette cachât le ruban de 70. Dernièrement encore, déjà malade, apprenant que l’on distribuait une médaille aux combattants de l’année terrible, il fit toutes les démarches pour l’obtenir et réunit ses amis pour fêter sa décoration : ce fut la dernière réunion. Il n’avait pas d’ailleurs oublié sa patrie et il prit part à la campagne contre la Turquie, puis aux guerres intestines d’Espagne. Il ne tarissait pas d’anecdotes sur cette dernière campagne, pendant laquelle, disait-il, il n’avait jamais vu de blessé.
Très spirituel, très paradoxal, il était la vie des réunions auxquelles il assistait ; mais s’il était combatif, jamais ses attaques ne cachaient la moindre arrière-pensée. D’une grande dignité de caractère, il n’admettait aucune compromission ; aussi était-il mal vu dans le monde officiel ; mais il s’en consolait facilement en pensant aux amitiés sincères qui l’entouraient.
F. Wallerant membre de l’Institut