Les lépidoptères de la Nouvelle-Guinée et de la Malaisie

Jules Künckel D’Herculais, La Nature N°353 - 6 mars 1880
Dimanche 8 mars 2009 — Dernier ajout lundi 5 avril 2010

Le polymorphisme et l’apparition des espèces nouvelles

Pour donner une dée complète de la faune entomologique de la Nouvelle-Guinée, il faudrait écrire bien des pages et les accompagner de nombreux dessins, mais en effleurant un sujet on peut à la dérobée jeter quelques aperçus, souvent plus instructifs que de longues énumérations, que de méticuleuses descriptions. J’aurais pu décrire certains insectes Diptères des plus singuliers, qui portent, implantés sur les joues, d’énormes appendices dilatés 011 branchus, rappelant par leur forme, soit la ramure des élans, soit je bois des daims et des cerfs, d’où les noms d’Elaphomyia alcicornis, cervicornis, mais je me suis souvenu que Wallace, à qui l’on doit leur découverte, les avait figurés (The Malay Archipelago, p. 502). J’aurais pu mentionner certains Coléoptères des plus beaux et des plus éclatants qui soient au monde, les Eupholus, certains autres charançons au corps agréablement nuancé dont les mâles sont ornés d’antennes immenses qui les font ressembler à des Cérambycides (vulgo Longicornes) ; mais Wallace en a parlé mieux que je ne saurais le faire, et la couleur ne viendrait pas me seconder. J’ai pensé qu’il y aurait intérêt à passer en revue les Lépidoptères, à étudier leur distribution géographique à travers l’Océanie, à suivre d’île en île un genre, une espèce, afin d’en observer méthodiquement les variations ; l’étude des Papillons, entre tous les insectes, nous fournira une moisson de documents précieux, d’où nous déduirons une foule d’arguments très favorables à la doctrine de la mutabilité des espèces, de l’apparition continue des formes nouvelles. C’est Bates et Wallace qui, les premiers, ont attiré l’attention sur le polymorphisme des Lépidoptères et ont fait ressortir les conséquences que l’on pouvait en tirer pour expliquer l’origine des espèces.

La majorité des Papillons rapportés de la Nouvelle-Guinée appartient à des genres actuellement répandus dans l’archipel malais ; il n’est presque pas d’espèces qui soient absolument indigènes ; mais un fait frappe tout d’abord le naturaliste : sur chacune des îles, les Lépidoptères ont pris souvent des formes et des colorations différentes, de telle sorte que les mêmes espèces ont quelquefois les aspects les plus dissemblables ; dans d’autres cas, ces espèces sont remplacées par d’autres ayant avec elle la parenté la plus étroite ; les caractères distinctifs deviennent alors si fugaces qu’il faut l’œœil exercé d’un entomologiste de profession pour les apprécier.

Un magnifique papillon, l’Ornithoptère Priam, aux ailes de velours noir profond relevées de bandes de velours vert chez le mâle, se rencontre aussi bien en Papouasie, à Salwatty, à Dorey, à l’île Mafor, qu’à Ceramet à Amboine. II est remplacé aux îles Aru par l’Ornithoptera Aruana dont le mâle porte une bande de velours vert en plus ; à la Nouvelle-Galle du Sud ( Australie) par l’O. Richmondi, qui ne diffère guère du Priam que par la taille plus petite ; à la Nouvelle-rlande par l’O. Urvilliana, dont les bandes, disposées de la même façon, sont de velours bleu ; à Batchian, à Gilolo, par l’O. Crœsus, aux bandes du plus splendide velours jaune orange. Chaque île, chaque région présentant une forme apparentée à laquelle on adonné un nom particulier, les anciens auteurs ont été conduits à admettre que chacune de ces formes insulaires constituait une espèce distincte ; aujourd’hui quelques entomologistes aux larges vues, notamment M. Kirby, auteur d’un excellent catalogue synonymique des Lépidoptères, ne considèrent plus ces prétendues espèces que comme des variétés géographiques dune forme unique, l’Ornithoptera Priamus.

Tous les autres Ornithoptères, l’0. Amphrisius excepté ; ont les ailes supérieures noires, quelquefois nuancées de gris et les ailes inférieures marquées de taches oranges ayant le brillant de la soie ; le magnifique O. Hippolithus des Célèbes, d’Amboine, de Ceram, de Gilolo, des îles Morty, a les ailes inférieures bordées d’un damier de velours noir et jaune ; l’O. Pompeus, de Sumatra, de Java, de Bornéo, des Célèbes a les ailes inférieures jaunes toujours bordées de noir et souvent coupées par une série, de points noirs ; l’O. Amphrysius de Malacca, Java, Bornéo se distingue de tous les autres, les ailes supérieures étant marquées de jaune comme les inférieures ; 1’0. Triton de Ternate, Tidore, Gilolo a des femelles affectant deux formes ; les ailes supérieures sont tantôt entièrement noires, tantôt noires coupées par une large bande blanche ; les ailes inférieures, chez ces deux sortes de femelles et chez les mâles, portent des taches noires orbiculaires dans les espaces jaunes. On peut dire que ces remarquable, ; Lépidoptères sont particuliers à l’archipel ndo-Malais, car deux espèces seulement, sur une quinzaine, habitent lune Ceylan, l’autre le continent asiatique.

Parlerai-je du merveilleux Papilio Ulysses, aux ailes bleu métallique encadrées de velours noir , qui rivalisent d’éclat et de chatoiement avec celles des plus beaux Morphos du Brésil ; quelquefois la coloration bleue se prolonge comme des flammes jusqu’au bord des ailes inférieures, ainsi qu’on l’observe dans la variété Telegonus, plus magnifique encore, s’il est possible, que le type lui-même. Je dirai simplement que la distribution géographique de ce Lépidoptère est fort étendue, car il habite , aussi bien Amboine, Ceram, Batchian, Gilolo, Dorey, Woodlark que l’Australie (Queens’Iand) et se retrouve, sous la figure d’une espèce affine, à la Nouvelle-Calédonie (P. Montrouzieri) .

Le plus intéressant peut-être des Papillons de la région ndo-malaise est sans contredit le P. Memnon, qui présente une série de formes distinctes, de variétés à coloration disparate ; le mâle a toujours les ailes noires interrompues de semis d’écailles bleu cendré parallèles aux nervures ; les femelles, au contraire, se montrent au moins sous trois aspects absolument dissemblables ; leurs ailes supérieures ont la même coloration, elles sont grises nterrompues de lignes parallèles aux nervures, d’une teinte plus foncée avec une tache rouge ou jaune à la base ; mais leurs ailes inférieures varient autant dans le système de coloration que dans la forme ; tantôt elles sont presque semblables à celles des mâles, tantôt elles sont coupées par une bande blanche nuancée de jaune à sa partie interne, tantôt elles sont ornées de six taches blanches, d’une bande noire et d’une bordure alternativement jaune et noire, mais, chose très remarquable, portent une large queue spatulée. jamais les anciens auteurs n’auraient soupçonné quelque parenté entre ces différents êtres, pour eux ils constituaient autant de types particuliers, autant d’espèces : c’étaient les P. Memnon, Agenor, Anceus, Achates. II a fallu la patience et la sagacité des naturalistes qui élevèrent des chenilles (Payen et Bocarmé, à Java) et observèrent des accouplements (Wallace) pour démonter que toutes ces prétendues espèces n’étaient que des formes particulières d’une même espèce le P. Memnon.

Le P. Deiphobius présente exactement les mêmes phénomènes de variabilité que le Memnon ; le P . Ormenus possède également trois sortes de femelles, l’une analogue au mâle, et deux autres n’ayant aucun rapport entre elles, aucun trait de ressemblance avec le mâle, la disposition comme la coloration des taches étant absolument différentes.

Si nous réfléchissons qu’à côté de ces espèces polymorphes viennent se grouper des espèces affines, mais réellement distinctes à l’époque actuelle, ne sommes-nous pas en droit de penser que ces espèces affines, comme les espèces types, dérivent par sélection sexuelle prolongée, par isolement insulaire de quelques formes primitives ; en effet ne voyons-nous pas que les P. Ascalaphus et P. Deiphobius mâles sont entièrement semblables en dessus au point de ne pouvoir être distingués, et complètement méconnaissables en dessous ; ne constatons-nous pas qu’il existe les rapports les plus étroits dans la disposition des taches et la coloration entre les P. Adrastus, Tydeus et Ormenus ; ces espèces, aujourd’hui distinctes, ne sont-elles pas les descendantes de certaines variétés d’Ormenus, et les variétés actuelles, manifestation de la puissance créatrice de la nature sans l’intervention de la main de l’homme, ne sont-elles pas susceptibles de se fixer à leur tour et de faire souche d’espèces ? Wallace le pense et nous sommes tous portés à penser comme lui.

Les Nymphalides ont de nombreux représentants en Océanie ; mais certains genres de cette immense famille y sont plus particulièrement répandus ou même lui appartiennent en propre ; les Danaines s’y rencontrent en foule, les Euplœa, aux reflets du plus beau bleu, habitent surtout le,s archipels de la Malaisie, mais hantent aussi la Papouasie, l’Australie, la Nouvelle-Calédonie et même les îles Fidji, sans cependant déserter le continent asiatique (partie orientale et méridionale), deux d’entre elles volent même à Bourbon et à Madagascar. Les Danais, qui se font remarquer par l’étendue de leur aire de distribution géographique, sont intéressantes à plus d’un titre, car l’une des espèces, D. Chrysippus, Lin. , se rencontre en Cochinchine, dans l’Inde, à Madagascar, en Abyssinie, en Égypte, en Syrie et arrive en Europe ; le D. Plexippus offre des variétés, au moins douze, si caractérisées qu’on en a fait autant d’espèces distinctes. Les Hestia sont certainement les plus grandes, les plus belles, les plus élégantes entre toutes les Danaines : leurs ailes immenses, presque transparentes, d’un blanc brillant aux nervures noires, aux taches également noires, ont un aspect qui ne se rencontre dans aucun autre papillon, aussi avons-nous pensé qu’il y aurait profit à représenter lune d’elles, l’H, d’Urvillei, qui a été découverte en Nouvelle-Guinée par les naturalistes de l’Astrolabe et a été rapporté depuis par MM. Raffray et Maindron, ainsi que par M. Laglaise. Tout ce que nous savons des mœœurs des Hestia se borne à très peu Je chose : leurs immenses rames aériennes ne leur permettent que de voler lourdement, elles aiment à se poser sur les fleurs des Hibiscus (flamboyants) ; mais si les observations des voyageurs ne permettent pas d’écrire leur histoire, nous pouvons dire qu’elles sont toutes confinées, à une exception près, dans l’archipel malais (Bornéo, Java, Célèbes, Philippines, Bourou, Ceram, Amboine, la Nouvelle-Guinée, Îles Aru). Les H. ldea, Aza, Blanchardi, d’Urvillei, Leuconœ ont d’étroites affinités, toutes ont deux taches noires de forme spéciale au sommet de la cellule discoïdale ; n’y a-t-il pas lieu de penser, d’après les conceptions de Wallace, qu’elles représentent différentes formes dérivées graduellement, à la suite des temps et sous l’influence de l’isolement insulaire, d’un type unique.

L’Eronia Jobœa, qui appartient à l’immense tribu des Piérines, habite aussi bien la Papouasie que l’ Australie, mais revêt deux aspects très dissemblables ; sous le premier, elle est uniformément vert clair avec la bordure des ailes, noire ; nous la représentons h gauche sur la planche ci-jointe ; sous le second, elle est également verte, mais toutes les nervures des ailes sont noires.Il est un genre de la tribu des Morphines qui se trouve exclusivement en Malaisie et en Papouasie et présente un grand ntérêt ; de teinte jaunâtre, quelquefois interrompue de blanc, tous ses représentants sont caractérisés par l’existence à la face inférieure des secondes ailes de deux grands yeux, que parfois on aperçoit également sur la face supérieure. II semble que la nature se soit plus à établir entre eux toutes les transitions, à créer de nombreuses variétés ; aussi les auteurs ont-ils multiplié les espèces ! Au témoignage de Kirby, dix d’entre elles ne seraient que des formes particulières, des concrétions polymorphiques du Tenaris Horsfieldü ; nous avons représenté l’une d’entre elles, le T. Catops. Il y’a de grandes probabilités pour que la réunion de ces dix espèces soit fondée, mais les renseignements que nous possédons ne nous permettent pas d’accepter définitivement l’opinion de l’auteur anglais, quoiqu’il soit plus que probable qu’il ait raison. C’est aux naturalistes voyageurs de venir au secours des naturalistes de cabinet. S’ils ont le don de l’observation, ils nous rapporteront des renseignements mille fois plus précieux que les collections qu’ils pourront former ; jusqu’ici la zoologie descriptive a procédé par voie d’analyse, en cataloguant et décrivant les formes ; aujourd’hui nous pouvons espérer qu’elle utilisera avec succès les procédés de la synthèse.

Jules Künckel D’Herculais

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