Avant de terminer ce travail, il est nécessaire de jeter un coup d’œil rétrospectif sur les faits détaillés que nous venons d’étudier, afin de bien comprendre quelles sont les conclusions générales que nous pouvons en déduire.
Un point important est aujourd’hui bien prouvé : c’est que le lehm est le produit de la trituration et de la lixiviation ,des roches par les glaciers et les eaux provenant de la fonte des neiges. Les localités où ce lehm se rencontre ; la hauteur à laquelle il parvient sur le flanc des montagnes, la nature des débris, des blocs erratiques qu’il renferme dans son sein.Tes restes des animaux qu’on y trouve enfouis, tout concorde à prouver que nous avons là le résultat du travail des forces immenses développées par les anciens glaciers. Cependant un certain nombre de personnes ont de la peine à se rendre à l’évidence des faits, demandent des preuves plus palpables encore et disent : Si le lehm est bien positivement le résultat du travail glaciaire, pourquoi des dépôts de même nature ne se forment-ils plus aujourd’hui au pied de nos glaciers actuels ? — Il est bien facile de répondre à cette objection, qui est peu sérieuse, et de montrer qu’à l’époque présente les phénomènes sont exactement les mêmes qu’aux, époques passées, seulement ils agissent avec une intensité différente et sur un théâtre beaucoup plus restreint.
Pendant l’époque glaciaire, les immenses champs de glace qui, du mont Blanc et du mont Rose, dans le haut Valais, transportaient les, blocs erratiques que nous retrouvons sur les hauteurs de Sainte-Foy, de Fourvières et dans la plaine bressane, étaient semblables à ceux que les voyageurs peuvent étudier aujourd’hui au Groenland et dans les régions polaires. L’étendue longitudinale de ceux qui venaient directement du mont Blanc devait être au moins de trente-cinq lieues ou 140 kilomètres, Le grand glacier du Rhône, qui prenait son point de départ au Galenstock pour arriver à Lyon, avait une longueur d’au moins 220 kilomètres. Ces dimensions, qui peuvent paraître excessives et qui font hausser les épaules aux adversaires de la période glaciaire, n’ont cependant rien d’extraordinaire. Au Groenland, dans le détroit de Smith, les docteurs Kane [1] et Hayes [2], ces savants et courageux explorateurs des terres polaires, ont étudié des glaciers de 110 kilomètres de large ,et dont la longueur, encore inconnue, doit être au moins égale à celle du continent australien !
Déjà en, 1859, lord Dufferin, le célèbre voyageur dans les régions arctiques, disait : « Les grands glaciers sont les traits principaux du Spitzberg ; toutes les vallées de l’île sont occupées, on peut même dire comblées par eux. Ils donnent en quelque sorte le spectacle de ce qu’a été l’Angleterre lors de la période géologique oit le Snowdon se souleva à travers les nuages, et où chaque vallon du pays de Galles était un lit de glacier. Mais ceux de la baie des Anglais sont loin d’être les plus grands du Spitzberg … » Scoresby en mentionne plusieurs qui ont 40 à 50 milles en longueur, Sur 9 à 10 de largeur, et qui présentent à leur point de jonction avec la mer des précipices de 400 à 500 pieds d’élévation [3].
Le continent groenlandais a en moyenne 200 myriamètres de long, sur 100 de large, c’est-à-dire 20,000 myriamètres carrés. En évaluant d’une manière très modérée à 165 mètres la profondeur de la glace qui le recouvre, nous avons pour le volume total de cette eau congelée le chiffre de 330 trillions de mètres cubes, résultat presque fabuleux au premier aspect [4]. On ne se rend que difficilement compte et on n’attache pas toujours assez d’importance à la colossale puissance dynamique qui doit résider dans de pareilles masses de glace toujours en mouvement. Tout est broyé par une semblable force, d’une intensité incalculable, et les roches calcaires surtout sont alors converties en cette pâte fine et homogène qui est ensuite reprise, travaillée à nouveau par les eaux de fusion et qui constitue le véritable lehm.
Les anciens glaciers de la vallée du Rhône, en étendue et en puissance, étaient semblables à ceux du Groenland. On ne peut les comparer à ces petits rognons de glace enclavés entre deux parois de rochers, qui constituent la plupart des glaciers de nos jours, comme ceux de Rosenlaui, de Grindelwald, etc. Ces glaciers minuscules fondent avec une rapidité extraordinaire depuis quelque temps, et bientôt il n’en restera probablement que le souvenir. Mais chaque fois que le bassin d’alimentation est suffisant et la nature des roches appropriée, il est très facile de voir que nos petits glaciers actuels travaillent comme les géants de l’époque glaciaire et comme ceux du Groenland et du Spitzberg, Les personnes qui nient l’action des anciens glaciers, pour se convaincre, n’ont qu’à étudier et à explorer les principaux glaciers des Alpes, au lieu de se livrer à des théories de cabinet ; après avoir exploré, ainsi que nous l’avons fait depuis quinze ans, ces fleuves solidifiés, elles verront que cette formation du lehm s’opère encore sur une large échelle à la base et sous certains glaciers. Nous pourrons citer, comme exemples, le grand glacier d’Otemma en haut de la vallée de Bagnes (Valais) ; il y a là des schistes gris 0. bélemnites, dont l’âge est encore indéterminé, et dont la trituration donne lieu à la genèse d’un véritable lehm brun, semblable à celui qu’on rencontre dans bien des points du bassin du Rhône ; dans la même localité on voit le remarquable glacier de Gétroz, qui broie de puissantes assises dolomitiques. Partout, dans cette vallée, on trouve d’épaisses couches de lehm, là où les eaux pluviales et les torrents ne l’ont point entraîné. Ce sont des dépôts gris, ressemblant, à part la couleur, entièrement à ceux de la Bresse. Nous verrons plus loin d’où provient cette différence. Le grand glacier du Görner, mais surtout celui de Zmutt, dans la vallée de Zermatt, offrent à leur base d’immenses amas de déjections qui sont bien du lehm véritable. Ce sont là des moraines, si l’on veut, mais des moraines de plusieurs kilomètres d’épaisseur, dont les éléments grossiers sont cimentés par la boue fine dont nous avons parlé. Cette boue, lorsqu’elle est reprise par les eaux, après un certain nombre d’années, ressemble au lehm vrai et renferme alors des débris de corps organisés comme celui des environs de Lyon.
Sur la rive droite du Rhône, les grands glaciers du Wildstrübel, provenant de plaines immenses de glace, polissant des assises jurassiques et tertiaires, nous présentent des dépôts analogues. Le plus grand glacier des Alpes, celui d’Aletsch, qui s’étend depuis la Yungfrau et le Mönch jusqu’à une petite distance de Brigg, sur une longueur de 32 kilomètres, nous offre, eu égard à son volume et à son étendue, des moraines médiocres et une faible formation de lehm Cela se comprend facilement : son lit tout entier est creusé dans des roches granitiques de la plus grande dureté. Il peut à peine entamer les parois de sa couche ; il se contente de broyer seulement la petite quantité de débris qui tombent dans les crevasses nombreuses dont son large dos est sillonné. Encore ces débris sont-ils peu considérables, les hautes sommités qui entourent le glacier d’Aletsch étant presque toutes protégées par d’épaisses couches de neige et par de grands névés. La dégradation due à l’influence des agents atmosphériques n’a donc que peu d’importance. Les pics nus, au contraire, tels que le mont Gervin et certaines aiguilles de la chaîne du mont Blanc, s’éboulent constamment avec une énergie incroyable. À chaque instant, ce sont des chutes de centaines de mètres cubes de pierres qui descendent en bondissant dans les vallées supérieures avec des détonations semblables à celles d’une artillerie formidable [5].
Le glacier de Kander, dans la vallée de Gastern, celui du Tschingel, dans la vallée de Lauterbrunnen, celui de l’Aar, près du Grimsel, donnent lieu à des formations analogues. Celui du Rhône, si réduit actuellement, ne nous présente plus que quelques anciennes moraines cimentées par un lehm assez récent.
Dans le Valais, on peut voir entre Sion et Sierre des collines élevées, traversées en partie par la route de terre, et couvertes actuellement de pâturages et d’épais bois de pins. Ce sont là de belles et immenses moraines laissées par l’ancien glacier du Rhône. La vallée a dû, à une certaine époque, être entièrement barrée ; mais le fleuve, en déplaçant son cours, a coupé ces collines en plusieurs points. Les eaux pluviales les ont ravinées, et dans les creux se sont formés ainsi de petits dépôts de vrai lehm, entièrement digne de ce nom, et présentant dans son sein des restes organiques. Là nous avons pu constater la présence de plusieurs Helix, de Clausilia, de Cyclostoma, que nous trouvons dans le lehm des environs de Lyon. Nous y avons trouvé également les ossements de la marmotte, du chamois, de la chèvre, du cochon et dn mouton. Ces intéressantes collines nous présentent donc, sur un espace restreint de quelques kilomètres carrés, le tableau très instructif de tous les phénomènes glaciaires passés : moraines frontales gigantesques portant encore sur leur sommet de gros blocs erratiques, boue glaciaire cimentant tous les débris, et lehm vrai dans les creux et les vallons.
Les glaciers des hautes régions des Alpes françaises et des Pyrénées, les glaciers suspendus, comme on les appelle, ne donnent pas lieu à la formation de ces vastes moraines dont les éléments lavés, mélangés et transportés par les eaux, constituent ailleurs la formation du lehm [6].
Ces glaciers suspendus détachent des fragments de rochers, font tomber les pierres qu’ils reçoivent sur leur dos dans les abîmes et les vallées inférieures où elles sont saisies et roulées par les torrents. Ceux-ci les transforment en cailloux arrondis, tandis que les parties tendres de ces mêmes roches, entraînées en suspension par les eaux, vont former au loin ces dépôts boueux et sablonneux qui caractérisent les vallées de la Durance, de l’Arve, du haut Rhône, etc. Dans ces vallées, aux cours d’eau rapides, le véritable lehm ne pent se former ; le temps manque pour les remaniements lents, pour le travail de désagrégation, pour les actions chimiques qui transforment petit à petit les détritus glaciaires en terre à pisé.
Le géologue qui parcourt les plaines bressanes et les environs de Bourg ne peut s’empêcher d’être surpris à la vue de cette puissante couche de lehm qui recouvre partout le sol primitif. En se dirigeant sur les élévations de terrain recouvertes par la forêt de Seillon, son étonnement cessera, s’il veut bien se remémorer les faits sur lesquels nous venons d’insister. En regardant à l’ouest, il apercevra, au milieu d’une dépression du Revermont, l’Aiguille-Verte (4127 mètres), du massif du mont Blanc. Le sommet lui-même du géant des Alpes est invisible ainsi que la chaîne du mont Rose, cachée par des montagnes secondaires. De ce côté, le terrain s’élève insensiblement jusqu’à 4000 mètres, en passant par les vallées du Jura et du massif situé au nord d’Annecy. Du côté de l’est, l’observateur constatera que le plateau bressan s’incline visiblement jusqu’aux montagnes du Mâconnais et du Lyonnais, qu’il distinguera très nettement à l’horizon. Qu’il admette, pour un instant, l’existence d’un glacier infiniment moins grand que celui observé, en 1853 et en 1855, par Kane et par Hayes, et tous les phénomènes de la formation du lehm s’expliqueront de la façon la plus claire et la plus naturelle. Ce grand glacier, formé par les deux branches qui venaient, l’une du haut Valais, l’autre du massif du mont Blanc, après avoir rempli le bassin du Léman, débordait par toutes les gorges du Jura, pénétrait dans toutes les dépressions de cette chaîne, en rabotait la surface, en égalisait les aspérités, en broyait les éléments et les entraînait lentement dans la plaine bressane. Sur ce large plateau, les courants glaciaires perdaient leur vitesse, d’immenses amas de boue glaciaire se déposaient partout. Ces couches ont été travaillées et retravaillées par les glaces et les eaux, reprises et délaissées à nouveau, soumises à des pressions énormes, et enfin nivelées par le retrait des glaces et les eaux de fusion. Ainsi s’expliquent la masse, l’homogénéité et la nature de ce dépôt. Les roches jurassiques tendres ont été facilement entamées par ce puissant soc de charrue ; la couleur jaune du lehm est la même que celle de certaines assises jurassiques friables ; la composition est presque identique : le lehm contient une très forte proportion de carbonate de chaux ; sa silice lui a été fournie surtout par le broiement des roches alpestres, et cette silice a été apportée par le glacier lui-même ou par les eaux qui en découlaient.
Les choses se sont passées là comme pour le lehm qui recouvre une partie de la vallée du Rhône, en face de Lyon. Les glaciers de l’Isère arrivaient dans la plaine dauphinoise, en passant par-dessus toutes les dépressions des chaînes secondaires jurassiques du Bugey et de la Grande-Chartreuse, Ces glaciers ont laissé partout des traces de leur passage, étudiées avec un soin minutieux par deux de nos compatriotes [7]. Ils ont dénudé les crêtes inférieures, jonché les vallées et les plaines de débris qu’ils ont lavés et transportés par leurs torrents, pétris sous leurs masses puissantes, et labourés ensuite de nouveau profondément ; ils ont ainsi donné naissance à ce beau lehm typique qui recouvre les environs de Lyon.
Ces grands glaciers n’ont pas toujours gardé les mêmes limites. Comme ceux de nos jours, ils avançaient et reculaient pendant de longues périodes. De là des déplacements considérables des moraines, des triturations plus au moins actives, et des fusions considérables, qui devaient faire charrier par des torrents violents d’immenses quantités de débris de toutes sortes, des alluvions et du lehm.
Si le vrai lehm jaune se voit si rarement à l’état de formation actuelle auprès de nos glaciers, c’est que presque tous ces derniers se trouvent au milieu do roches granitiques, qui ne peuvent fournir les éléments d’un lehm calcaire et jaune. Ceux qui se trouvent dans des conditions favorables sont malheureusement presque microscopiques, et ne peuvent donner lieu qu’à lm travail de désagrégation d’une importance très minime [8].
Voilà, pour nous, comment cette vallée du bassin moyen du Rhône, depuis Lyon jusqu’aux Alpes, depuis Mâcon jusqu’au mont-Blanc, se trouve remplie de lehm ; pourquoi partout abonde la boue glaciaire, d’anciennes moraines et des blocs erratiques. Notre explication n’est point une théorie élevée au hasard ; elle est rigoureusement déduite des faits observés avec soin par des savants nombreux et dignes de foi ; elle s’appuie sur l’observation des phénomènes naturels, des forces encore actuellement en exercice dans nos Alpes et dans nos régions polaires. Nous allons montrer comment tous ces faits physiques et géologiques sont entièrement corroborés par l’étude de la faune quaternaire dont nous retrouvons les restes dans le le hm et les alluvions.
Ursus spelœus. — L’ours n’est point un animal qui aime la chaleur. Dans les pays où la température est élevée, il habite les hautes montagnes qui lui offrent une fraîcheur relative. L’ours des cavernes tient le milieu entre l’ours ordinaire de nos pays (Ursus arctos), l’ours blanc (Ursus maritimus), et l’ours gris d’Amérique (Ursus ferox). Comme tous les ours, il devait être protégé par une épaisse fourrure. L’habitude qu’il avait de vivre dans de profondes cavernes [9] au lieu de rester errant, comme l’ours des pays chauds, prouve déjà que le pays devait être froid, plus froid qu’il ne l’est aujourd’hui, car l’espèce qui habite actuellement le Jura se contente des abris que peut lui fournir la forêt.
La fréquence de ces immenses repaires d’ours, très nombreux dans certaines parties de l’Europe, prouve de plus que le pays devait être extrêmement giboyeux. Ce ne sont point de petits animaux qui peuvent suffire à repaître de pareils colosses, il leur fallait de belles et bonnes pièces de venaison fournies par les troupeaux d’antilopes, de bisons et de bœufs. D’après les reliefs de leurs repas plantureux, on peut affirmer que les troupeaux de rennes, de cerfs, d’aurochs et de chevaux devaient fournir au grand ours des cavernes une nourriture aussi abondante que variée.
Ursus arctos. — La présence des restes de cet animal dans le lehm et les alluvions ne manque pas d’avoir une certaine importance pour caractériser le climat de l’époque quaternaire. L’ours de nos pays aime les vallées sombres et froides des Pyrénées, du Jura, de l’Engadine, de la Russie. Il vit solitaire dans les profondes forêts, où il passe une partie de l’hiver plongé dans un sommeil léthargique. Les parties du bassin du Rhône que nous étudions, nous présentant très fréquemment les restes de l’Ursus arctos, devaient donc être froides, humides et ombragées par d’immenses forêts.
Leo spelœus Filhol. — La découverte des ossements du lion dans les fentes des carrières près de Mâcon n’est point une raison suffisante pour repousser les faits qui tendent à prouver qu’a l’époque de la formation du lehm, la température moyenne devait être beaucoup plus basse que de nos jours. Ce lion paraît intermédiaire entre le lion et le tigre [10] ; et les tigres, cela est certain, s’avancent très loin au nord de l’Asie [11]. M. Hodgson constata qu’on en rencontre parfois dans l’Himalaya, à la limite extrême des neiges perpétuelles. Pennant l’a trouvé au milieu des neiges du mont Ararat, en Arménie. Une espèce de tigre identique à celle du Bengale est commune dans le voisinage du lac Aral, par 45 degrés de latitude nord. Le dernier tigre tué en 1828 sur les bords de la Léna, par 52° 1/4 de latitude nord, se trouvait dans un climat plus rude que celui de Saint-Pétersbourg et de Stockholm. Mais ces grands félins, qui ne craignent point le froid, ne peuvent vivre dans les déserts, malgré les légendes poétiques. Il leur faut de l’eau et du gibier en abondance. lis s’avancent ainsi au Nord, en poussant devant eux des troupeaux de grands ruminants. On sait aussi que le lion, à une époque presque historique, pouvait vivre et se multiplier abondamment en Thrace et en Macédoine [12], pays dont la température est loin d’être élevée. Le Felis spelœa toutefois paraît avoir été, à l’époque quaternaire, infiniment plus commun dans le sud, sur les côtes méditerranéennes, que dans le nord du bassin du Rhône.
Hyœna spelœa. — On affirme souvent que l’hyène, pour prospérer, a besoin de beaucoup de chaleur ; rien n’est plus faux. Cet animal, dans notre région, a très probablement été détruit par l’homme, lorsque le petit gibier et les animaux morts n’ont plus été en quantité assez considérable pour lui assurer une nourriture suffisante et, par suite, une reproduction assez rapide. Pour nous, l’Hyœna spelœa n’est autre chose que l’Hyœna striata, dont l’aire géographique est encore aujourd’hui extrêmement étendue. On la trouve depuis Sierra-Leone jusqu’à la côte orientale de l’Afrique. Elle habile l’Asie jusqu’à l’Altaï, et se rencontre en abondance même dans les régions très froides. On ne doit donc pas être surpris d’en trouver de nombreux ossements dans les fentes des carrières, dans les cavernes, dans le lehm et dans les stations humaines de l’âge de Solutré. Il est probable qu’elle a disparu à une époque relativement très rapprochée de nous. La présence de ce carnassier à l’époque quaternaire ne nécessite donc nullement une température élevée, comme quelques personnes le croient encore trop facilement.
Elephas. — La fréquence des éléphants (Elephas primigenius, antiquus et intermedius) à l’époque quaternaire a donné lieu à bien des discussions et a paru étonner bien des naturalistes. Nous ne voulons pas reproduire ici l’admirable travail de Lyell, sur le Climat de l’époque du mammouth et de ses associés [13] ; nous désirons cependant attirer l’attention du lecteur sur quelques points particuliers au bassin du Rhône. Il est aujourd’hui prouvé que les éléphants quaternaires vivaient dans un pays froid. La découverte faite par M. Adams, en 1803, d’un mammouth [14] englouti et conservé dans les glaces de la Léna, et recouvert de poils serrés, longs de 30 à 40 centimètres, ne permet aucun doute à cet égard. Le mammouth gravé sur une plaque d’ivoire découverte dans une caverne du Périgord par Édouard Lartet [15], montre aussi cet animal revêtu d’une fourrure longue et épaisse. Il n’y a rien de surprenant, du reste, ni de contraire aux lois zoologiques, de voir des espèces du même genre habiter, les unes des contrées très froides et glacées, et d’autres les régions tropicales. li y a des ours polaires et des ours qui vivent sous l’équateur, des renards dans l’extrême nord et des renards africains, etc. Ce n’est donc point là une objection sérieuse faite à l’existence d’une longue période à température moyenne très basse et à la grande extension des anciens glaciers, De plus, s’il faisait assez froid pour expliquer les longs poils des mammouths, la température n’était point assez rigoureuse pour tuer toute végétation et empêcher les gros animaux de se nourrir convenablement.
Pour que les glaciers puissent prendre un grand développement, cela est aujourd’hui prouvé, ce n’est pas tant le froid qui est nécessaire qu’une certaine humidité, d’abondantes chutes de neige sur les hauteurs, et avant tout .l’absence d’une température assez élevée pour amener une fusion trop active. Ces conditions, à l’époque glaciaire, devaient se montrer chez nous comme elles se rencontrent dans la Nouvelle-Zélande ; là, les glaciers descendent jusqu’à la mer, dans un pays humide, peu chaud, peu froid, entre des collines couvertes de palmiers et de fougères arborescentes [16]. M. Charles Martins a démontré depuis longtemps qu’il suffirait d’un abaissement de la température moyenne de 4 degrés pour faire arriver les glaciers de Chamonix jusqu’à Genève [17].
Les éléphants, à l’époque quaternaire, devaient avoir le même genre de vie que leurs congénères de l’Asie et de l’Afrique. Une partie du jour, ils devaient errer dans les vastes pâturages, les tourbières et les marais qui s’étendaient dans les vallées du Rhône et de la Saône, entre les différents bras des grands glaciers. Ils devaient s’asperger d’eau, comme ceux de nos jours, se vautrant dans la fange, pour se débarrasser de leurs nombreux parasites et pour se préserver, par une couche de boue, de la piqûre des mouches. Au milieu du jour, ils devaient se retirer dans les quartiers les plus sombres des profondes forêts de chênes, de saules et de peupliers, qui ombrageaient les plateaux, les collines et les vallées préservées du contact des glaces. Ces forêts devaient, être luxuriantes [18], comme le prouvent les découvertes faites récemment à la Truchère. Ces éléphants devaient être excessivement nombreux, surtout dans la vallée de la Saône, à la base du Jura et dans le Dauphiné. Partout les eaux résultant de la fonte des glaciers ont charrié leurs cadavres et leurs ossements. Les environs de Lyon, ainsi que le disait dans ses cours notre illustre maître Jourdan, sont un vaste cimetière d’éléphants. Leurs restes se rencontrent partout, mème dans l’intérieur de la ville, et c’est dans l’une des rues de notre cité qu’a été trouvé le beau squelette qui fait aujourd’hui l’ornement de notre Muséum, et dont le dessin fidèle sert de frontispice à ce volume. Les mammouths parcouraient donc en troupes nombreuses les plaines bourguignonnes et dauphinoises. Mais, ainsi que les éléphants de nos jours, ils devaient se reproduire fort lentement, et l’on est en droit de croire qu’ils ont été détruits, moins par un changement brusque de climat que par l’homme de l’époque solutréenne auquel il servait de nourriture. Cela parait très probable quand on voit combien rapidement, depuis les temps historiques, l’éléphant d’Afrique a diminué comme nombre et restreint son aire d’habitation. Sous les Romains, cette espèce se trouvait en Algérie ; à présent, elle est repoussée bien loin, au sud du Sahara, et elle a entièrement disparu du cap de Bonne-Espérance. En consultant les documents fournis par les docks de Londres, dans lesquels la presque totalité de l’ivoire africain paraît se concentrer, on peut affirmer qu’on tue au moins 44000 éléphants [19] chaque année ! Si un pareil massacre continue encore quelques siècles (et on ne voit malheureusement pas ce qui pourrait y mettre un terme), on peut prévoir qu’à une époque très rapprochée de nous l’Elephas Africanus aura disparu du monde entier pour aller rejoindre, dans les alluvions contemporaines les ossements du dronte et de bien d’autres espèces détruites par notre race.
Beaucoup de personnes ne peuvent croire que les Solutréens pussent, avec de simples armes garnies de silex, tuer des animaux aussi puissants que les mammouths. Cependant tous les voyageurs modernes, Livingstone, Burton, Speke, Grant et Baker racontent que les nègres s’emparent facilement des éléphants en leur lançant un grand nombre de javelines [20]. Ils les prennent aussi dans des fosses soigneusement recouvertes de verdure, ou les tuent au moyen de pieux aiguisés et durcis au feu qui leur tombent sur la nuque lorsque ces animaux passent sous certains arbres placés sur le sentier qui mène à l’abreuvoir. — Pourquoi les Solutréens n’auraient-ils pas employé des moyens analogues ?
On a de la peine aussi à admettre, malgré la présence bien constatée de dents de mammouths dans les foyers de Solutré, que les populations primitives de cette station aimassent à se nourrir de la chair de ces gros proboscidiens, ayant à leur portée et en abondance tant de chevaux et d’autre gros gibier. Pour répondre à cette objection, nous ne pouvons mieux faire que de citer un passage de la relation de l’expédition armée de sir Baker dans les régions situées au sud de Gondokoro : « D’après mes ordres, des bateaux, munis de câbles et de haches, se mirent à la poursuite des cadavres des éléphants. On les eut bientôt saisis et déposés sur un banc de sable. Les nouveaux alliés, les Baris de Bedden, eurent la permission d’en prendre la chair. Des hauteurs voisines, les autres Baris les observaient avec envie. Comment devaient-ils s’y prendre pour être autorisés à avoir leur part du butin ? Une vingtaine de cheiks des principaux : villages vinrent demander la paix, Sans leur faire d’observations inutiles sur .ce que l’on pensait de ces bonnes dispositions, on les laissa libres d’aller s’approprier ce qui restait des deux : pachydermes. Ils y coururent avec enthousiasme. Cette passion pour la viande d’éléphant pourrait d’autant plus surprendre que les Baris sont riches en bestiaux, qu’ils savent parfaitement élever ; mais ils aiment aussi beaucoup la chair d’éléphant, qui varie agréablement leur ordinaire [21].
Rhinoceros tichorhinus et Jourdani. — Ces deux rhinocéros étaient recouverts de poils longs et raides, entre lesquels se trouvait une bourre épaisse. Ils vivaient donc dans un pays froid, exposés à toutes les rigueurs de la température. Tout le monde sait que, en 1772, Pallas [22] découvrit à Wiljuiskoi, par 6li degrés de latitude, sur les bords de la rivière Wiljui, tributaire de la Léna, la carcasse d’un Rhinoceros tichorhinus. Elle avait été extraite du sable où elle avait dû passer des siècles à l’état de congélation, le sol de la contrée étant toujours gelé jusqu’à une certaine profondeur. La peau était recouverte d’une laine courte et crépue, et de poils longs et gris, Quelques années après, le professeur Brandt [23], de Saint-Pétersbourg, parvint à extraire d’une dent molaire de ce rhinocéros une petite quantité de matière alimentaire à moitié mâchée. Il y reconnut parfaitement des fragments de feuilles de pin, une moitié de la graine d’une polygonacée et de très petits morceaux de bois d’une conifère. Cela-prouve que le rhinocéros de la Léna, comme probablement celui de Saint-Germain-au-Mont-d’Or et des autres environs de Lyon, vivait dans un pays froid, où l’animal était forcé de se nourrir de végétaux arborescents qui seuls dépassaient les neiges dont la contrée était recouverte une partie de l’année. En 1843, avec les débris d’autres mammouths et rhinocéros, M. Middendorf trouva, près de la rivière Taimyr, le tronc d’un mélèze analogue à ceux que la rivière charrie abondamment de nos jours dans la mer Arctique. Il trouva associé à ces débris des coquilles marines fossiles appartenant à des espèces actuellement vivantes dans le Nord et qui sont, en outre, caractéristiques du terrain de transport ou dépôts glaciaires de l’Écosse ou de plusieurs autres parties de l’Europe.
Si nous insistons aussi longuement sur ces faits déjà connus depuis longtemps, c’est que bien des géologues persistent, de nos jours encore, à ne pas leur accorder la valeur qu’ils méritent au point de vue de la climatologie de l’époque quaternaire. Les Rhinoceros tichorhinus et Jourdani ressemblent beaucoup aux Rhinoceros bicornis et Keitloa du sud de l’Afrique. Leurs proportions devaient être cependant infiniment plus considérables. La longueur de la tète est surtout remarquable, comparée à celle des espèces vivantes. Ces rhinocéros étaient bicornes. Comme leurs congénères africains, ils devaient être sauvages et farouches. Il leur fallait beaucoup d’eau, et au milieu du jour, ils devaient se vautrer dans les tourbières et les marécages des vallées du Rhône et de la Saône.
Equus caballus. — Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit du cheval de Solutré. Nous avions cru d’abord que le cheval quaternaire devait être plutôt grand que petit. Aujourd’hui se trouvent classées au Muséum de Lyon d’immenses séries d’ossements des chevaux de Solutré et du lehm, aussi sommes-nous forcés de modifier notre opinion. Le cheval de notre bassin, à l’époque quaternaire, était petit et trapu. Il était en tout semblable au cheval de la Camargue, que nous pensons devoir être son descendant direct. Les os sont tous un peu moins longs, mais plus forts que ceux de l’espèce à moitié sauvage du midi de la France. Il est aujourd’hui facile de constater ces caractères sur le magnifique squelette du cheval de Solutré, monté au muséum de Lyon par M. Toussaint, chef des travaux anatomiques à l’École vétérinaire. Malgré la haute valeur de l’opinion de ce savant ami, nous ne pouvons croire à ln domestication du cheval dé Solutré [24]. Il ne nous semble guère possible que des sauvages aussi primitifs que ceux de cette époque eussent l’idée de le renfermer dans des parcs et de le dompter.
Le cheval quaternaire, dans toute notre région, se rencontre partout et abondamment. À Saint-Germain-au-Mont-d’Or, récemment, nous en avons trouvé de nombreux débris accompagnant ceux de toute la faune contemporaine. Preuve évidente que le cheval vivait sauvage, non loin de là, avec le mammouth, le renne, le bœuf, le bison, etc.
Les chevaux de la Camargue ne sent point d’origine arabe, comme on l’a dit souvent, et n’ont point été amenés sur les bords de la Méditerranée par les Maures et les Sarrasins. Ils ne ressemblent ni au cheval arabe, ni au cheval barbe. Ils vivent toute l’année dans un état presque complet de liberté, par bandes de trente à quarante individus, au milieu de vastes terrains marécageux, où, abandonnés à eux-mêmes, ils ne rencontrent pour tout aliment que les grossières chénopodées méprisées par les bêtes à laine, et le chaume des graminées desséchées après la fructification. Le printemps vient adoucir leur misérable existence ; car alors les marais leur offrent une ample pâture. L’hiver, ils sont exposés au vent violent du nord qui règne dans ces plaines dénudées, et leur corps se couvre d’un long poil qui les protège du froid. Ce défaut de soins, cette vie indépendante et sauvage doit singulièrement favoriser les phénomènes de l’atavisme chez ces animaux ; aussi peut-on légitimement croire qu’ils constituent aujourd’hui le type vivant du cheval quaternaire dont le Solutréen faisait une si large consommation. Il suffit, pour se convaincre de la probabilité de ce fait, de comparer, au muséum de Lyon, le squelette du cheval de la Camargue monté en regard de celui du cheval de Solutré.
Le cheval est encore un type qui peut nous donner de précieux renseignements sur la température et la climatologie du bassin du Rhône à l’époque quaternaire. Cet animal, comme on le répète souvent à tort, n’est point une espèce des pays chauds. À l’état réellement sauvage, il se trouve dans les contrées situées entre la mer d’Aral et le versant sud des montagnes de la haute Asie. On le rencontre en grand nombre dans les steppes de la Mongolie, dans le désert de Gobi, les forêts du cours supérieur du Hoang-Ho et les montagnes du nord de l’Inde. Il paraît avoir été plus répandu autrefois et avoir existé, il y a environ un siècle, dans la Sibérie et même dans la Russie d’Europe. Les tarpans ou chevaux sauvages vivent en troupes de plusieurs centaines d’individus, qui parcourent en tous sens les vastes plaines et s’avancent généralement contre le vent. Pendant l’hiver, les tarpans gagnent les montagnes, les forêts, et grattent la neige pour paître les herbes desséchées. Les frères Schlagintweit les ont rencontrés à une altitude de 6000 mètres au-dessus du niveau de la mer, là où l’on ne voit plus que le Yack et le chevrotain-porte-musc [25]. Dans toutes ces régions, la température est souvent très basse et les vents du nord règnent avec fureur. Les habitants des steppes, adonnés à l’élève des chevaux, craignent les tarpans plus encore que les loups, à cause des dommages qu’ils leur causent. Dès que ces animaux sauvages aperçoivent une voiture traînée par des chevaux domestiques, ils courent à eux, les entourent et les entraînent de gré ou de force ; ils brisent les voitures à coups de pied, arrachent les harnais avec leurs dents et emmènent leurs congénères dans les déserts [26], Le tarpan est difficile à dompter ; sa vivacité, sa force, sa sauvagerie, défient toute l’adresse des Mongols eux-mêmes. Ils ne supportent pas la captivité et périssent avant la seconde année de leur asservissement. Le cheval quaternaire, probablement, ne devait point être un animal facile à dompter, et il est probable que les Solutréens ne pouvaient s’en emparer qu’en le chassant à pied et en le forçant au moyen de relais de coureurs, savamment disposés, ainsi que cela se pratique encore de nos jours chez certaines peuplades.
Sus Scrofa. — Le sanglier a une grande valeur, au point de vue des indications que sa présence nous fournit sur la température des pays quaternaires, Cet animal prospère également bien dans les pays chauds ou froids. Cependant nous ferons remarquer qu’il manque dans l’extrême nord. On peut donc affirmer que nos contrées, à l’époque glaciaire, étaient loin d’être aussi froides que les régions boréales actuelles, car jamais le sanglier n’aurait pu vivre soumis à de pareilles conditions climatériques. Il ne dépasse pas le 55° degré de latitude, et manque dans tous les pays qui sont au nord de la Baltique. Il recherche avant tout les endroits humides et marécageux.
Lorsqu’on considère la forte taille de notre sanglier quaternaire, On peut affirmer que le climat devait lui convenir parfaitement. Les forêts de chênes lui procuraient Une nourriture abondante et de sûres retraites ; les vastes marais, les bouges vaseux dans lesquels il aime à se vautrer. Enfin, sa présence peut faire affirmer qu’à cette époque l’hiver devait être moins froid qu’au 55e degré de latitude nord.
Bos. — Nous ne savons que peu de. chose sur le Bos primigenius. Cette grande espèce, décrite par Jules César, se. rencontrait encore au moyen âge dans les forêts froides et humides des Vosges, de l’Allemagne et de l’Angleterre. Selon Darwin, deux troupeaux de bœufs, les descendants directs du Bos primigenius de l’époque quaternaire, existent encore chez deux grands seigneurs anglais, l’un à Chillingham-Castle, près de Berwick sur la Tweed, dans le comté de Northumberland ; l’autre en Écosse, dans la forêt de Cadzow, près de Hamilton, dans le comté de Lanark, Cette gigantesque espèce était domestique en Suisse pendant l’époque néolithique et parait avoir déjà varié légèrement, probablement par suite de croisements avec d’autres types. Quelques-unes des grandes races du continent, comme celle de la frise et la race de pembroke eu Angleterre, ressemblent par les points essentiels de leur conformation au Bos primigenius et en descendent sans doute. Milson croit aussi la chose probable [27].
Le Bos primigenius existait à l’état sauvage du temps de César et à l’époque des héros des Niebelungen, et se trouve encore, quoique bien dégénéré de taille, à l’état demi-sauvage dans le parc de Chillingham. M. Rütimeyer, d’après des crânes que lui a envoyés lord Tankerville, croit que ce type est, de toutes les races connues, celui qui s’est le moins éloigné du vrai Bos primigenius. Ce grand bœuf, à l’époque quaternaire, comme ses congénères actuels, devait donc vivre et prospérer dans de profondes forêts froides et humides [28].
Bison europœus [29]. — Cet animal est bien positivement le descendant du bison quaternaire. Depuis qu’il est resté confiné dans certaines forêts de la Pologne et de la Russie, sa taille parait avoir considérablement diminué. Mais, à une époque assez rapprochée de nous [30], on trouvait encore des individus d’une très grande taille. Un mâle, tué en Prusse en 1555, avait 2,163m de haut et 4,O17m de long ; Il pesait 952 kilogrammes. On ne trouve pas aujourd’hui de pareils géants, mais certains atteignent cependant encore une très grande taille. En été et en automne, le bison habite les endroits humides et les forêts, caché dans les épais taillis. En hiver, il préfère les parties élevées et sèches. Les vieux mâles vivent solitaires ; les jeunes, en troupeaux de quinze à vingt individus en été, de trente à quarante en hiver. Ils se nourrissent d’écorces, de fouilles, de bourgeons et d’herbes. Ils semblent être particulièrement friands de l’écorce du chêne et en dépouillent les arbres qui sont à leur portée ; ils renversent les troncs jeunes et flexibles et les détruisent complètement. En hiver, ils mangent les bourgeons des arbrisseaux, mais ne touchent pas aux conifères.
De nos jours, le bison ne se rencontre plus que dans la forêt de Bialowicza et dans le Caucase ; dans ces deux districts, il est spécialement réservé comme gibier impérial, et des édits très sévères en empêchent la destruction. Malgré ces précautions, le nombre en décroît tous les jours. Ces dernières années, il n’y en avait plus que cent cinquante à Bialowicza. L’eau fraîche et courante leur est absolument nécessaire.
Tous ces faits concordent parfaitement avec ce que nous connaissons déjà de la climatologie quaternaire : des cours d’eau vive, des marais et des tourbières, de sombres et humides forêts où le chêne et le frêne devaient dominer, les conifères ne pouvant convenir au bison ; enfin, une température probablement assez semblable à celle du nord de la Pologne, c’est-à-dire froide et brumeuse [31].
Antilope saiga. — Cette espèce se trouve assez fréquemment dans certaines stations de l’âge de la pierre taillée ; mais nous ne l’avons point encore rencontrée dans le lehm. Cette circonstance peut faire supposer que le saïga devait être un animal rare dans notre pays, ou qu’il y est venu seulement postérieurement à la formation du lehm, à la suite de la migration des peuplades asiatiques. La présence de cette espèce prouve un climat froid, analogue à celui du nord de l’Asie. Les saïgas habitent le nord de l’Europe orientale, depuis la frontière polonaise jusqu’à l’Altaï. Ils vivent en société. En automne, ils se réunissent en troupes de plusieurs milliers d’individus, gagnent les steppes plus chaudes et en reviennent au printemps.
Mégaceros hibernicus. — Comme ses congénères de la faune quaternaire, le Megaceros aimait les pays froids et brumeux. On le trouve en grand nombre englouti dans les vastes tourbières du nord de l’Irlande. Ses restes se retrouvent fréquemment dans le lehm, mais toujours brisés en petits fragments. Quelques paléontologues pensent que les ossements que nous attribuons au Megaceros doivent plutôt être regardés comme appartenant au Cervus canadensis. Les bois trouvés jusqu’ici aux environs de Lyon nous paraissent trop incomplets pour décider nettement à quelle espèce nous avons affaire. Mais que ce soit l’une ou l’autre espèce, cela change peu la question au point de vue climatérique. Toutes les deux habitaient et habitent encore un pays peu chaud et couvert de neige une grande partie de l’année, La limite sud de l’aire du Cervus megaceros et du Cervus canadensis semble être le 45° degré nord.
Cervus tarandus. — Nous avons déjà, à propos de la station de Solutré, parlé longuement du renne et des indications qu’il nous fournit au point de vue climatologique ; nous ne reviendrons donc pas sur ces faits. Nous rappellerons seulement que le renne, pour, prospérer, doit habiter un pays à température peu élevée ; il lui faut des neiges et des glaces dans le voisinage, de l’eau en abondance. Toutes ces conditions devaient se rencontrer dans les vallées du RhOne et de la Saône, lorsque les grands glaciers descendaient jusqu’au confluent de ces deux rivières, en envoyant de nombreuses ramifications dans les vallons et les ravins, d’où s’échappaient des eaux froides et vives. À l’époque quaternaire, le renne s’étendait depuis l’extrême nord jusqu’aux Pyrénées. Aujourd’hui, les changements de climat l’ont repoussé bien loin au nord. Il se trouve partout au delà de 60 degrés de latitude ; dans quelques pays, cependant, il descend jusqu’à 52 degrés. On le rencontre à l’état sauvage dans les Alpes scandinaves, la Laponie, la Finlande, le nord de la Sibérie, le Groenland et dans toutes les terres circumpolaires. C’est donc dans ces limites qu’il faut chercher les analogues des pays quaternaires. Nous ferons remarquer combien tous les faits que nous venons d’énumérer concordent entre eux.
Arctomys primigenia. — La présence de la marmotte a une très grande valeur du point de vue climatérique. Ce n’est point seulement une terre froide que réclame cet animal, ce sont encore des neiges permanentes et des glaciers. C’est là, dans les éboulis des rochers, sur les îlots de verdure qui forment des promontoires entre les bras des glaciers, que la marmotte se creuse
ces galeries profondes qui la mettent à l’abri de l’humidité, et lui permettent de subir, protégée contre tout danger, son long sommeil hivernal.Nyctea nivea. — La grande chouette, le harfang des neiges, a été trouvée quelquefois dans le lehm et dans les restes de cuisine des Solutréens. Il est tout naturel de rencontrer cet oiseau avec le renne et la marmotte, ses compagnons habituels. Aussi loin qu’on se soit avancé vers le pôle nord, On a trouvé le harfang des neiges sur les continents, comme sur les glaçons flottants à la surface de la mer. Son aire de dispersion comprend le nord de la Scandinavie, de la Finlande, de la Russie, les îles de la mer Glaciale et le nord de l’Amérique. Dans ses migrations irrégulières, il apparaît de temps à autre, et quelquefois en très grand nombre, en Allemagne et dans l’Asie centrale. En été, le harfang des neiges se tient surtout dans les montagnes ; en hiver, il descend dans la plaine. Il se nourrit surtout de lemmings. À défaut de ces rongeurs, il mange les écureuils et les rats musqués. Sur les hauts plateaux : boisés de la Transbaïkalie, les marmottes sont, d’après Radde, leur principale nourriture. Il est probable que dans nos environs, à l’époque glaciaire, leurs proies consistaient surtout en petits rongeurs et en Arctomys primigenia.
D’après tous les faits que nous venons de passer en revue, un peu longuement peut-être, nous pouvons donc aujourd’hui nous faire un tableau fidèle et exact des pays quaternaires dans le bassin moyen du Rhône. Les immenses glaciers du Rhône et de l’Isère envoyaient leurs bras puissants sur le plateau de la Bresse, jusqu’à la Croix-Rousse, jusque sur les collines de Sainte-Foy. Des montagnes du Lyonnais et du Beaujolais, des sommités principales du Jura, descendaient d’autres glaciers qui venaient çà et là se réunir aux premiers. Le cours de nos rivières a dû être souvent interrompu par ces épaisses barrières de glace et par de gigantesques moraines [32], surtout pendant l’hiver, lorsque l’arrêt de la fonte des neiges maintenait l’étiage ù un très faible niveau. De là, peut-être, de nombreux lacs temporaires, qui ont pu déposer le lehm à une très grande hauteur sur le flanc de nos collines. Mais aussi l’été devait amener de violentes débâcles, produites par la fusion active des neiges et des glaciers. Les eaux torrentielles charriaient alors au loin les cadavres des animaux que nous trouvons aujourd’hui engloutis dans le lehm, Ces rivières étaient marécageuses sur leurs bords, et l’humidité froide du pays permettait la formation de vastes tourbières analogues à celles que l’on voit dans les régions du Nord [33].
Entre ces glaciers et ces marécages s’élevaient des collines revêtues de forêts de sapins, d’épicéa, de pins ; dans les vallées, les frênes, les chênes, les bouleaux, les trembles et les aulnes formaient de sombres forêts. Ces retraites étaient habitées par les ours, les loups, les éléphants, les rhinocéros, les sangliers, les cerfs, les bisons et les grands bœufs : De nombreuses troupes de chevaux et de még éros paissaient dans les tourbières et les marais. Le renne hantait les lieux élevés, les plateaux ét les abords des glaciers, afin de pouvoir facilement se coucher sur la glace et la neige. Les rongeurs fourmillaient partout, et la marmotte faisait entendre son sifflement strident et répété, pendant que la chouette harfang remplissait la forêt de son cri plaintif et prolongé. Le ciel devait être souvent gris et terne ; l’air froid et chargé d’humidité ; le soleil devait se montrer rarement sous ce rude climat, Tel devait être l’aspect de notre pays à l’époque glaciaire, lorsque notre race était encore à son aurore.
E. Chantre et Lartet