Le pont sur la Manche

La Science Illustrée, N°102 - 9 Novembre 1889
Samedi 20 janvier 2018 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

La Science Illustrée, N°102 - 9 Novembre 1889

L’idée de faciliter le passage de la Manche et de mettre les voyageurs à l’abri des accidents de mer et des désagréments de la traversée n’est pas nouvelle. Il n’est personne, en effet, qui, en jetant les yeux sur la carte, n’ait été frappé du peu de largeur du détroit qui nous sépare de l’Angleterre, et tout naturellement il devait venir à la pensée de réunir les deux pays par une voie solide.

C’est au commencement de ce siècle qu’apparut pour la première fois l’idée d’un tunnel sous la Manche. Elle fit l’objet de nombreux entretiens entre Napoléon et les hommes d’État anglais. Mais à ce moment l’Angleterre trouvait dans les dispositions géographiques qui la séparent du continent de trop grands avantages, pour qu’elle pût songer sérieusement à l’exécution d’un projet qui les eût modifiées. Cette solution de la traversée de la Manche fut donc laissée de côté pendant de longues années. Mais, en 1838, un ingénieur français, Thomé de Gamond, la reprit et en aborda l’étude avec cette foi ardente et ce dévouement absolu qui, d’ordinaire, commandent le succès. Il y travailla jusqu’en 1867, époque à laquelle il fit paraître à l’Exposition universelle un projet de tunnel sous-marin qui attira grandement l’attention des ingénieurs français et anglais. Nos voisins, intéressés pour le moins autant que nous à la réussite du projet, se mirent à l’étudier : MM. Low, Bruneles, Hawkshaw, notamment, firent de nombreuses observations, multiplièrent les sondages en vue de reconnaître la profondeur de la mer dans le détroit et la nature du lit sur lequel elle repose. Ces travaux, très sérieusement menés, formèrent futile complément des belles recherches de M. Thomé de Gamond. Mais sur ces entrefaites arrivèrent les événements de 1870, et tout fut arrêté. C’est seulement en 1873 que les négociations furent reprises avec le concours d’un comité français présidé par M. Michel Chevalier et aboutirent à un projet de loi qui fut discuté par noire parlement en 1875, à la suite d’un remarquable rapport rédigé par M. Krantz, membre de l’Assemblée nationale.

La France se montra favorable an projet, mais il provoqua en Angleterre une vive polémique. Et, chose curieuse, alors que l’on pouvait soulever contre une pareille entreprise nombre d’objections, d’ordre financier ou technique, c’est par une considération de sentimentalité patriotique que nos voisins firent échouer le projet. On fit valoir de l’autre côté de la Manche que la création d’un tunnel pouvait faciliter une invasion et compromettre la sécurité de la GrandeBretagne. Cette objection était-elle sérieuse ? Il y a lieu de croire qu’elle était imaginée par lès hommes d’État anglais pour opposer à l’opinion publique un argument sans réplique puisqu’il était tiré du patriotisme. Au fond, l’Angleterre est jalouse de conserver à sa le rôle prépondérant qu’elle remplit sur toutes les mers du globe, et elle répugne à accueillir toute innovation qui pourrait le diminuer.

Quoi qu’il en soit, ce projet fut abandonné, ainsi que beaucoup d’autres qui s’étaient fait jour en même temps : digues pleines prolongées d’une rive à l’autre, laissant seulement un étroit passage pour la navigation ; tunnel métallique, reposant sur le fond de la mer ; bateau immergé roulant sur un chemin de fer sous-marin, car l’imagination des inventeurs s’est donné libre carrière ; mais nous laisserons toutes ces propositions de côté pour arriver à celle qui occupe aujourd’hui le monde des ingénieurs, et qui, par la haute valeur de ceux qui la présentent, mérite de fixer l’attention que lui accorde l’opinion publique.

Les avant-projets du pont métallique, que nous allons décrire sommairement, ont été dressés par MM. Schneider et Cie et Hersent, assistés de MM. John Powler et Benjamin Baher, ingénieurs en chef du pont célèbre construit sur le Forth.

Les auteurs sont convaincus qu’avec les perfectionnements de toutes sortes apportés à l’art de la construction, on doit regarder comme abordable l’exécution de travées métalliques de 500 mètres s’appuyant sur des piles posées sur le fond du canal à des profondeurs différentes, et après avoir vu les prodiges accomplis au Champ-de-Mars, particulièrement la galerie des Machines et la tour Eiffel, l’opinion est disposée à croire les ingénieurs, même quand leurs assertions paraissent invraisemblables, à plus forte raison dans le cas actuel.

Emplacement. L’emplacement qui paraît devoir être préféré est naturellement indiqué par la ligne des plus courtes distances et des plus petites profondeurs. Cette ligne se détache d’un point très voisin du cap Gris-Nez sur la côte française et atteint la côte anglaise près de Folkestone, après avoir passé sur le banc du Varne et du Colbart. La distance à franchir est de 38 kilomètres environ.

Le trajet n’est pas entièrement rectiligne : il présente deux coudes situés sur chacun des bancs que nous venons de mentionner, disposition adoptée pour éviter les grandes profondeurs : la profondeur sur les bancs est de 7 à 8 mètres. Les plus grandes difficultés pour rétablissement des fondations se trouvent entre le Colbart et la côte française, où, dans certaines parties, on ne rencontre le fond qu’à 55 mètres.

Piliers de support en maçonnerie. — Il résulte des études faites récemment, et de celles auxquelles s’était livré M. Thomé de Gamond, que l’on rencontrera presque partout un fond de craie blanche ou bleue, c’est-à-dire suffisamment résistant pour supporter une charge de 10 à 12 kilogrammes par centimètre carré.

Les piliers de support seront constitués par un bloc de maçonnerie en bons matériaux, agglutinés par du mortier ou ciment de Portland et posés sur le fond de la mer.

Les piles seront formées, en plan, d’un rectangle ayant 25 mètres de longueur, et la largeur correspondant à chaque système de piles ; ce rectangle sera terminé à ses extrémités par des demi-circonférences afin d’opposer le moins de résistance aux courants. Dans l’hypothèse des profondeurs de 55 mètres, la surface de la base des piles sera de 1,604m2. Pour les profondeurs inférieures, cette surface sera proportionnellement moins grande.

Jusqu’à une certaine hauteur, la maçonnerie sera faite sur toute la surface, et elle comportera ensuite deux évidements importants, destinés à alléger la charge sur le sol.

Les maçonneries seront construites dans un caisson métallique (fig. 1) analogue à ceux des piles de pont enfoncés au moyen de l’air comprimé, jusqu’à la rencontre du terrain solide. Ce caisson, qui sera surmonté de hausses métalliques enveloppant la maçonnerie, servira à faire flotter les piliers jusqu’au moment où ils toucheront le sol.

L’ensemble des piles occupera un peu plus du douzième de la section de la Manche. L’avant-projet concernant le système de piliers est dû à M. Hersent.

Superstructure métallique. — Cette partie du projet est présentée par MM. Schneider et Cie. Sur les plate-formes des piliers de support en maçonneriesont fixées des piles métalliques, sensiblement cylindriques, dont la hauteur varie de 40 à 42,780m et sur lesquelles reposent les poutres principales du tablier (fig. 2, 3 et 4) ce qui, avec la hauteur des piliers au-dessus du niveau de l’eau, donne une hauteur totale de 61 à 63,780m au-dessus du niveau de l’eau par basses mers et 54 à 56,780m quand la mer est haute. Si l’on excepte certains navires exceptionnels, comme le cinq-mâts France, de la maison Bordes, que l’on construit en ce moment et qui aura une mâture de 39 mètres, tous les bâtiments pourront passer facilement sous le pont projeté.

Afin de concilier autant que possible les exigences de la navigation avec l’économie de premier établissement du pont, on a admis trois types de travée : 1° travées alternées de 300 m. et de 500 m. 2° — 200 — 350 3° — 100 — 250 Les plus grandes travées correspondent aux plus grandes profondeurs, et les plus petites aux hauts fonds et aux abords des rives.

Le niveau des voies est à 72 mètres au-dessus des basses mers ; elles sont au nombre de deux et ont la largeur usuelle de 1,50m entre les axes des rails ; ceux-ci sont engagés dans des ornières pour parer au déraillement.

Des phares pourront être établis au droit des piles pour indiquer l’obstacle à éviter, et, en même temps, pour faire connaître aux navigateurs la distance à laquelle ils se trouvent, soit des côtes anglaise et française, soit des deux bancs du Varne et du Colbart.

Pour répondre aux préoccupations d’ordre militaire, des dispositions seraient prises pour assurer, le cas échéant, l’impraticabilité d’une ou de deux travées à chacune des extrémités du pont, et notamment les deux travées extrêmes en contact avec les culées pourraient être amovibles et tournantes.

Caisson. — Le caisson métallique est composé de deux parties distinctes : la partie inférieure (voir fig.1) aura 2 mètres de hauteur et sera ouverte par le bas ; la partie supérieure, dont la paroi extérieure enveloppera la maçonnerie du corps de la pile, formera une chambre ayant toute la surface du caisson. La partie inférieure, destinée à l’emploi de l’air comprimé et à la soudure de l’ouvrage sur le sol, sera composée d’une muraille intérieure métallique limitant le pourtour, et de murailles verticales, divisant la surface horizontale en compartiments de 50 à 60 m2 chacun. Ces compartiments, qui pourront être visités, serviront pour déblayer le fond et faire le remplissage final de jonction avec le sol.

Les parois verticales en contact avec le sol seront terminées en forme de couteaux, de façon à pénétrer dans, le sol, lorsque le chargement sera suffisant. La partie du caisson située au-dessus du plafond servira à contenir les maçonneries et à les protéger du contact immédiat de l’eau, en même temps qu’elle permettra d’exécuter la construction à sec, à mesure de renfoncement.

Montage, transport et mise en place des piliers. — La dimension des piles et la quantité considérable de matériaux à mettre en œuvre nécessitera rétablissement d’un port à l’endroit le plus voisin de l’origine du pont. Du côté français, il est probable qu’on devra faire une installation spéciale dans la baie d’Ambleteuse. Sur la rive anglaise, Folkestone sera le centre des opérations.

La première partie des caissons de fondation jusqu’à une hauteur de 3,50m à 4m sera construite dans un bassin fermé. Ils seront ensuite mis à flot et amenés dans l’avant-port, où l’élévation des parois métalliques sera continuée jusqu’à 22 ou 23 mètres au-dessus de la base. Enfin les caissons, lestés au moyen d’une couche de béton de 2 m à 2,50m, seront transportes, au moyen de remorqueurs, dans les eaux profondes.

Ici arrive l’opération la plus importante et de beaucoup la plus délicate de ce grand travail : c’est la pose des piles à leur emplacement définitif, lorsqu’elles flotteront encore. Il faudra évidemment procéder par temps calme et au moment de l’étale de basse mer, en morte eau de préférence, afin de pouvoir toucher le fond, fixer la construction en peu de temps, et relever les piliers si, après vérification, on reconnaissait que l’échouage n’est pas juste pour recommencer jusqu’à ce qu’on soit bien en place.

Voici comment les ingénieurs comptent avoir raison de cette difficulté réellement très sérieuse, car le mauvais temps qu’il faut toujours prévoir et qui arrive si brusquement en Manche, viendra, plus d’une fois dérouter les combinaisons les plus ingénieuses. On mouillerait, à 200 ou 300 mètres de distance, de fortes ancres avec des chaînes correspondant à autant de pontons disposés pour les supporter et les lever. Les pontons seraient réunis au caisson de la pile par des amarres suffisantes permettant de le tenir en place et de faire les opérations d’alignement et de distance, très délicates eh raison des déviations dues à la flottaison. Cette opération d’alignement et de distance peut être faite lorsque le tranchant du caisson approche de 0,50m à 1m du sol ; il sera possible alors d’introduire à la partie inférieure des chambres d’évidement, laissées dans la maçonnerie, un volume d’eau donnant au caisson le poids suffisant pour toucher le fond et déterminer l’immobilité qui permettra de procéder à la vérification de mise en place et de verticalité. Si on reconnaissait que la pile n’est pas à sa place, il faudrait, pour la faire flotter de nouveau, extraire l’eau ou introduire de l’air comprimé sous le plafond et recommencer l’opération. En cas de réussite, il n’y aurait, pour assurer la stabilité du caisson, qu’à compléter le chargement avec de la maçonnerie et retirer l’eau ou l’air comprimé qui auraient servi au lestage provisoire.

Pour protéger la maçonnerie, après la mise en place de chaque pile, et replanter les maçonneries supérieures suivant les alignements précis, le caisson sera surmonté d’une partie métallique démontable en forme de coupole. Cette coupole, qui aura environ 14 mètres de hauteur au-dessus des parties fixes du caisson, sera composée de panneaux boulonnés les uns avec les autres pour en permettre le démontage.

À la partie inférieure, la coupole aura une galerie ou plate-forme horizontale qui sera utilisée pour le service, en môme temps qu’elle sera l’élément principal de sa résistance, et, à la partie médiane, on fera une autre galerie, au-dessus du niveau de la haute mer, pour y installer les grues nécessaires à la manutention des matériaux destinés à l’exécution des maçonneries.

Détail de la superstructure. — Le métal prévu pour la superstructure est l’acier, les nombreuses applications qui en ont déjà été faites ne laissant plus de douté sur la possibilité de réaliser par l’emploi do ce métal une économie de poids d’environ 50% par rapport à l’emploi du fer, dans des conditions d’absolue sécurité.

On a écarté le système des poutres discontinues reposant sur des piles espacées régulièrement de 500 mètres, qui conduirait à un poids de pont considérable, et on a reconnu qu’il y avait intérêt à constituer les grandes travées par des porte-à-faux. On a vu plus haut quelles étaient les longueurs adoptées.

Le tablier métallique est formé de deux poutres reposant sur deux piles espacées de 300m et prolongées de part et d’autre de 187,500m en porte-à-faux. La hauteur de ces poutres est de 11m aux extrémités des porte-à-faux et de 65m sur la presque totalité de la travée.

Les deux voies ferrées sont supportées par quatre files de longerons disposées à l’aplomb des rails, qui, comme nous l’avons dit, sont enfermés dans une ornière pour parer à un déraillement. Des trottoirs munis de garde-corps sont disposés en encorbellement sur des consoles fixées aux longerons extérieurs.

La partie métallique des piles comprend deux colonnes de 34,900m de hauteur. Ces deux colonnes sont réunies par des contreventements qui leur permettent de résister ensemble à l’action transversale du vent.

Montage, transport et pose des travées métalliques. — Le chantier de montage serait installé à Ambleteuse, où les pièces arriveront aussi complètement terminées que possible par les diverses usines qui contribueront l’exécution à des travaux. Une fois le montage fini, chaque travée sera débarrassée des supports autres que ceux par lesquels elle doit reposer sur les appuis définitifs et soulevée par les pontons qui doivent la conduire à son emplacement (voir fig. 5). Ces pontons pourront être au nombre de trois pour le cas de la travée la plus lourde. Ils seront amenés sous le pont avant l’heure de la marée, et soulèveront le chargement quand la mer montera ; on dégagera alors tout l’ensemble en le halant transversalement au moyen de treuils.

Telle est, rapidement résumée, l’économie de ce gigantesque travail dont le prix est estimé à 380,000,000 de francs pour les piliers de support en maçonnerie et 480,000,000 pour la superstructure métallique, soit en tout 860,000,000 de francs.

Il est évident que l’exécution d’un pareil projet rencontrera des difficultés sérieuses au point de vue technique, mais nous nous garderons de les discuter, et on peut affirmer a priori, étant données les merveilles accomplies dans ces derniers temps, qu’elles ne sont pas insurmontables. Il est à craindre qu’on ne se heurte aussi à des objections graves, tirées des dangers qu’un pont de cette nature créera à la navigation. Les piles formeront en effet autant d’écueils dangereux dans une mer où la navigation est déjà difficile pour les navires à voiles, en raison dos courants de marées qui, resserrés dans un étroit espace, sont déjà très violents et le seront davantage encore, quand cet espace aura été sensiblement diminué par suite de la multiplicité des piles. En outre, si les courants ont une direction générale qui suit le lit du canal dans les deux sens, il n’en est pas moins vrai que, le long des côtes surtout, ils prennent parfois des directions capricieuses, et viendront buter en travers des piles, rendant la manœuvre des bâtiments particulièrement laborieuse, surtout par les temps de brouillard et de calme.

Or, comme la mer n’est la propriété de personne, il est à craindre que les puissances ne soulèvent des objections sérieuses à l’exécution du projet. Il est donc à souhaiter que les promoteurs de l’entreprise incitent en campagne des diplomates d’une habileté égale à celle des ingénieurs qui sont chargés de la mener à bonne fin. C’est le vœu que nous formons, car cette œuvre grandiose est destinée à consacrer, plus que toutes les autres, le génie scientifique de notre époque.

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