Le tunnel sous la Manche

P. De Lannoy, La Nature N°2236 — 5 Aout 1916
Samedi 11 juin 2011 — Dernier ajout jeudi 28 mars 2024

P. De Lannoy, La Nature N°2236 — 5 Aout 1916

Deux déclarations récentes, formulées par des personnalités officielles hautement qualifiées du Royaume-Uni, ont attiré de nouveau l’attention sur un projet qui a fait couler beaucoup d’encre dans le passé, sans avoir jamais pu triompher des résistances de nos alliés britanniques. Sir Lionel Earle, sous-secrétaire d’État aux Travaux Publics, a fait connaître, en effet, à la fin du mois de mai dernier, que la construction du tunnel sous-marin destiné à relier la France à l’Angleterre ne tarderait pas à être entreprise pour le plus grand profit des deux pays, et, un peu plus tard, M. Fell, député aux Communes, déposait sur le bureau de la Chambre basse une motion catégorique, dans laquelle il proclamait que « la conduite de la guerre a montré les incontestables avantages que l’Angleterre aurait retirés de l’existence d’une voie ferrée sous la Manche, et que l’heure est venue pour le gouvernement d’approuver le projet, afin que les travaux puissent être commencés après la guerre, dès que la main-d’œuvre nécessaire pourrait être réunie. »

Il est permis de supposer que le jour est prochain où l’on verra s’évanouir les derniers scrupules qui ont empêché la réalisation d’une œuvre aussi considérable, dans ses résultats probables, que le percement de Suez et du Panama, d’une œuvre envisagée depuis plus d’un siècle comme un des facteurs les plus essentiels du développement économique de l’Europe occidentale.

Bonaparte, premier Consul, ne disait-il pas au célèbre ministre britannique Fox, en lui communiquant le projet établi en 1802 par l’ingénieur Mathieu : « C’est une des grandes choses que nous pourrions faire ensemble » ?

Malgré les vues prophétiques de celui qui devait être le plus grand des souverains modernes, malgré la bonne volonté et le concours de Fox, ridée du tunnel sous la Manche fut, cependant, abandonnée. On doit dire toutefois, à la décharge des dirigeants de la politique française et anglaise, que les procédés de la technique de l’ingénieur restèrent longtemps insuffisants pour une entreprise de cette envergure, et que les projets successivement présentés : par Mathieu pour l’exécution d’une route carrossable sous le Pas de Calais, avec affleurement à l’îlot de Varne, au centre du détroit ; par Payerme pour l’édification d’une voie voûtée dans la mer même ; par Franchot et Tissié pour la pose d’un tube sur le plafond sous-marin ; par Favre pour l’ouverture d’un tunnel blindé à l’aide de puits creusés en pleine eau, et fermés par des trappes, relevaient plus volontiers du domaine de l’Imagination que de celui de la science.

Mais, de 1854 à 1866, un officier du génie français, Thomé de Gamond, après des études incessantes, élabore une série de projets, de plus en plus pratiques, qui auraient dû provoquer des résolutions définitives, d’autant plus que l’audacieux promoteur avait obtenu l’assentiment de l’empereur Napoléon iI à ses vues, et que la reine Victoria avait vivement encouragé Gamond, au nom des dames anglaises, à libérer les ladies de l’obligation de traverser la Manche pour venir sur le continent.

Gamond était mort, épuisé par le travail et ruiné.

Mais ses plans sont demeurés un monument impérissable de cet effort. Nous avons la bonne fortune, grâce à l’amabilité de la Compagnie du Nord, de pouvoir reproduire ici la carte du Pas de Calais tracée par de Gamond, avec l’indication de ses projets successifs, et le plan, si caractéristique, de la ligne affleurant dans l’îlot artificiel de Varne, qu’il avait imaginé de créer.

Ces travaux ne furent pas vains. Ils servirent de base à des explorations anglaises et françaises du détroit, et plus encore à des négociations diplomatiques, poursuivies de 1869 à 1873, et qui aboutirent à la création en France de la Société française du Tunnel et, en Angleterre, de trois Sociétés d’ études.

Les puits et galeries exécutés, sur le littoral anglais, par la Channel Tunnel Company, à Saint-Margaret at Cliff, dans le comté de Kent, par le South Eastern Railway, à Albotts Cliff ; par la Submarine Railway Co, qui étendit jusqu’à 1600 m. du rivage la galerie creusée sous la falaise de Shakespeare Cliff, les travaux également considérables poursuivis par la Société française à Sangatte, où une usine avait été édifiée, et une galerie d’exploration poussée à 1839 m. sous la mer, les sondages pratiqués avec précision par Gamond en 1833, 1838, 1839, de 1851 à 1855, puis ultérieurement par les Anglais Brunlees et Hawkshaw en 1869, Topley en 1873, Prestwich en 1874, par nos compatriotes Delesse, de Lapparent et Potier en 1874-1875, ont nettement prouvé que techniquement et géologiquement la construction du tunnel était réalisable. La disposition des couches faciliterait même les travaux. Nous renvoyons ceux de nos lecteurs que ce côté particulier de la question pourrait intéresser au remarquable article que M. Gustave Dollfus a publié à Ce sujet dans La Nature du 21 avril 1906.

La Société française du Tunnel avait été nantie le 2 août 1875 de la concession de la voie ferrée à établir.

En Angleterre, la Submarine Railway avait racheté les droits impartis à la South Western et à la Channel Tunnel Co, lorsqu’une violente campagne de presse, soutenue par le puissant Times, vint arrêter toutes les initiatives, et ensevelir brusquement tous les espoirs qu’on pouvait fonder sur l’entreprise.

Jalouse de son isolement, l’Angleterre, de crainte d’une invasion, se prononça contre le projet, et toutes les tentatives ultérieures pour modifier cette façon de voir du Parlement échouèrent piteusement. Aussi, à partir de 1888 cessa-t-on de les renouveler jusqu’en août 1915, date à laquelle 90 membres de la Chambre des Communes pétitionnèrent à nouveau en faveur du tunnel. Les événements actuels ont ouvert les yeux à nos voisins et alliés sur l’intérêt capital qu’il y aurait à relier l’île — qui n’est plus à l’abri d’un coup de main — au continent.

Les sous-marins, les dirigeables, les aéroplanes non seulement menacent les côtes britanniques, mais sont un perpétuel danger pour ses navires de commerce. Le ravitaillement de l’Angleterre eût été plus assuré si le tunnel eût existé. Surtout, au point de vue militaire, l’Empire britannique eût pu apporter un secours plus rapide et efficace à nos armées si l’ile eût communiqué par fer avec le continent. Le transport d’un corps d’armée exige l’emploi de 150 trains. En admettant que l’exploitation du tunnel pût se faire comme celle de nos réseaux — et rien ne parait devoir s’y opposer — on eût facilement acheminé 4 trains à l’heure, soit 96 trains par jour, et 192 en utilisant les deux voies dans un sens unique. Le débit du tunnel eût donc amplement atteint un corps d’armée par jour, y compris les ravitaillements en vivres et munitions.

D’autre part, le commerce anglais eût pu disposer de toute sa flotte, immobilisée en partie pour les transports d’armées ; les ports français et britanniques eussent été dégagés ; que de torpillages eussent, en outre, été évités ! Le tunnel, s’il eût existé, eût changé la face de la guerre.

« Les nécessités de la vie moderne, le progrès constant des échanges exigent une perfection croissante des moyens de transport., Tout pays soucieux de sa prospérité doit donc s’efforcer non seulement d’améliorer sans cesse ses communications intérieures, mais encore de rendre toujours plus faciles ses relations avec l’étranger », écrivait naguère M. Albert Sartiaux, l’éminent directeur de la Compagnie du Nord, et apôtre infatigable du tunnel. De fait, l’établissement de nouvelles voies ferrées a toujours correspondu à un développement de l’activité économique, non seulement des régions traversées, mais aussi des zones et des cités mises en contact plus étroit.

Or, si resserré qu’il soit, le Pas de Calais est demeuré un obstacle pour les relations entre l’Angleterre et le continent. Il est incontestable que le tunnel aurait l’immense avantage d’accroître les échanges entre la Grande-Bretagne et l’Europe occidentale. Il supprimerait le mal de mer, qui arrête, plus qu’on ne croit, les passagers, et surtout les passagères, et il ne pourrait manquer, par le gain de temps qu’il assurerait aux négociants, de déterminer de plus fréquents déplacements de ces derniers, et, corollairement, un trafic plus étendu.

Le rôle économique des grands tunnels a été reconnu et mesuré à la suite du percement des grands souterrains de l’Europe centrale : le Semmering, qui relie l’Italie à l’Autriche, le Mont-Cenis, trait d’union entre l’Italie et la France, le Gothard qui met en communication l’Italie et l’Allemagne du Nord. Le tunnel du Pas de Calais aurait une portée analogue, beaucoup plus considérable même que ceux-là, puisqu’il aurait pour objet de faciliter les rapports non plus entre deux empires, mais entre l’Angleterre et l’Europe entière. Son importance, au point de vue commercial, rappellerait donc plus volontiers celle du Suez.

Essayons de chiffrer le mouvement du trafic auquel donnerait lieu la nouvelle artère.

Le nombre des voyageurs se rendant d’Angleterre sur le continent, ou vice versa, est passé de 86 892 en 1848 à 209 869 en 1860, 319 968 en 1870, 562 668 en 1880, 703 542 en 1890, 1 139 171 en 1900, 1 343 000 en 1905, 1 434 000 en 1906, 1 466 000 en 1907, 1 531 000 en 1908, 1 512 000 en 1909, 1 658 000 en 1910, 1 662 000 en 1911, et 1 691 000 en 1912. Il est bien certain que le trafic voyageurs entre l’Angleterre et le continent a progressé largement depuis trente ans.

Mais, si nous considérons le rapport du nombre des voyageurs à l’effectif total de la population, nous observons immédiatement que celui-ci ne dépasse pas 1 %. 160 millions d’habitants de l’Europe n’ont, en effet, fourni, en 1912, que 1 700 000 passagers pour ou de l’Angleterre.

Tandis que l’Anglais effectue plus de 30 voyages par an à l’intérieur du Royaume-Uni, on ne trouve, d’autre part, qu’un seul passager pour le continent par 30 habitants.

En un mot, l’Anglais reste isolé dans son domaine insulaire. Cela ne résulte pas effectivement d’un dédain des Anglais pour les voyages, puisqu’ils se déplacent chez eux beaucoup plus que les autres peuples. A leurs 30 voyages annuels, les Allemands n’en opposent que 16, les Belges 22, et les Français 9.

Nos amis et alliés du Nord circulent donc volontiers, mais il est bien évident que la traversée de la Manche les détourne de se rendre sur le continent, comme elle éloigne les continentaux de leurs îles.

Si le canal de la Manche n’existait pas, ou si cette barrière était supprimée, nul doute que le mouvement des voyageurs entre le continent et l’Angleterre serait beaucoup plus élevé.

Nous en trouvons une preuve dans ce fait qu’en 1911 le trafic voyageurs entre la France (39 600 000 habitants) et l’Allemagne (60 641 000 hab.) a atteint 2 808 000 personnes, que celui entre la France et la Belgique (7 387 000 hab. ) et la Hollande (5 838 000 hab.) s’est élevé à 4 364 500 voyageurs. Or, en 1910, la France ne recevait d’Angleterre ou n’y acheminait qu’un million de passagers. La disproportion est flagrante, et ne peut s’expliquer que par l’existence du détroit, qui augmente sensiblement la durée du trajet, et comporte des ennuis que nombre de voyageurs préfèrent éviter.

Si nous passons aux marchandises, nous devrons également constater, avec M. Yves Guyot, que nos opérations commerciales avec nos amis ne progressent que péniblement. De 1902 à 1912, notre commerce général avec l’Angleterre n’est passé que de 2 371 000 000 fr. à 3 227 000 000 fr. avec une augmentation de 3,6 % en moyenne par an. Or, pendant le même temps, notre commerce avec l’Allemagne s’élevait de 1 047 000 800 fr. à 2 082 000 000 fr., soit une progression annuelle moyenne de 9,8 %. Et pourtant, par la nature de leur production, France et Angleterre sont commercialement des pays complémentaires. Ils peuvent s’emprunter réciproquement ce qui leur fait défaut. D’autre côté, comme l’observait si justement notre ambassadeur à Londres, M. Cambon, « la nature travaille automatiquement à favoriser les échanges entre les deux empires ». Cependant ces échanges ne suivent pas la merveilleuse courbe ascendante que l’on serait en droit d’entrevoir. En 1911, par exemple, nous exportions par les ports de la Manche et de la mer du Nord 577 000 tonnes de marchandises sur l’Angleterre et nous en recevions 5 523 000 tonnes, au total 6 000 000 de tonnes seulement. Les ports du réseau du Nord ne participaient à ce total que pour 1 216 000 tonnes ou 20 %.

Si le tunnel eût existé on pourrait admettre qu’il eût transporté 50 % du tonnage total. Mais, comme nous le disions précédemment, toute voie ferrée nouvelle amène un accroissement des échanges. Aussi a-t-on évalué à 5 millions 1/2 de tonnes le trafic marchandises que pourrait envisager la Compagnie du Tunnel. M. Sartiaux ne pense pas qu’il soit possible de fixer précisément le tonnage futur de la ligne. Il admet que la voie recevrait les 600 millions d’objets précieux, qu’elle pourrait escompter 50 à 60 000 tonnes de grande vitesse au minimum, mais que la’ navigation commerciale conserverait une part import.ante de son fret. On ne pourrait guère tabler que sur les marchandises de 1re et de 2e catégorie.

Au contraire, pour les voyageurs une estimation assez exacte peut être faite.

On a pu chiffrer la clientèle probable du tunnel à 90 % des voyageurs transitant jusqu’à présent par Calais et Boulogne, 70 % des voyageurs via Dieppe, 50 % des passagers d’Ostende, 20 % des passagers de Flesssingue, 5 % des autres voyageurs (Hook van Holland, Tréport, le Havre, Cherbourg, Saint-Malo). Au total, 900 000 voyageurs pour la première année d’exploitation du tunnel, 1 200 000 sept ans plus tard, la progression annuelle du trafic, d’après les enseignements du passé, atteignant 50 000 voyageurs, et 3 à 4 000 000 si le mouvement avec l’Angleterre suivait la courbe que l’on a observée pour nos relations avec la Belgique.

Ainsi donc, les objections militaires qui s’opposaient à la construction du tunnel ne subsistent plus ; tout au contraire, l’utilité stratégique de la voie est nettement reconnue ; les raisons techniques qui ont pu faire hésiter les générations précédentes devant une œuvre gigantesque sont désormais levées avec l’emploi rationnel de l’électricité et les progrès de l’art de l’ingénieur ; On a pu élaborer le plan définitif de la ligne. Celle-ci serait à double voie. en deux galeries parallèles de 5,50m à 6 m de diamètre chacune, distantes de 15m environ. Ces galeries seraient reliées par des rameaux nombreux. Une galerie d’écoulement, large de 5 m. et circulaire, servirait à l’exhaure, après avoir été utilisée pour l’évacuation des déblais. La voie se détacherait à Beuvrequent de la ligne de Boulogne à Calais ; desservirait Marquise et Wissant et s’enfoncerait sous la mer au sud du cran d’Escalles.

L’idée de placer un viaduc à l’entrée du tunnel a été abandonnée pour des raisons militaires exactement opposées à celles qui avaient paru devoir justifier l’édification de cet ouvrage. En Angleterre, le tunnel, à sa sortie de Shakespeare Cliff, décrirait une large boucle pour rejoindre la ligne de Douvres.

Un raccordement a été prévu, avec tunnel de 2 km de longueur à Wadenthun, pour mettre en relation directe la nouvelle voie avec les lignes se dirigeant sur la Belgique et l’Allemagne.

La partie sous-marine de la voie aurait 48 km de longueur ; les déclivités ne dépasseraient par 6 mm par mètre, et seraient par conséquent inférieures à celles que présente la voie entre Boulogne et Calais.

Financièrement, le projet n’est pas moins réalisable. Après avoir estimé la dépense à 125 millions, puis à 250, on l’a évaluée à 400 millions. Ce capital serait facilement souscrit en Angleterre, France et Belgique.

Économiquement, le tunnel permettrait de réduire de 2 heures le trajet de Paris à Londres, la traversée n’étant plus que de 40 minutes. pour les trains de voyageurs, de multiplier les relations rapides entre l’île et le continent, et d’accroître considérablement le trafic. Enfin, politiquement, la voie cimenterait encore davantage l’union qui nous lie à nos amis et alliés. On peut donc considérer que la France victorieuse sera bientôt à même de renouveler le grand geste qui, avec l’ouverture du Suez, a été notre gloire au XIXe siècle.

P. de Lannoy

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