La « défense passive » des populations civiles contre le danger aérien est malheureusement plus que jamais à l’ordre du jour. Nous avons exposé récemment le problème de l’utilisation, comme abris, des carrières souterraines [1] et les difficultés techniques et financières qui s’opposent à ce grand projet.
La Préfecture de Police a fait apposer dans l’entrée de la plupart des immeubles de la région parisienne des tableaux imprimés indiquant les « mesures d’urgence » à prendre en cas d’alerte : descente en cave, épaulement des voûtes au moyen de madriers, aveuglement des soupiraux à l’aide de sacs, établissement d’un sas d’éclusage au moyen de couvertures suspendues, s’opposant (?) à la pénétration des gaz.
Nous croyons ne souffler sur aucune illusion en soulignant ce que ces moyens de fortune ont d’inopérant, d’inapplicable et même d’inquiétant pour une population non entraînée et qui sait, pertinemment, que l’étanchéité des caves est plus que douteuse [2].
Étant donné, d’autre part, l’absence de tout plan d’ensemble (d’ailleurs bien difficile à établir) pour une évacuation générale de Paris, on peut se demander si une attitude psychologique toute différente ne serait pas préférable. Précautions individuelles, soit ; mais avant tout, tranquilliser la population en lui faisant connaître que le danger aérien, désormais, peut être conjuré ou tout au moins réduit au minimum, grâce à un moyen technique parfaitement efficace.
Ce moyen existe, il importe de le dire, car cette question vitale est pratiquement ignorée du grand public. Contre le terrible danger des bombardements aériens, un antidote, une arme défensive a, été créée : une cuirasse, une parade directe, autrement efficace que la crainte des représailles, est actuellement en pleine mise au point. Elle est économique (70 millions de francs pour protéger Paris alors qu’il faudrait 300 millions pour équiper les carrières sous forme d’abris) ; elle a fait ses preuves en arrêtant des avions ennemis et même en abattant, par accident, des avions français ; enfin son efficacité, loin d’être diminuée par les progrès de l’aviation, se trouve plutôt accrue par les conditions actuelles des vols de bombardement.
Cette arme anti-aérienne, c’est tout simplement la classique « saucisse », le ballon cerf-volant à câble, que des travaux actuellement en cours pour le ministère de la Guerre ont complètement transformé et modernisé (fig. 1, 2 et 12).
Historique du « ballon captif »
Tout d’abord, deux mots d’historique.
L’invention du ballon à gaz suivit de très près celle de la montgolfière à air chaud. Gonflé avec de l’hydrogène à l’acide, ruisselant de vapeurs corrosives, le premier ballon libre non monté s’enleva du Champ-de-Mars, en 1783, et alla tomber à Gonesse. Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlande, le 21 novembre de la même année, furent les premiers hommes à effectuer un voyage en montgolfière : équipée réellement extravagante où les aéronautes chargeaient à l’aide de fourches des bottes de paille dans un foyer suspendu au-dessous de l’énorme sphère de toile et de papier ! Le physicien Robert fut le premier à faire une ascension en ballon à hydrogène et nous lui devons mainte disposition encore actuellement en usage : la soupape, le lest, le baromètre pour l’indication de l’altitude.
Onze ans plus tard, le premier ballon captif à hydrogène s’élevait au-dessus du champ de bataille de Fleurus, bientôt suivi d’autres ballons, également destinés à l’observation, au-dessus de Maubeuge et de Mayence qui avait été occupée par les armées de la République.
Il est curieux de constater que la mise au point de ces nouveaux engins fut faite à l’ancien haras de Louvois situé à Chalais-Meudon, à l’endroit même où se trouve aujourd’hui notre Centre d’aérostation militaire. Les noms de Conté (l’inventeur du crayon), du commandant Coutelle, du lieutenant de Beauchamps restent attachés à ces essais de l’époque héroïque.
Napoléon, les rois, le Second Empire, négligèrent les ballons militaires ; Paris usa des ballons libres, pendant le siège, pour ses liaisons avec la province. En 1871, une tentative d’observation en ballon captif gonflé de gaz d’éclairage fut faite au camp d’Auvours, près du Mans, sans aucun succès.
C’est en 1879 que le lieutenant Charles Renard, qui devait s’illustrer par de nombreuses inventions : dirigeables, pile chlorochromique, chaudière instantanée, train routier articulé, obtint de Gambetta l’autorisation de rouvrir l’école d’aérostation de Chalais-Meudon. Ainsi fut créé le département de l’Aérostation militaire, qui fut d’abord une division du Génie et qui est aujourd’hui rattaché à l’Aéronautique.
Jusqu’en 1914, les ballons captifs utilisés en France pour l’observation étaient presque tous des sphériques. Quelques « drachen » de petit volume, pour des essais divers et notamment comme porte-antenne de T. S. F., avaient été directement achetés en Allemagne, au constructeur, la maison Parseval ; mais dans l’ensemble la question était jugée peu intéressante. Chalais-Meudon n’avait plus, en 1914, aucun crédit pour l’entretien des ballons captifs, dont quelques unités existaient seules dans nos places de l’Est.
C’est un rapport du général Dubail, en septembre 1914, qui fit ressortir l’intérêt de reconstituer au plus vite les compagnies d’aérostiers de campagne et de les doter de « drachen » français ; le premier exemplaire sortit en janvier 1915 et dès le mois d’avril, chacune de nos armées disposait d’une « saucisse » d’observation montant à 1 500 m. À l’armistice, nous avions plus de 150 de ces ballons en l’air sur le front nord-est (fig. 5, 9 et 11).
Il est juste de citer ici le nom de l’ingénieur Caquot, alors mobilisé comme commandant d’une compagnie, qui mit au point, en 1916, à Chalais-Meudon, un modèle de saucisse à ballonnet d’une telle qualité que les Allemands s’empressèrent de copier scrupuleusement un « caquot » tombé dans leurs lignes !
Double problème de la « saucisse »
Il n’est point besoin de grande théorie pour comprendre que la forme sphérique, qui convient pour un ballon libre ou un ballon captif en air calme, n’est aucunement adaptée aux conditions de stabilité d’un ballon captif flottant dans le vent.
Si l’on veut que le ballon soit complètement gonflé à une certaine altitude, 1 500 m par exemple, il est nécessaire qu’il ne soit que partiellement gonflé au sol, pour laisser place à la dilatation du gaz, conséquence de la diminution de pression avec l’altitude. Par suite, au cours de l’ascension et de la descente, il existera des parties flasques qui tendront à former, sous l’action du vent, des poches dangereuses.
Le problème de la bonne tenue d’un ballon captif se subdivise donc en deux problèmes distincts :
1° Maintenir le ballon suffisamment gonflé quelle que soit l’altitude ; en fait, obtenir la permanence de la forme. 2° Par l’étude des formes, des empennages et des attaches du câble, lui assurer une bonne stabilité dynamique, analogue à celle du cerf-volant (fig. 6).
Ballons à ballonnet
La première solution utilisée pour maintenir le ballon continuellement gonflé consiste à le munir d’un ballonnet intérieur communiquant avec l’atmosphère (fig. 3).
Lors du larguer, le ballon est gonflé d’hydrogène à bloc, le ballonnet se trouvant par suite réduit à sa plus simple expression. À mesure que le ballon s’élève, l’hydrogène en excès s’échappe dans l’atmosphère par une soupape de sûreté, la pression ne pouvant par suite dépasser une valeur donnée.
À la descente, la pression de l’hydrogène devient inférieure à la pression ambiante, mais alors l’air pénètre dans le ballonnet qui se gonfle, en sorte que l’ensemble du ballon conserve une forme correcte.
Le principal défaut de ce système est que le centre de sustentation se déplace au cours de la descente ; autrement dit, l’ensemble se trouve lesté à l’arrière par le poids de l’air, qui vient gonfler le ballonnet, chassant l’hydrogène, plus léger, vers l’avant. Il en résulte que le ballon « relève le nez » en s’approchant de terre et s’il y a des coups de vent violents, il peut être « cueilli par en dessous » et casser son câble. Pratiquement l’altitude qu’on peut réaliser sans danger avec un tel système est assez limitée.
Principe du ballon dilatable
Au ballon à ballonnet s’oppose une solution totalement différente, celle du ballon dilatable qui a vu le jour en Italie et qui a été remarquablement mise au point en France par le commandant Letourneur [3].
L’idée du ballon dilatable est fort ingénieuse ; elle consiste à ménager dans l’enveloppe des dispositifs élastiques qui lui permettent de rester tendue quand la pression ambiante varie dans d’assez larges limites.
Dès 1917, le G. Q. G. italien protégea Venise contre les attaques des avions autrichiens, au moyen de ballons captifs sphériques dont l’équateur présentait un pli double maintenu par un lacet en caoutchouc (fig. 4) Les résultats furent tels que Chalais-Meudon s’empressa de demander l’envoi d’un spécimen qui fut essayé en France… mais sans succès !
Cet échec s’explique par les conditions climatériques très différentes des deux régions. À Venise, ou bien le vent est nul et les ballons sphériques n’ont rien à craindre, ou bien la bora, le redoutable vent du nord, souffle avec violence et les avions eux-mêmes restent sous les hangars. En France, les vents de 10 m/s sont les plus fréquents ; ils permettent aux avions de sortir mais couchent dangereusement les ballons sphériques, En somme, la seconde partie du problème : stabilité dynamique dans le vent, avait été négligée.
C’est alors que le commandant Letourneur eut l’idée des ballons allongés dilatables, ayant la forme générale du ballon Caquot, mais munis de plis creux, tendus par des sandows pour permettre la variation de volume ; le ballon comportait deux plis longitudinaux fermés par des lacets élastiques.
Tel fut le principe des « saucisses élastiques », type N, qui devaient faire place, voici seulement quelques années, aux remarquables ballons à lobes du même inventeur.
La « saucisse » à sandows internes
Le principe est le suivant : Dans un ballon ordinaire, comme dans une chaudière ou un récipient quelconque soumis à une surpression intérieure, l’enveloppe « travaille » de deux façons : elle est étanche, ce qui représente une efficacité dans le sens normal à sa surface et elle résiste à la déchirure, ce qui revient à dire qu’au point de vue mécanique, elle travaille en traction.
Or, rien n’empêche de séparer ces deux fonctions, ce qui procure des avantages considérables. Dans un réservoir, par exemple, on peut placer des tirants diamétraux, qui s’opposent à la dilatation de l’enveloppe. Ce principe est appliqué dans les chaudières de locomotives, où le volume cubique du foyer se trouve soumis à un énorme effort d’écrasement par suite de la pression de la chaudière qui l’enveloppe ; ses parois et son ciel sont soutenus par de fortes entretoises, travaillant en traction, et qui traversent l’eau de la chaudière.
Si nous appliquons ce principe à un ballon, il est bien certain que l’enveloppe, qui est souple, formera des « lobes » entre les points d’attache, la section du ballon prenant la forme d’un trèfle à multiples feuilles comme le montre la figure 12.
Grâce à cette disposition, le tissu du ballon travaille dans d’excellentes conditions, du fait que le rayon de courbure est partout très petit, ce qui revient à dire que la tension de l’étoffe sera faible pour une surpression intérieure donnée. Mais l’avantage primordial est que l’on pourra employer des tirants élastiques, des sandows à fort allongement, en sorte que le ballon reste suffisamment gonflé, tendu, quelle que soit l’altitude.
Quant aux empennages formant gouvernails fixes, inventés par Caquot et perfectionnés par le ct Letourneur, ils sont au nombre de trois, disposés à 120° et érectiles, la force du vent étant précisément mise à profit pour leur donner une rigidité croissante à mesure que la violence de ce vent augmente. À cet effet, l’empennage inférieur présente une large embouchure tournée vers l’avant ; l’air engouffré se rend ensuite par deux tuyaux en étoffe dans les empennages supérieurs, puis s’échappe par des orifices de section réduite (fig. 7).
Soulignons ici, une fois de plus, la fécondité de deux principes généraux qui méritent d’être érigés en dogmes techniques. Avec la combinaison sandows-enveloppe on a une séparation des fonctions qui se traduit immédiatement par une grande souplesse de réaction et une gamme étendue de fonctionnement correct.
Les empennages gonflés avec circulation d’air montrent d’autre part l’automaticité agissante et précise que l’on peut obtenir en consentant une perte continue d’énergie, même minime, L’électrotechnique et la mécanique des fluides fourniraient des exemples de ce second principe dans les domaines les plus variés.
30 000 mètres d’altitude !
Donnons maintenant quelques détails de fabrication.
Le ballon à lobes, malgré la présence, des sandows, est sensiblement plus léger, à volume égal, qu’un ballon à ballonnet, du fait de l’allégement de l’enveloppe ; de là une amélioration de la force ascensionnelle. Cette enveloppe est formée de deux toiles de soie naturelle de Lyon, de premier choix, collées à l’aide de colle de caoutchouc.
Les sandows, au nombre d’environ 150 dans les récents modèles, sont disposés en hexagone pour les ballons courants à six lobes ; dans la partie médiane du ballon. l’écartement de ces sandows n’est que de 14 cm. Ils sont fabriqués en gomme très pure, présentant un « hystérésis » faible, ce qui signifie qu’ils reviennent parfaitement au zéro par détente, sans trop de frottements internes ; leur gaine elle-même est élastique, l’ensemble représentant le poids minimum.
Du côté des câbles, les progrès sont réellement sensationnels ; les chiffres de 180 et 240 kg par mm2, couramment admis dans l’aviation, sont depuis longtemps dépassés. On en est actuellement à 380 kg par mm2 de section d’acier et chaque année apporte régulièrement un accroissement de 30 kg ! Pratiquement, le câble présente une section décroissante, plus forte au voisinage du ballon (à l’inverse des câbles de mine), toujours dans un but de légèreté, avec 3 mm de diamètre ; un simple tuyau de plume d’oie… mais qui résiste à une traction de 1 200 kg !
Et voici le résultat actuel de ces travaux de mise au point : deux chiffres qui se passent de commentaires. Par un vent de 20 m/s (72 km/h), les ballons montent à un peu plus de 6000 m !
Une telle altitude, déjà suffisante, pour réduire presque à néant les possibilités d’une aviation de bombardement sera du reste rapidement dépassée pour plusieurs raisons, Tout d’abord, la densité de l’air étant bien moindre à 6 000 m qu’au sol, tout kilogramme gagné sur la construction du ballon « profite » plus, c’est-à-dire fait gagner davantage d’altitude ; d’autre part, rien n’empêche d’accrocher au câble, un peu au-dessous du ballon, un second câble qui va s’accrocher à un second ballon flottant à une altitude supérieure, voisine de 9 000 m (fig. 15).
Mais la principale supériorité des ballons à sandows réside dans la multiplication des lobes qui permet d’envisager des altitudes énormes. Avec les matériaux actuellement utilisés, la limite théorique plafonne vers 30 000 m d’altitude !
Captures d’avions !
Voici donc un premier point acquis : dans cette « course au zénith » qui oppose les avions et les ballons à câble ; ces derniers ont d’ores et déjà gagné la partie ; autrement dit, les avions ne passeront pas par-dessus. Reste à prouver que les câbles représentent, pour les avions, un obstacle dangereux, impossible à éviter ou à détruire et capable de provoquer la chute des appareils.
Ces divers points ont été surabondamment démontrés par l’expérience… une expérience parfois cruellement involontaire ! Citons au hasard. Pendant la guerre, non loin de Nancy, un ballon captif météorologique, sans observateur, est monté en l’air, par suite d’un malentendu, au moment ou une escadrille française rentrait : trois avions touchent le câble, tous trois glissent sans pouvoir quitter le câble et viennent s’écraser au sol ; le câble n’est pas rompu. À Metz, dans des circonstances analogues, 2 avions français sont descendus, puis 2 anglais et 2 allemands dans la banlieue de Londres et encore un allemand près de Boulogne. La règle est absolue : le câble résiste, l’avion se met en vrille autour de ce câble sans pouvoir s’en décoller et vient s’effondrer près du treuil.
Le drame est un peu différent s’il s’agit d’un ballon d’observation, comportant nacelle et observateur, donc une inertie plus considérable et dont le câble est plus court et très tendu avec peu de flèche. Dans ce cas, généralement le câble casse et il peut arriver que l’avion se tire d’affaire. En Alsace, un avion casse un câble et atterrit ; à Cherbourg, récemment, un hydravion heurte un câble, le pilote est tué ; en Italie, un pilote est tué ; à Chalais-Meudon - accident extraordinaire - un avion touche un câble qui lui enlève 50 cm d’aile comme au rasoir, puis réussit à atterrir ! Ici, il y a donc des rescapés, tandis que la souple liane du ballon de protection ne pardonne jamais.
Esquisser, même sommairement, une théorie de cette « capture » aérienne, serait difficile ; en gros, on peut dire ceci. Au moment où l’avion touche le câble, celui-ci cède avec une résistance tout d’abord relativement faible, mais qui s’accroît rapidement à mesure que l’onde provenant du choc se transmet sur les deux parties du câble, dont la courbure diminue ; le ballon suit avec rapidité, descendant en oblique, freiné par la résistance l’air. Au total, l’avion s’avance comme dans un visqueux, développant un effort considérable, de l’ordre de 1 200 kg pour un câble coudé à 1200 (fig. 14).
Multipliez maintenant cet effort par la vitesse même de l’avion, soit une centaine de mètres par seconde pour un bombardier moderne, et vous arrivez à un supplément de puissance de l’ordre de 1 500 ch que les moteurs devraient fournir en plus de la puissance indispensable à la sustentation. Conséquence : la perte de vitesse, vrille et la mort.
Qu’un pilote habile et de sang-froid puisse se partir « en feuille morte », filer sur la queue, échapper au redoutable bras de pieuvre qui le suit élastique dans l’espace… théoriquement cela est possible. Mais réalité est formelle : tout avion qui touche est perdu.
Vulnérabilité des avions modernes
Dira-t-on qu’à cette parade nouvelle les constructeurs d’avions chercheront eux-mêmes une réplique ? C’est probable : on peut imaginer, sur le papier, des scies alternatives, animées d’un mouvement de tond et disposées à l’avant de l’avion… Est-il besoin de souligner combien un système aussi lourd, encombrant, d’efficacité douteuse, handicaperait les bombardiers, point de vue de la charge et de la vitesse ?
Plus simplement, peut-être estimera-t-on qu’avec les puissances actuelles des gros bombardiers et leur vitesse qui peut dépasser 400 km à l’heure, l’obstacle des câbles deviendrait inopérant ? Ceci est inexact, car le câble peut être coupé « à la volée », son inertie étant faible et sa flèche considérable ; la vitesse, d’autre part, pour effort donné, est proportionnelle à cette vitesse. N’oublions pas que si les bombardiers sont puissants, ils sont aussi très lourdement chargés au mètre c’est-à-dire promis, lors d’un déséquilibre accidentel, à la vrille fatale !
Quant à trouver les ballons dans l’espace, la nuit, afin de les détruire, dans un cercle qui peut atteindre 600 m de diamètre autour de la verticale du treuil, des altitudes variées et inconnues et dans la redoutable proximité des câbles invisibles, il est certain que c’est pour les aviateurs un problème pratiquement insoluble.
Une théorie héroïque, celle de l’ « holocauste » a été proposée à l’étranger : trente avions se présentent en ligne de file, les premiers succombent, les autres passent. Ici, nous en appelons aux marins qui ont eu à naviguer sur torpilleurs en ligne de file, de nuit, en se guidant sur la minuscule « ratière » lumineuse de leur « matelot d’avant » ! À qui fera-t-on croire que des avions volant à 400 km à l’heure, avec des intervalles d’au moins 3 km, à des altitudes non strictement égales et sous le feu de la D. C. A., arriveront à tenir exactement la file à quel mètres près ?
Au reste, n’oublions pas que l’avion touché s’effondre, mais que le câble résiste ; nous avons cité Ie cas de trois avions français descendus par le même câble un intervalle de quelques minutes… Le piège reste à fonctionner.
Exemples de protection
Il est temps de conclure en nous basant, une fois de plus, sur des faits précis.
À 15 km au sud de Nancy se trouvent les usines métallurgiques bien connues de Neuves-Maisons qui travaillaient à plein rendement, tout à proximité du front, pendant la guerre. Les conditions étaient déplorables : chaque nuit, bombardements, dégâts et victimes.
En août 1917, une première section de ballons fut détachée à Neuves-Maisons et aussitôt les bombardements cessèrent. Aucun avion ennemi ne s’aventura plus au-dessus de l’usine, tous lâchèrent leurs bombes au-dessus des bois ! Même tactique et même succès à Dunkerque où, par leur seule présence, les « saucisses » tinrent l’ennemi en respect.
Protection de Paris
Mais il y a mieux : Paris lui-même a été efficacement protégé par les ballons à câbles à partir de mars 1918. Retraçons ce bref et instructif historique [4].
Au début, avec un matériel restreint, on s’efforce de protéger uniquement les points les plus menacés ; ainsi, dix ballons sont largués au-dessus de la boucle de la Seine comprise entre Saint-Cloud et Issy-Les-Moulineaux, en vue de protéger les usines de Billancourt : Renault, Salmson, qui travaillent pour la défense nationale.
Dans la période suivante, le programme se modifie.
On ébauche dans Paris une grande ligne transversale de ballons par les Tuileries et les Buttes-Chaumont, complétée par des ballons isolés et que l’on déplace d’une nuit à l’autre afin de rendre complètement imprévisible pour les aviateurs la distribution des câbles. Cet embryon transversal suffit pour empêcher le retour des bombardements du quartier de l’École militaire et du Ministère de la Guerre.
Simultanément, un barrage fut créé « en plein bled » dans la boucle de la Seine qui s’étend de Saint-Denis à Argenteuil au nord de Gennevilliers : c’était un des chemins favoris de l’aviation allemande. D’autres barrages furent installés dans la région de Noisy-le-Sec. On voit ainsi se dessiner un système cohérent, comportant des barrières avancées chargées de couper les routes les plus fréquentes de l’ennemi, tandis que les lignes intérieures et les ballons dispersés tendent à empêcher les avions qui auraient réussi à passer, de voler à basse altitude en lâchant avec précision leurs bombes.
Le 23 avril, une attaque importante eut lieu malgré un vent violent ; on largua 50 ballons dont 25 rompirent leurs câbles ! On mit alors à l’étude un dispositif d’inflammation à retardement chargé de détruire les ballons en dérive. En mai, l’installation des barrages s’intensifie ; on barre 3 lignes de repère fréquemment suivies par les aviateurs allemands et qui étaient les voies ferrées de Soissons et de Lille et le tronçon commun des routes de Compiègne et de Soissons. Néanmoins, une brèche restait libre dans le sud : toujours bien renseigné, l’ennemi attaque sur ce point les 1er et 2 juin, évitant avec soin les grands barrages du nord et du nord-est (fig. 18).
En septembre, l’installation générale est complétée et se révèle extrêmement efficace. Cinquante avions attaquent en deux raids dans la nuit du 15 et ne parviennent à placer que cinq bombes sur la Cible. La plupart tournent court aux approches des barrages du nord et lâchent leurs bombes au hasard (fig. 19).
La comparaison de cette carte de raid avec la figure 20, qui représente l’emplacement des barrages à la fin de septembre, constitue la meilleure démonstration de l’efficacité des ballons à câble contre les raids d’aviation.
Soulignons que ces cartes revêtent un caractère d’authenticité indéniable du fait qu’elles sont extraites des archives du ministère de l’Air.
Conclusion
Ainsi, avec des ballons infiniment moins parfaits que les ballons actuels et montant à une moindre altitude on a pu protéger Paris. Actuellement, il existe à Chalais-Meudon une réserve très importante de ballons, mais de types encore anciens ; 70 millions de francs seraient nécessaires pour moderniser cette réserve et l’on peut croire que ces crédits seraient ici mieux employés que si on les engloutit dans des abris !
Les ballons, incontestablement, restent une protection de nuit, car, de jour, ils sont visibles et peuvent être détruits. Mais la défense de jour est beaucoup plus facile, grâce à l’artillerie anti-aérienne et il est douteux que l’ennemi se risque à de grosses attaques dans ces conditions. Pour la totalité de Paris, 250 ballons à lobes seraient suffisants ; pour une ville secondaire, trois ou quatre ballons conviennent ; pour un ouvrage isolé, pont, fort, viaduc, un seul ballon suffit.
Deux cent cinquante ballons, 70 millions de francs - le prix d’un très petit bateau de guerre ! - pour protéger Paris, pour soustraire une population de quatre millions d’âmes à cette « grande peur », à cette déplorable psychose du « bombardement sans déclaration de guerre » qui pèse sur elle depuis des années… est-ce vraiment payer trop cher ?
Pierre Devaux, Ancien élève de l’École Polytechnique