M. Simon Lake se serait plaint amèrement, parait-il, d’avoir été indignement volé par les Allemands. Inventeur d’un bateau sous-marin, il soumit ses plans au gouvernement allemand, lequel les aurait ensuite rejetés après en avoir pris une copie pour construire lui-même ce type de sous-marin. Il nous paraît probable que M. Simon Lake, ayant connu les exploits des sous-marins allemands, s’est imaginé aisément qu’aucun autre type de sous-marin que le sien n’était capable d’accomplir de telles randonnées et que, suivant une logique chère à tout inventeur, il avait été indignement volé. Cette explication est admissible, car le sous-marin S. Lake a fait l’objet de nombreuses et belles expériences, et la mauvaise foi du gouvernement allemand ne fait plus de doute pour personne. Nous nous bornerons à parler du sous-marin incriminé.
L’idée émise par M. Lake était d’ailleurs vieille de près d’un siècle quand il la reprit pour son compte. Elle consiste, principalement, dans l’emploi de roues sur lesquelles le bateau doit pouvoir rouler, en s’aidant de son hélice, sur les fonds sous-marins. Or, les Annales des Arts et Manufactures de 1801, signalent qu’un M. B. avait inventé un sous-marin manœuvré par deux hommes, pourvu de deux roues à l’avant et deux roues à l’arrière munies de dents pour s’enfoncer dans le sol ; deux « refouloirs » situés à l’arrière devaient lui permettre d’avancer.
Évidemment ce premier inventeur ne construisit jamais cette originale embarcation ; mais, en 1858, M. Castera prit divers brevets d’invention relatifs à des sous-marins de différents modèles ; l’un de ces modèles était caractérisé par la présence de gouvernails horizontaux placés à l’avant pour faciliter la plongée, de cloisons étanches munies de portes afin de permettre à des scaphandres de sortir du bateau et d’y rentrer, et, la question des compartiments à air comprimé étant écartée parce que le principe de la première application revient à M. Baudouin, des Andelys, des doubles roues permettaient le déplacement sur le sol. Ce sont là les grandes caractéristiques du sous-marin S. Lake, dont le premier brevet date du 1er février 1897.
Plus heureux que ces prédécesseurs, l’inventeur américain construisit son bateau qu’il appelle l’Argonaute ; sa longueur, de 12 m, fut ensuite portée à 18,60m. Il était cylindrique, mesurait 5 m de diamètre et, en immersion complète, déplaçait 57 tonneaux. Le réservoir d’air comprimé était situé dans une chambre à l’arrière, et, autour de la coupole d’observation, on avait aménagé un récipient à gazoline de 8 tonnes communiquant avec un autre plus petit placé à l’intérieur du sous-marin. De chaque côté de la quille étaient placés deux poids de sécurité de 500 kg pouvant se larguer instantanément.
Pour la navigation à la surface, l’Argonaute utilisait son hélice ; sur le sol sous-marin, le bateau s’en aidait également, mais il roulait sur deux énormes roues de 2,12m de diamètre, placées vers l’arrière et pesant 2500 kg. Elles étaient actionnées, ainsi que l’hélice, par le moteur à gazoline. Enfin deux longs tubes de 15 m surmontaient la coque pour faciliter l’évacuation des gaz de combustion et mettre le sous-marin en communication avec l’atmosphère. Grâce à une pression d’air égale à la pression de la colonne d’eau au-dessus du navire, l’Argonaute permettait l’ouverture d’une porte inférieure par laquelle on faisait sortir les scaphandriers.
Le plus intéressant des voyages accomplis par le sous-marin fut celui de Baltimore à New-York ; M. Lake et trois matelots vécurent et dormirent à bord pendant tout le voyage, ce qui prouvait une habitabilité parfaite. D’autres exploits, très nombreux d’ailleurs, confirmèrent les excellentes qualités de l’Argonaute qui était réellement capable de rouler sur n’importe quel fond, quelque vaseux qu’il fût, la porte des scaphandriers étant ouverte ou fermée ; il avançait plus vite sur un fond plat qu’à la surface de la mer, franchissait n’importe quel obstacle et, entre autres avantages, permettait de communiquer par téléphone, de l’intérieur avec l’extérieur. L’opinion publique s’était d’ailleurs enthousiasmée pour le sous-marin et, lorsque se produisit la catastrophe du Maine, en rade de La Havane, on ne manqua pas d’incriminer un Argonaute au service de l’Espagne.
Voilà ce qu’était le premier sous-marin de S. Lake. Il promettait certainement beaucoup et l’inventeur l’a perfectionné au cours des années qui suivirent pour lutter avec le type Holland que le Gouvernement américain avait adopté. Dans l’Argonaute II, la puissance motrice fut doublée et les roues devinrent entièrement libres, la propulsion étant seulement donnée par l’hélice ; enfin, pendant la navigation ordinaire, les roues peuvent être dissimulées à l’intérieur de la coque. Puis apparut le Protector, lancé le 1er novembre 1902, dont voici les caractéristiques [1] : Longueur, 20,45m ; largeur, 5,40m ; déplacement en surface, 146 tonneaux ; en plongée, 174 tonneaux. Armement : 2 tubes intérieurs à l’avant et 1 tube intérieur à l’arrière ; 5 torpilles dans les tubes et 2 de rechange derrière les tubes avant. Un moteur à gazoline actionnant 2 hélices. Il peut supporter une profondeur de 45 m. La chambre étanche par laquelle sortent les scaphandriers est située à l’avant et ceux-ci demeurent en communication téléphonique constante avec le sous-marin. Les roues du Protector ont été munies de cylindres hydrauliques qui amortissent les chocs ; elles sont situées en tandem, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière, sous la quille. On n’a pas à craindre, en effet, un chavirement du sous-marin, car la poussée de l’eau s’exerce au-dessus de son centre de gravité et tend toujours à le redresser.
Les sous-marins Lake ont encore la possibilité de s’immerger à la profondeur voulue sans être en marche, c’est-à-dire de s’immerger sur place, contrairement à la plupart des autres sous-marins qui s’immergent en vitesse. Ils peuvent également séjourner à une profondeur quelconque (dans certaines limites) sans dépenser de courant électrique en laissant tomber « à l’avant et à l’arrière deux ancres en forme de champignons, pesant chacune 500 kg, gui déroulent, en descendant, un câble enroulé sur un touret. Quand elles touchent le fond, le bâtiment se trouve allégé d’une tonne ; mais, si on l’alourdit par le remplissage de quelques caisses, tout en gardant une flottabilité positive, on le fait descendre ensuite horizontalement, sans effort, en tournant les manivelles des tourets. On peut diminuer ainsi de la même quantité la longueur des câbles filés, pour monter ou descendre à volonté, sans inclinaison appréciable ».
Le gouvernail horizontal, dont sont également pourvus les Holland pour s’incliner, est complété, dans le Protector, par deux gouvernails de plongée, situés de chaque côté, de chaque bord, qui lui permettent les mouvements verticaux dans les deux sens. De p’us, la quille constitue elle-même le poids de sécurité ; elle peut être détachée en plusieurs parties s’il devient nécessaire d’alléger rapidement le sous-marin. Dans le kiosque est aménagée la chambre de manœuvre, très conlortable. Le Protector file 10 nœuds à la surface et 6,5 nœuds en immersion.
Un nouveau type Lake fut ensuite construit ; il s’appelle le Simon Lake X ; ses caractéristiques sont à peu près les mêmes que celles du Protector, mais son grand kiosque lui a permis de recevoir deux canons à tir rapide qui peuvent tirer en surface par des embrasures. Ce que nous venons de dire de ces sous-marins doit être complété par divers renseignements apportés au Scientific American par M. Simon Lake lui-même, lesquels, pour cette raison, présentent un intérêt particulier, On verra d’ailleurs sur nos figures que le sous-marin moderne a reçu de nouveaux perfectionnements qui lui permettent de se jouer pour ainsi dire de tous les obstacles que l’adversaire peut lui opposer, M. Lake range les sous-marins en deux catégories : ceux à grand rayon d’action, marchant à la surface à une allure supérieure à celle des bâtiments de combat et ceux, plus petits, à vitesse moindre, pouvant éviter les mines, en poser eux-mêmes, les détruire, et munis de torpilles comme les premiers. Ces derniers sont essentiellement défensifs quoique, dit l’auteur, ils possèdent un rayon d’action suffisant pour permettre à une flottille européenne d’attaquer un port ennemi.
« Je n’ai pas développé les sous-marins de la seconde catégorie, dit l’inventeur, parce que j’ai toujours été occupé à satisfaire les demandes des divers gouvernements qui voulaient toujours avoir des vitesses plus grandes en sacrifiant des autres caractéristiques auxquelles j’attachais personnellement un grand prix. »
Les bâtiments de la première catégorie qui prennent part à la guerre actuelle ne comprennent qu’un petit nombre de navires possédant une vitesse supérieure à 12 nœuds en surface, en plongée à 10 nœuds pendant une heure ou à 8 nœuds pendant trois heures. Quelques-uns cependant dépassent ces vitesses, mais ils sont peu nombreux. Il est vrai que l’auteur sait qu’on en construit dont la vitesse atteindra 17 à 18 nœuds à la surface et 11 nœuds en plongée ; d’autres même auront une vitesse de 20 nœuds, mais ils ne seraient pas encore en service. Une des raisons pour lesquelles on n’a pas pu réaliser de vitesse plus grande réside dans la difficulté d’obtenir un moteur à combustion interne donnant des résultats satisfaisants. Un moteur à pétrole lourd pouvant développer 5000 chevaux fournira des vitesses de 25 nœuds en surface.
La principale modification apportée par M. Lake à son dernier modèle de sous-marin consiste en deux bras métalliques qui se prolongent en avant de la carène pour se réunir à leur extrémité et constituer ce qu’il appelle le pionier. Cet organe permet au navire de passer aisément sous les filets protecteurs qu’il soulève et qui glissent ensuite sur sa carapace. Il se caractérise également par une superstructure élevée lui permettant de faire de la vitesse en haute mer et par des ancres et dispositifs destinés à élever et à abaisser les appareils de vision. Plusieurs marines étrangères ont adopté les principales de ces caractéristiques pour leurs sous-marins, mais trois seulement ont admis les roues de fond. L’auteur ne désigne aucune de ces marines, mais il est facile de voir qu’il manifeste une certaine satisfaction en constatant l’impuissance de la flotte anglaise contre certains sous-marins allemands. On peut donc en conclure que nos ennemis possèdent plusieurs de ces engins et que les attaques auxquelles ils ont pu se livrer révèlent la supériorité du système Lake sur tous les autres.
« Pendant plusieurs années d’expériences avec les sous-marins, ajoute l’inventeur, cherchant à me rendre compte des conditions de temps et de mer au fond de l’eau, j’ai parcouru les baies de la Chesapeake et de Sandy Hook, le long de la côte de l’Atlantique et du Long Island, et plus récemment le Golfe de Finlande et la mer Baltique, et c’est un fait qui ne peut pas être discuté techniquement qu’un sous-marin du type recommandé par la commission de l’armée des États-Unis peut entrer dans un port sans être vu, y rester si c’est nécessaire pendant un mois de suite, et y détruire les bâtiments, les docks, les matériels de guerre flottants, d’une façon délibérée, sans se presser et en défiant toute tentative pour le découvrir.
« Mon procédé pour entrer dans les ports ou pour traverser une zone minée consiste principalement à munir le sous-marin de roues destinées à le faire marcher sur le fond ; d’autres appareils secrets interviennent également. Quand le bâtiment plonge, on lui donne une flottabilité négative suffisante pour empêcher les courants de l’entraîner ; quand il repose sur le fond, il se transforme en une sorte d’automobile sous marine et on peut le faire courir sur le sol aussi vite qu’une automobile sur la terre ferme. Cette automobile sous-marine a une grande supériorité sur l’automobile terrestre parce qu’elle peut remonter des rampes escarpées ou passer au-dessus des obstacles, le bâtiment étant très près de la flottabilité positive.
« Je me suis rendu compte de bonne heure que, dans une mer peu profonde et agitée, le sous-marin ne doit pas naviguer de la même façon que dans des eaux plus profondes et cela pour la raison que le sous-marin monte et descend en suivant les oscillations de la surface de l’eau, Le bâtiment ne peut pas rester davantage au repos sur le fond, même avec une flottabilité négative considérable, car le mouvement oscillatoire de la houle est suffisant pour occasionner au bâtiment des chocs tels que les tôles du dessous ne tarderaient pas à être défoncées. C’est pourquoi j’ai installé les roues sur des bras oscillants munis d’un cylindre amortisseur. La coque du bâtiment peut ainsi monter et descendre en suivant le mouvement de la houle et en même temps le poids des roues fixe le sous-marin au fond de telle sorte qu’il peut rester, ou bien en position de repos ou se déplacer sur le fond à la vitesse que l’on désire. »
Au cours d’un essai comparatif exécuté à l’étranger, les bâtiments du type Lake munis de roues de fond, ont pénétré, sans être découverts, dans des ports fortifiés fermés dont l’entrée était difficile par suite des sinuosités du chenal, alors que tous les autres sous-marins qui avaient tenté la même entreprise étaient découverts parce qu’ils devaient laisser voir leurs périscopes pour reconnaître leur route. Dans des essais exécutés en Russie, le bâtiment, muni de roues de fond roulait simplement dans le chenal à vitesse réduite ; il pouvait stopper, marcher en arrière pour changer de direction, etc. Le nombre des tours de roue donnait la distance parcourue, le manomètre indiquait la profondeur et on se dirigeait à la boussole. Par conséquent, avec une carte bien faite, la navigation sur le sol pour entrer dans un port est beaucoup plus facile que la navigation en surface, à moins que les chenaux ne soient bien balisés.
La plupart des mines, telles qu’elles sont installées actuellement, sont des mines d’observations ou des mines au choc. Ordinairement on fait exploser les premières depuis le rivage quand on voit l’ennemi passer au-dessus d’elles tandis que les secondes sont mouillées à quelques pieds sous la surface de l’eau et explosent sous l’action du choc sur la carène du bâtiment ou même sous l’influence du remous causé par la passe du navire en vitesse. La crainte de ces mines conduit les sous-marins à rester en dehors des zones minées et les rend ainsi inefficaces. M. Lake estime que les marines étrangères qui n’ont pas accepté le système de roues sous la coque sont en état d’infériorité parce que, dit-il, le sous-marin à roues de fond peut aller chercher l’ennemi et le traquer hors de sa retraite, tout en étant capable de poursuivre les gros bâtiments en haute mer. Les dessins qui accompagnent ce texte montrent comment le sous-marin Lake opère pour couper les orins (câbles de retenue des mines). placer des contre-mines, éviter ou écarter les mines, passer sous les chaînes et les filets qui pourraient être tendus à l’entrée des ports.
« Si le commandant d’un sous-marin est bien pénétré de ce fait que le succès d’un raid réside dans la possibilité de naviguer sans être obligé de sortir son périscope en présence de l’ennemi, son bâtiment deviendra invulnérable et invincible parce que la science de l’architecture navale n’a pas encore trouvé la protection parfaite contre les mines et les torpilles.
« M. R. H. Robinson, ingénieur des constructions navales de la marine des États-Unis, estime, en effet, qu’il est impossible aux gros bâtiments de combat, de s’assurer une protection efficace contre les torpilles ou les mines, soit par une cuirasse de la double coque, soit par le compartimentage. » Si les affirmations de M. Simon Lake sont exactes, et nous n’avons aucune raison de les suspecter, il parait évident que des sous-marins tels que ceux dont il préconise remploi possèdent une grande supériorité sur les types ordinaires. Il y a lieu de s’en préoccuper sans aucune hésitation — en admettant qu’il ne soit pas trop tard — nos ennemis paraissant s’être formidablement outillés à ce point de vue, ne reculant devant aucun sacrifice pour s’assurer la maîtrise en matière d’attaque sous-marine.
Ce serait agir avec une légèreté coupable que de nier la possibilité de certaines solutions hardies ; nos techniciens ont trop craint le ridicule en se rapprochant des conceptions de Jules Verne parce qu’ils les ont ridiculisées eux-mêmes.
Lucien Fournier