Cet article n’a rien à voir avec la série sur le Mas d’Azil, mais son approche des caractères alphabétiformes justifie de le placer dans la même rubrique dont plusieurs articles abordent ce sujet. (NDWM)
A propos d’un travail récemment publié par M. de Closmadeuc sur le dolmen dit des Marchands, à Locmariaquer (Morbihan), et portant une inscription faite de signes d’un . genre particulier qui donnent l’idée de caractères alphabétiques (fig. 77), M. Ch. Letourneau s’est livré à d’intéressantes recherches sur les analogies que. pouvaient présenter ces signes avec les éléments des plus anciens alphabets connus. Notamment, il a essayé de voir, si, soit dans les autres inscriptions mégalithiques, soit dans les inscriptions rupestres, relevées dans d’autres contrées, on ne trouverait pas des ’ signes analogues à ceux du dolmen des Marchands. Voici les résultats des curieuses investigations de M. Letourneau, telles qu’il les a communiquées à la Société d’anthropologie de Paris, dans la séance du 19 janvier [1] :
L’auteur examine d’abord les anciens alphabets connus, en prenant un à un, comme termes de comparaison, les signes -de la table des Marchands.
1° Un signe analogue à notre P commence à gauche l’inscription, et un autre signe à peu près semblable se retrouve à droite ; seulement il est retourné. Mais, au témoignage des épigraphistes qui ont étudié les très anciennes écritures ce qui Importe, au début, c’est la forme et non la position ou la direction des caractères. La figure suivante (fig. 78) permet de voir d’un coup d’œil les frappantes analogies qui existent entre le signe premier du dolmen des Marchands et des caractères alphabétiques appartenant au néopunique, à l’inscription phénicienne de Marseille, à une inscription étrusque, à une inscription celtibérienne, à l’alphabet cophte.
2° Le second caractère du dolmen des Marchands, en allant de gauche à droite, est répété six fois avec des dimensions différentes. Ces six caractères sont couchés obliquement, et cinq d’entre eux s’ouvrent à gauche. La forme rappelle beaucoup celle de notre U.
Un signe semblable ou analogue à celui du dolmen des Marchands se retrouve dans des inscriptions phéniciennes, étrusques, celtibériennes, Iibyques, touâreg (fig. 79).
3° Le troisième caractère inscrit sur le dolmen des Marchands ressemble à notre M, quand il est horizontal ; à notre E, quand il est vertical. Il est également très répandu (fig. 80).
Ce troisième caractère existe donc, plus ou moins modifié, dans les alphabets berbère, étrusque, celtibérien, osque.
4° Le quatrième signe du dolmen des marchands, celui qui termine l’inscription à droite, est circulaire ; il figure un anneau avec point au centre. Or, il existe, ou son analogue, dans les alphabets touareg, numidique, celtibérien. Dans l’alphabet phénicien, le point central a disparu. Dans les alphabets touâreg et numidique, la forme circulaire est remplacée par un carré. Enfin, on le retrouve dans les inscriptions rupestres (fig. 81).
5° Si, maintenant, on considère le signe en crosse recourbée qui, reproduit un grand nombre de fois, orne l’écusson de la table des Marchands, comme un caractère alphabétique, on en constate l’existence dans plusieurs alphabets anciens, notamment dans les alphabets phénicien, sidonien, lycien et étrusque (fig. 82 et 83).
6° La comparaison des signes alphabétiformes du dolmen des Marchands avec un certain nombre d’anciens alphabets connus permet donc de constater d’incontestables analogies, qui vont parfois jusqu’à l’identité.
M. Letourneau continua alors son investigation, en recherchant si les mêmes ressemblances ne se rencontreraient pas entre les signes gravés sur le dolmen des Marchands et d’autres signes relevés sur d’autres monuments mégalithiques de la même région ou de pays avoisinants. Pour faire cette recherche, il s’est servi du précieux album dont M. le vice-amiral Tremlett a fait don à la Société d’anthropologie.
Or, le caractère n°1, en P normal ou en P retourné, existe sur un menhir de Locmariaquer, sur un dolmen de Plouharnel et sur un autre dolmen d’Arzon (fig. 84).
Le caractère n° 2 se retrouve, identique cette fois, sur deux dolmens morbihannais, l’un d’Arzon, l’autre de Plouharnel, et sur une table de chambre sépulcrale près de Guérande. Enfin, si l’on veut bien décomposer en ses éléments une Inscription, en apparence ornementale, du dolmen tumulaire de Gavrinis, on y retrouve encore le même signe, savoir des arcs, des U renversés, emboîtés les uns dans les autres. Ce qui est plus probant. encore, c’est que, sur la même pierre et en dehors des signes emboîtés, le signe n° 2 se retrouve isolément gravé (fig. 85).
Le caractère n° 4, en forme d’anneau circulaire avec point également circulaire au centre, a été relevé en Irlande, près de Guérande et sur l’allée couverte des Pierres-Plates, à Locmariaquer. Enfin, des supports du dolmen de Gavrinis ont pour motifs des cercles concentriques (fig. 86 et 87).
Le signe en crosse recourbée, qui forme le fond de l’ornementation dans le cartouche du dolmen des Marchands, est très commun dans le Morbihan, notamment à Locmariaquer, et dans le Finistère. Enfin, il figure aussi parmi les motifs d’ornementation à Gavrinis (fig. 88 et 89). Sur les cinq caractères du dolmen des Marchands, il y en a donc quatre que l’on peut relever en plus ou moins grand nombre sur divers monuments mégalithiques.
7° Mais les caractères gravés sur le dolmen des Marchands ne sont pas les seuls signes alphabétiformes que l’on puisse trouver parmi les inscriptions mégalithiques. Une étude complète en fera très probablement découvrir d’autres. Dans tous les cas, il en est un qui est très fréquent : c’est le signe cruciforme. Ici, on n’a que l’embarras du choix. Voici des spécimens pris dans le Morbihan, dans le Finistère, à Guérande (fig. 90 et 91).
Mais, parmi ces caractères cruciformes, il en est une variété qui mérite une mention particulière : c’est la croix ansée. On la trouve gravée à Arzon, à Crach (près de Locmariaquer), dans le Morbihan, et aussi à Guérande. Son anse a des formes diverses, assez différentes de la forme égyptienne, et où l’on est tenté de voir des formes de transition antérieures à la forme consacrée, hiératique, des hiéroglyphes égyptiens (fig, 92).
Mais il ne suffit pas de constater l’existence de ces croix mégalithiques, il faut aussi en rechercher les analogues dans les plus anciens alphabets, et nous les retrouvons en effet, sous des formes simples, non ansées, dans les alphabets celtibérien, phénicien (lettre tau), étrusque et latin archaïque (fig. 93).
8° Pour compléter cette investigation, M. Letourneau a encore recherché les caractères alphabétiformes, qui viennent d’être étudiés, dans diverses inscriptions très anciennes, dites rupestres, parce qu’elles ont été gravées, non sur des monuments mégalithiques, mais simplement sur des rochers. Or il a retrouvé les cinq caractères du dolmen des Marchands et le signe cruciforme dans les inscriptions rupestres des Canaries. Puis il a relevé encore les mêmes caractères, disséminés dans les inscriptions rupestres de l’Espagne, du Sahara, de la Tunisie (fig. 94 et 95).
Les signes alphabétiformes et alphabétiques, qui viennent d’être passés en revue, se rattachent tous à une origine commune, qui est africaine, et cela n’a rien d’étonnant, puisqu’on s’accorde généralement à faire dériver tous les anciens alphabets de l’alphabet phénicien, qui lui-même se serait formé aux dépens de signes hiéroglyphiques égyptiens. Il suffit, en effet, de jeter un coup d’œil sur les recueils d’anciens hiéroglyphes égyptiens pour y reconnaître des caractères très analogues aux caractères mégalithiques, mais naturellement moins frustes. En voici quatre : le caractère en crosse associé au caractère en E ou en M, le caractère cruciforme, le caractère circulaire avec ou sans point marqué au centre, enfin le signe en U (fig. 96).
Le sens primitif de ces caractères, employés comme hiéroglyphes, nous est connu. L’association des caractères en crosse et en M, très commune dans les cartouches, signifie engendré ; la croix ou le tau signifie vengeur ; le signe annulaire symbolise le soleil. Mais les plus anciennes inscriptions égyptiennes sont, du moins au dire de Champollion jeune (Système hiéroglyphique des anciens Égyptiens), de type mixte et complexe, à la fois figuratives, symboliques et phonétiques (p. 375). Les Phéniciens, pour composer leur alphabet, n’auraient donc guère fait qu’emprunter aux Égyptiens des caractères ayant déjà une valeur phonétique. Puis ils les ont peu à peu déformés en les simplifiant.
Pour ne parler que des caractères mégalithiques dont il vient d’être question, M. Letourneau note que le signe en crosse est devenu le C ou le sigma ; le signe en U est devenu la lettre U ; le signe en croix est devenu le tau, le T ; le signe circulaire est devenu ordinairement un O.
La conclusion de l’auteur est que, parmi les signes gravés sur les mégalithes et sur les rochers dans les pays celtiques, en Espagne, aux Canaries, en Afrique, il en est qui ont une indéniable ressemblance avec certaines lettres des plus anciens alphabets connus et d’origine africaine. Ces caractères alphabétiformes des mégalithes et des roches sont encore grossiers, mal rangés en inscriptions ou isolés, parfois employés comme motifs d’ornementation. On ne sait pas quelle valeur réelle on a pu leur attribuer ; mais il semble qu’on soit là en présence d’un alphabet en voie de formation, antérieur aux plus anciens alphabets connus, qui, tous, proviennent de peuples déjà historiques. Enfin ces signes semblent indiquer que les constructeurs de nos monuments mégalithiques sont venus du Midi et étaient apparentés aux races du nord de l’Afrique.