Histoire des âmes dans l’Égypte ancienne, d’après les monuments du musée du Louvre

G. Maspéro, La Revue Scientifique — 1er mars 1879
Mardi 5 janvier 2016

Messieurs,

Pour la plupart des personnes qui visitent le Louvre, la salle égyptienne n’est guère qu’un lieu de passage, un endroit qu’on traverse, sans presque s’arrêter, pour aller aux galeries de peinture. Vous vous en rappelez l’aspect général : au milieu, deux grands sphinx de granit rose affrontés, de chaque côté, des statues colossales, des sarcophages en pierre massive, des cercueils à forme humaine, le long des murs et dans l’embrasure des fenêtres, ces plaques de calcaire, tantôt carrées, tantôt oblongues et cintrées par en haut, que nous appelons des stèles. L’ensemble, sévère et froid, laisse d’ordinaire aux visiteurs une impression de tristesse et d’ennui. Plus d’un a dû se dire à lui-même ce qu’un jour j’entendais dire tout haut par un ouvrier égaré dans le musée, « qu’en ce temps-là on travaillait bien la pierre, mais que ce qu’on fait aujourd’hui est plus flatteur pour l’œil ».

Quelque disparates qu’ils semblent être au premier abord, les objets que renferment les galeries égyptiennes ont presque tous une commune origine : ils viennent en majeure partie des tombeaux ou du sanctuaire d’Abydos, consacré au dieu des tombeaux, Osiris, maître de l’enfer. Depuis longtemps déjà nous savons, par le témoignage des anciens, que, pour un bon Égyptien, la tombe était une maison éternelle, au prix de laquelle les maisons de cette terre étaient des hôtelleries. Les gens du peuple, qu’on jetait à la fosse commune, essayaient de s’approprier à jamais les quelques pieds de sable qu’on leur accordait, en y faisant déposer avec eux de grossières amulettes ou des objets leur ayant appartenu. Les ouvriers aisés, les bourgeois de petite ville, avaient des hypogées banaux, où chaque momie, après avoir payé sa place, allait s’enfermer, et dûment étiquetée pour prévenir les méprises, attendait sans ennui la fin des temps. Les riches se creusaient dans le roc ou se construisaient à la surface du sol des chambres funéraires qu’ils ornaient et meublaient de leur mieux. Il y entassaient, à côté du cercueil, des statues, des stèles, des meubles, des armes, des ustensiles de ménage, des étoffes, des provisions de bouche, des jouets d’enfant. Rien de tout cela n’était mis au hasard, et l’Égyptien avait ses raisons pour désirer la possession, après sa mort, de tant de choses coûteuses. La statue n’était pas indépendante de la stèle, ni la stèle du sarcophage ; statue, stèle et sarcophage étaient nécessaires à l’idée qu’on se faisait de l’autre vie. Sans eux, le mort aurait manqué de ce qu’il lui fallait pour durer et pour reposer en paix.

Les statues diffèrent sensiblement, par l’aspect, des statues de rois et de divinités. Dieux ou rois, placés à la porte des temples ou sous la voûte de salles gigantesques, ont d’ordinaire des formes pleines et massives : ils sont assis sur de larges cubes ou se tiennent collés à des blocs énormes de basalte ou de granit. Les simples particuliers préféraient le calcaire ou le bois, et rarement recherchaient des proportions colossales. Les statues les plus anciennes que possède le Louvre peuvent remonter à l’époque de la Ile dynastie, quelques siècles avant la construction des grandes pyramides, plus de quatre mille ans avant notre ère. Elles représentent un certain Sapi et sa femme, et sont vêtues, à la dernière mode du temps, l’homme d’un pagne court, bridant sur la hanche, la femme d’une longue robe collante qui l’enveloppe du cou à la cheville. Ils portent perruque, et l’un d’eux a poussé la coquetterie jusqu’à se mettre du fard vert sous les yeux. L’œuvre est, du reste, de style fort médiocre, lourde, trapue, mal dégrossie. Il ne faudrait pas en conclure que, même alors, l’art égyptien fût dans l’enfance, et que nous avons sous les yeux un morceau de sculpture primitive. Sapi n’avait ni grande fortune, ni grade élevé dans la hiérarchie : il eût été riche et puissant qu’il aurait pu s’adresser à un artiste médiocre ou se contenter d’un portrait de pacotille. Les trois hommes en bois de la VIe dynastie, que notre musée s’est décidé à acquérir, donnent meilleure idée de ce qu’un sculpteur habile était déjà capable de produire. Ce ne sont pas encore des chefs-d’œuvre d’élégance et de grâce, mais la lourdeur qui dépare le portrait de Sapi a disparu. La taille est svelte, la démarche légère, le mouvement juste, l’expression irréprochable. Notez que, dans leur état actuel, ces monuments ne sont plus complets. Ils étaient recouverts dans l’antiquité d’une couche mince de stuc sur laquelle l’artiste avait fouillé au ciseau les dernières finesses. Les Arabes, ou les marchands d’antiquités, plus barbares que les Arabes, ont jugé à propos de les nettoyer, et le nettoyage a enlevé, avec la poussière accumulée des siècles, le stuc dont le bois était enduit. Ils sont à la statue d’autrefois, ce qu’un cadavre écorché est à l’homme encore habillé de sa peau.

Et pourtant, ils vivent ; malgré les mutilations subies, malgré les raideurs voulues de la pose, on sent qu’on a sous les yeux des personnages réels qui ont été autrefois ce que nous les voyons aujourd’hui. Ce scribe accroupi, qui fixe si étrangement ses yeux d’émail sur les promeneurs, nous le reconnaîtrions sans peine, si, par un prodige inattendu, le corps qui lui a servi de modèle ressuscitait parmi nous. Cette tète peinte en rouge, qu’on a placée sur la cheminée de la salle civile, n’est pas une tête idéale, c’est le portrait réaliste d’un Égyptien réel. Prenez toutes les statuettes exposées sur le palier de l’escalier, où elles forment comme une cour de pierre à un Ramsès II d’albâtre, étudiez-les une à une : vous n’en trouverez aucune que vous soyez tenté de confondre avec la voisine. Assises ou debout, lancées en avant ou immobiles, ce sont des bourgeois ou des dames de Memphis, auxquels l’artiste a su donner des traits caractéristiques et la démarche individuelle. Ils ne sont pas très différents des gens qui habitent aujourd’hui les environs du Caire, et plus d’un fellah vivant à notre époque, promène de Gizeh à Saqqarah la face et le corps d’un ancêtre inconnu, mort il y a bientôt six mille ans en bâtissant les Pyramides. Le maire actuel de Saqqarah reproduit trait pour trait la belle statue en bois de Râmké que possède le musée de Boulaq. La ressemblance est tellement frappante que les indigènes eux-mêmes l’ont aperçue et l’ont interprétée à leur manière : Hûmké n’est plus pour eux Râmké, c’est le sheikh-el-beled, le maire de Saqqarah.

La statue nous donne toujours le portrait du mort, d’ordinaire son nom, ses titres, sa filiation, rarement une prière en son honneur ou des fragments de sa biographie ; c’était sur une stèle qu’on inscrivait le plus souvent les particularités de vie publique ou privée qu’il jugeait convenable de transmettre à la postérité. Je ne connais pas beaucoup d’exemples de biographie complète tracée sur une stèle : il y en a pourtant. « L’an III, sous le roi Amenemhâït II, le noble héréditaire de la maison royale [1], scribe royal, Simontou, dit : Je naquis au temps du roi Amenemhâït II, le défunt, et j’étais enfant porte-couronne [2] auprès de Sa Majesté, quand le roi Ousirtasen ler monta en paix sur le trône [3]. Sa Majesté me fit scribe du cabinet d’un capitaine, et Sa Majesté me fit en cela une grande faveur. Sa Majesté me fit scribe comptable, et Sa Majesté me fit en cela une grande faveur. Sa Majesté me fit scribe enregistreur des blés du Nord [4] dans le midi et le nord de l’Égypte, et Sa Majesté me fit en cela une grande faveur. Sa Majesté me fit scribe du cabinet de l’administration centrale [5], et Sa Majesté me fit en cela une grande faveur. Sa Majesté me fit scribe royal et chef des constructions de l’Égypte entière, et Sa Majesté m’eut en grande faveur à cause de l’amour qu’elle avait pour moi ; et je prospérai (?) et jamais je ne répétai parole blâmable. Le dévot, scribe royal, Simontou [6]. » En général, l’inscription ne raconte qu’un simple épisode de la vie d’un homme, celui qui a précédé immédiatement l’érection de la stèle. Miri, fils de la dame Monkhitou, nous apprend que son maître, le roi Ousirlasen ler « l’envoya en grande mission d’ingénieur. » Il s’agissait de construire une tombe royale, une pyramide, précédée d’une chapelle et d’obélisques. Le tout fut terminé en l’an IX [7] et parut si beau aux contemporains que Miri en eut un accès de vanité : « Osiris, le dieu de l’enfer, se réjouit des monuments construits pour mon seigneur, et moi-même, mon cœur s’épanouit quand je vois mon œuvre [8]. » Amoni-Snib [9], fils de la dame Nibtiotf, est plus prolixe que Miri dans ses explications. « Le scribe du préfet, Snib, fils de T’at, vint me mander en mission du préfet. Voici que j’allai avec lui, et je trouvai le préfet d’Abydos qui se tenait dans son cabinet [10]. Voici que ce noble personnage mit un ordre devant moi disant : »Voici pour, toi l’ordre de restaurer [11] le temple d’Abydos, et on te donne les ouvriers nécessaires à cela ainsi que les prêtres ordinaires [12] qui sont sur les domaines des biens du clergé [13].« Voici que je restaurai le temple dans les parties d’en bas et les parties d’en haut, dans ses murs, ensuite dans ses inscriptions, ensuite dans ses couleurs et dans le dessin de ses tableaux, remettant à neuf ce qui avait été fait par Ousirtasen ler [14]. Voici que le dieu Osiris [15] arriva pour se réunie à sa place en ce temple [16], et le capitaine du chancelier Sianhour le suivait. Voici qu’il me complimenta fort et pardessus tout, disant : »Prospère celui qui fait les affaires de son dieu !« Voici qu’il me donna la valeur de dix outens et une provision de dix peaux, de pains et de bœufs [17] . Voici que le préfet du cabinet vint en descendant la rivière ; voici qu’il vit les travaux ; voici qu’on s’en réjouit par-dessus toute chose. » Ici, à l’honneur Amoni-Snib joint le bénéfice plus positif d’une récompense matérielle. Un architecte de nos jours, à qui on payerait de la sorte la restauration d’une cathédrale gothique, serait fort embarrassé de son salaire. Pour un Égyptien, qui ne connaissait pas l’usage de la monnaie, et à qui l’État servait son traitement en nature, la récompense d’Amoni-Snib n’était pas à dédaigner. Le métal précieux, débité en lingots ou façonné en colliers ou en vases de formes variées, faisait l’appoint des quantités de blé, de vin ou d’étoffes, que le trésor royal donnait à ses créanciers.

Et justement une des stèles du Louvre nous montre un roi qui remet à un grand officier de la couronne une gratification bien méritée de colliers d’or. Séti ler debout sur une estrade, dont le parapet lui cache le bas du corps, a. devant lui un personnage bien vêtu, auquel deux officiers attachent l’or de la vaillance [18]. L’inscription est mutilée, mais d’autres inscriptions analogues nous racontent le détail de la cérémonie. « L’an III, sous la Majesté du roi Harmhabi, voici que Sa Majesté se leva, comme le Soleil, en sa salle d’audience [19] , après avoir fait l’offrande des pains à son père Ammon, lors de la procession que ce dieu a faite dans la grande salle du Temple ; des cris de joie et des acclamations courent à travers l’Égypte entière et l’allégresse monte jusqu’au ciel. On appela le prêtre d’Ammon, Nofrihotpou, polir recevoir les marques de la faveur du roi en milliers de toutes sortes de choses, d’or, d’argent, d’étoffes, d’essences parfumées, de pain, de cruches, de bière, de viande, de gâteaux, »selon l’ordre de mon maitre Ammon, de rendre publiques les marques de ma faveur [20] », La réponse du personnage, ainsi comblé, offre un bon échantillon de ce qu’était le style de cour dans l’ancienne Égypte. « C’est le prêtre d’Ammon, Nofrihotpou, qui dit : « Le [vrai] multiplicateur des biens, le [vrai] compteur des dons, c’est le Dieu roi des dieux [21], qui connaît qui le connaît, qui favorise qui l’a servi, qui protège qui l’a suivi, dont Râ [22] est le corps et dont le disque solaire est l’être à jamais [23] ! » La grande salle d’audience, peinte et dorée ; au fond l’estrade royale, entourée de la garde du palais, sur les côtés la foule bariolée des seigneurs et des officiers ; au milieu et devant l’estrade, le prêtre, qu’on décore du collier d’or au bruit des acclamations : c’est toute une scène, tout un décor de pièce historique que ces quelques lignes d’hiéroglyphes font passer sous nos yeux.

Çà et là des descriptions, des portraits intimes, comme celui que trace de sa femme un petit roi thébain. « C’est une palme auprès de tous les hommes, un amour auprès des femmes, que la princesse, une palme d’amour gracieuse entre les femmes, une jeune fille dont jamais on n’a vu la pareille. Noire est sa chevelure, plus que le noir de la nuit, plus que les baies du prunelier ; [rouges sont] ses joues, plus que des grains de jaspe, plus que la coupure d’un régime de dattes ; les pointes de sa gorge sont encore plus séduisantes que son flanc [24] ! » Plus fréquemment, au lieu d’un portrait physique, c’est un portrait moral que le mort a tracé de lui-même. On pense bien qu’il n’oublie guère de se flatter et se garde d’indiquer ses défauts. Le dicton moderne, menteur comme une épitaphe, aurait été de mise en Égypte, et peut-être le trouverons-nous quelque jour au coin d’un papyrus. Menteuses ou non, les épitaphes égyptiennes ont cela de bon, qu’en nous énumérant les vertus supposées des morts, elles nous font connaître les vertus qu’on exigeait des vivants et nous permettent de reconstituer, pour toutes les époques, la règle morale et le code social de l’Égypte.

Je dois avouer qu’un certain nombre des prescriptions de ce code ne sont plus aisément comprises par les modernes : elles répondent à des mœurs tellement éloignées des nôtres, qu’il faut un véritable effort d’imagination pour se représenter l’état d’esprit d’un Égyptien. Une même idée domine dans toutes celles dont nous parvenons à saisir le sens, l’idée de la bonté et de la charité universelle. Le Livre des Morts, ce passeport des Égyptiens dans l’autre monde, dont on déposait un exemplaire sur chaque momie, en fournit la formule la plus simple et en même temps la plus complète : « J’ai donné du pain à qui avait faim, j’ai donné de l’eau à qui avait soif, j’ai donné des vêtements à qui était nu, je n’ai pas calomnié l’esclave auprès de son maître. » Les véritables panégyriques qu’on trouve sur les stèles ne sont, au fond, que le développement, la variation plus ou moins heureuse, plus ou moins prolongée, de ce thème : « Moi, je suis le bâton du vieillard, la nourrice de l’enfant, l’avocat du misérable, la salle qui a tenu au chaud quiconque a froid dans la Thébaïde, le pain des abattus, dont jamais n’y eut manque au pays du Midi, la protection contre les barbares [25]. » Le prince Entef conte qu’il a « détourné le bras des violents, lancé la force brutale contre qui lance la force brutale, montré de la hauteur aux hautains, abattu l’épaule de qui levait l’épaule » ; mais, qu’en revanche, il était « un homme unique, sage, garni de science, sain d’esprit en vérité, connaissant le sot du savant, distinguant les habiles et tournant le dos à l’ignorant, … le père du misérable, la mère de qui n’avait pas de mère, la terreur du cruel, le protecteur du déshérité, le défenseur de qui est opprimé en ses biens par plus fort que lui, le mari de la veuve, la salle d’asile de l’orphelin. » Et ne croyez pas que ce fussent vaines phrases auxquelles on n’attachait pas d’importance. Le mort tenait à ce qu’on le crût véridique : « Ce sont là mes qualités, celles dont je porte témoignage, et il n’y a point vanterie en elles ! Ce sont là mes mérites, ceux que j’ai vraiment, et il n’y a point de fiction en eux ! Ce n’est point l’arrangement de paroles d’un homme qui cherche à éblouir par des mensonges bariolés ! Mais, certes, c’est ce que j’ai fait ; ce sont bien mes fonctions dans la maison royale ; c’est là mon heure [de gloire] dans le palais ; c’est là mon séjour au trésor ! C’est mon cœur qui m’a fait faire tout cela par sa guidance [26] ! » Si le portrait n’était pas toujours fidèle, il avait toujours la prétention d’être fidèle : l’homme, tel qu’il est, n’est pas souvent l’homme tel qu’il croit être.

La statue donne la figure du mort ; la stèle donne la personne morale du mort. Elles sont, à elles deux, la représentation aussi fidèle que possible de l’Égyptien vivant ; mais est-ce bien tout ce qu’elles représentent ? Ici, messieurs, je suis forcé, à mon grand regret, de vous parler un peu métaphysique, et métaphysique égyptienne. La tâche n’est pas des plus faciles. Nous avons beaucoup de peine à comprendre les solutions, bizarres parfois, que la sagesse des prêtres avait données aux problèmes qui agitaient, alors comme aujourd’hui, les fidèles, Dieu, l’âme, la destinée de l’homme après la mort. Les renseignements des écrivains grecs ou romains, qui ont assisté à la décadence de l’Égypte, nous trompent autant au moins qu’ils nous instruisent, et ne doivent être admis que sous toute réserve. Les interrogeons-nous sur l’essence de Dieu ? Clément d’Alexandrie répond que « les sanctuaires des temples sont ombragés de tapis brodés et dorés. Si l’on s’enfonce dans l’intérieur de l’édifice et qu’on cherche la statue, un prêtre s’approche d’un air sévère, qui chante un hymne en langue égyptienne et soulève un peu le voile, comme s’il voulait vous montrer le dieu. Qu’aperçoit-on alors ? Un chat, un crocodile, un serpent hideux ou quelque autre animal dangereux. Le dieu des Égyptiens apparaît tel qu’il est : une bête qui se vautre sur un tapis de pourpre. » Voilà qui est bien, mais interrogeons les monuments. Le conquérant éthiopien Piânhki Miamoun, arrivé à Héliopolis, veut, comme c’est son droit, voir le dieu de la ville face à face. « Il entra dans le temple, en faisant l’adoration par deux fois, et l’officiant en chef salua le dieu qui éloigne les ennemis du roi. Le roi accomplit les rites de la porte, prit le voile, se purifia d’encens, fit une libation d’eau, apporta la guirlande de fleurs, apporta le parfum, puis monta les degrés vers le grand sanctuaire, pour voir le dieu Soleil lui-même. Le roi se tint seul, poussa le verrou, ouvrit les portes, vit son père Râ, adora l’arche de Râ et l’arche de Toum, puis referma les battants, plaça l’argile et y apposa son sceau [27]. » L’arche de Râ était vide ; vides aussi les naos, comme ceux du Louvre [28], qu’on plaçait au fond des temples et qui étaient la demeure réelle du dieu. Je n’entends pas dire que Clément d’Alexandrie ait voulu tromper ses lecteurs. Avouez cependant qu’il y a loin du cérémonial qu’il dépeint au cérémonial pratiqué dans les temples de l’Égypte pharaonique, et du serpent-dieu qu’il a vu à ce dieu insaisissable dont on mettait l’emblème mystique dans la niche étroite d’un bloc de granit.

De même pour la doctrine de l’immortalité de l’âme, on nous dit que les Égyptiens croyaient que l’âme était immortelle, qu’elle passait de corps en corps ; mais, nous dit-on de quelle âme égyptienne il s’agit, et comment elle était immortelle ? Chez les Égyptiens, l’homme n’était pas composé de la même manière qu’il l’est chez nous : où nous sommes deux, le corps et l’âme, il était six, et plus peut-être. Je ne parlerai pas de certaines parties basses de lui-même que je ne connais pas bien. Il avait un corps comme le nôtre, puis un ka. Le ka, que j’appellerai le Double, était comme un second exemplaire du corps en une matière moins dense que la matière corporelle, une projection colorée, mais aérienne de l’individu, le reproduisant trait pour trait : enfant s’il s’agissait d’un enfant, femme s’il s’agissait d’une femme, homme s’il s’agissait d’un homme. Après le Double venait l’âme (baï), qui servait elle-même d’enveloppe à une parcelle du feu divin ou de l’intelligence divine. Ces quatre parties étaient ou pouvaient être immortelles à des degrés différents, vivaient ou pouvaient vivre dans des mondes différents, séparées ou réunies. Que saurions-nous de leurs destinées sans le témoignage des stèles et des sarcophages ?

Après la mort, le corps devenait momie. Et le Double ? Les inscriptions nous apprennent qu’une des parties du tombeau, parfois le tombeau entier, s’appelait la maison du Double. Dans les endroits où on l’a rencontrée intacte, c’est une pièce basse, un couloir étroit et long, muré et ne communiquant avec le monde extérieur que par une petite ouverture carrée, ménagée dans la maçonnerie à hauteur d’homme. Derrière le mur, les statues du mort, parfois en nombre considérable. La présence de ces statues s’explique sans peine. Le corps qui, pendant la durée de l’existence terrestre, avait servi de support au Double momifié maintenant et défiguré, quelque soin qu’on eût mis à l’embaumer, ne rappelait plus que de loin la forme du vivant. Il était, d’ailleurs, unique et facile à détruire : on pouvait le brûler, le démembrer, en disperser les morceaux. Lui disparu, que serait devenu le Double ? Il s’appuyait sur les statues. Les statues étaient plus solides et rien n’empêchait de les fabriquer en la quantité qu’on voulait. Un seul corps était une seule chance de durée pour le Double : vingt statues représentaient vingt-cinq chances. De là, ce nombre vraiment étonnant de statues qu’on rencontre quelquefois dans une seule tombe. La piété des parents multipliait les images du mort, et, par suite, les supports, les corps impérissables du Double lui assurant par cela seul une presque immortalité.

Le Double ainsi soutenu, vivait une vie matérielle dont les conditions nous sont connues dès à présent. Il représentait ce qui reste de l’homme sur terre après la mort, recevait le culte des parents, avait des prêtres qu’on payait pour lui offrir des sacrifices, possédait des esclaves, des bestiaux, des terres chargées de fournit- à son entretien. C’était comme un grand seigneur qui séjournait en pays étranger et administrait son bien par l’intermédiaire d’intendants attitrés. La formule ordinaire des stèles, celle qu’on lit sur toutes sans exception, nous apprend comment il se nourrissait. Elle est ainsi conçue : « Offrande à Osiris, - ou à tel autre dieu, - pour qu’il donne des provisions en pains, liquides, bœufs, oies, en lait, en vin, en bière, en vêtements, en parfums, en toutes les choses bonnes et pures dont subsiste dieu, au Double de défunt N. fils de N. » Les peintures ou les sculptures qui ornent la plupart des stèles illustrent fort clairement les termes de l’inscription. Dans le cintre, le mort suivi de sa famille présente au dieu les objets de l’offrande : dans la partie inférieure, au-dessous de l’inscription, le mort reçoit les offrandes de sa famille. On donnait aux dieux les provisions que le dieu devait fournir au Double. Le double des pains, des liquides, de la viande, passait dans l’autre monde et y nourrissait le Double de l’homme. Et même il n’y avait pas besoin que l’offrande fût réelle pour être effective : le premier venu, répétant en l’honneur du mort la formule de l’offrande, procurait par cela seul au Double la possession de tous les objets dont il récitait l’énumération. Aussi beaucoup d’Égyptiens faisaient-ils graver, à coté du texte ordinaire, une invocation à tous ceux que la fortune amènerait devant leur tombeau : « 0 vous qui subsistez sur celte terre, simples particuliers, prêtres, scribes, officiants qui entrez dans cette syringe, si vous aimez la vie, et que vous ignoriez la mort, si vous voulez être dans la faveur des dieux de vos villes, et ne pas goûter la terreur de l’autre monde, mais être ensevelis dans vos tombeaux et léguer vos dignités à vos enfants, - soit qu’étant scribe, vous récitiez les paroles inscrites sur cette stèle, soit que vous en écoutiez la lecture, - dites : « Offrande à Ammon, maître de Karnak, pour qu’il donne des milliers de pains, des milliers de vases de liquides, des milliers de bœufs, des milliers d’oies, des milliers de vêtements, de milliers de toutes les choses bonnes et pures au Double du prince Entew [29]. » La statue servait de corps au Double, la stèle lui assurait des moyens d’existence et parfois en faisait connaître le caractère et la destinée terrestre.

Souvent aussi, elle faisait connaître la destinée surnaturelle de l’âme et de l’intelligence. Tandis que le couple formé par le corps et le Double s’attardait dans le monde où avait vécu l’homme, le couple formé par l’âme et l’intelligence émigrait dans l’autre monde. Je ne saurais dire, comme on le répète sans cesse, que l’âme égyptienne fût immortelle. Son existence était identifiée au cours du soleil et en suivait les phases : elle naissait à la vie, comme le soleil à la journée, mourait à la vie comme le soleil à la journée, passait de même que le soleil à travers les ténèbres de la nuit pour renaître au matin d’un nouveau jour. La vie terrestre n’était à proprement parler qu’un des jours de l’âme, un des devenir, - c’est l’expression égyptienne - qu’elle subissait sans cesse. L’âme mourait d’une vie dans l’autre, et chacune de ses vies avait devant elle un infini de durée, comme elle avait un infini de durée derrière elle. L’âme était éternelle plutôt qu’immortelle. Ce qu’elle devenait au delà de notre mort, les prêtres avaient la prétention de le savoir et même de le représenter. Pendant les douze heures de la nuit, le soleil naviguait sous terre dans de longs couloirs sombres et dans des chambres de flammes où les démons torturaient les damnés. L’âme s’embarquait avec lui, à l’occident d’Abydos, à la fente du Pega, par laquelle on se glisse dans le domaine des ténèbres. Les sculptures et les légendes qui couvrent les grands sarcophages d’époque ptolémaïque, celui de Téos [30] ou celui de Psaruitik, sont la reproduction du monde inférieur. On y voit la barque du soleil et son cortège de dieux célestes, protégeant l’âme du défunt, les génies des régions souterraines, les damnés, tous les monstres et toutes les terreurs de l’enfer. Selon d’autres textes, l’âme avait une destinée plus sereine : elle prenait à son gré les formes qui lui plaisaient le mieux, rendait visite à son corps et à son Double, montait au ciel ou descendait sur la terre, sans que rien l’en empêchât. Au fond, je crois bien que chaque Égyptien se créait un paradis à sa convenance dont la description variait selon les temps et selon la condition de l’individu.

Voilà, autant qu’il m’est donné de les comprendre, l’ensemble d’idées auquel répond la réunion dans le tombeau des différents objets dont se compose notre musée. Le résumé trop bref que j’ai dû vous en tracer vous permettra d’y reconnaître le même mélange de grossièreté et de raffinement qu’on retrouve dans toute l’histoire du peuple égyptien. L’Égyptien est créateur par nature : il a inventé les arts, les sciences, l’écriture, les dogmes de sa religion, une civilisation complète et d’un type original. Mais il semble que le travail de la découverte l’ait épuisé prématurément, et qu’il soit devenu, avant le temps, incapable de perfectionner ce qu’il avait eu l’heureuse fortune de découvrir. Son art n’a pas su se débarrasser des contraintes que lui avait imposées l’inhabileté des premiers artistes et l’imperfection des premiers outils. Son écriture, d’abord idéographique, puis alphabétique, ne sut pas se débarrasser des signes d’idées et de syllabes qui en compliquaient le mécanisme. Sa religion s’éleva jusqu’à la conception du dieu unique, immatériel, insaisissable, et ne sut pas se débarrasser de l’adoration de l’homme et des animaux. Après avoir considéré l’âme comme une matière à peine plus fine que la matière du corps, on la spiritualisa et on l’identifia à l’intelligence divine dans ce qu’elle avait de plus pur ; mais on ne sut pas se débarrasser des âmes grossières qu’avaient imaginées les ancêtres, et on garda jusqu’au bout la croyance en l’homme complexe. Une fois arrêté dans son développement, toutes les énergies que ce peuple avait dépensées à produire des formes nouvelles, il les employa à se conserver : il dura plus qu’aucun autre peuple au monde et fit pulluler autour de lui les monuments de lui-même. Tandis qu’en Grèce et à Rome on mesure les inscriptions à la ligne, en Égypte on les mesure au mètre : les inscriptions s’y entassent sur les inscriptions et les tableaux sur les tableaux, ou, pour mieux dire, depuis Syène jusqu’au Caire, sur une étendue de plus de cent lieues, l’Égypte entière n’est qu’une inscription gravée et peinte sur les deux rives du Nil. Les quelques feuillets déjà déchiffrés de ce livre de pierre nous ont déjà enseigné tant de choses que la face du monde ancien s’est trouvée comme renouvelée : que serait-ce si le livre entier nous était connu ? Par malheur, les hommes manquent à la tâche, et le temps et l’argent. Ce qu’on a copié n’est rien au prix de ce qui reste à copier, ce qu’on sait n’est rien au prix de ce qui reste à savoir : la moitié des trésors que renferment les seuls musées d’Europe est soustraite à nos regards, et, même au Louvre, nous n’avons pas pu contraindre tous les monuments à nous liner leur secret.

G. Maspéro

[1Je passe quelques titres dont la traduction française serait peu intelligible.

[2Page au service du roi, cf. Ouna, l, 2.

[3Lit. : »Auprès de Sa Majesté, au faire arriver en paix le roi Ousirtasen ler.« 

[4C’est le nom d’une des espèces de blé que produisait l’Égypte.

[5Lit. : »scribe du cabinet du pays.« 

[6Le Louvre ne renferme pas de monument de ce type. Cette stèle provient d’une des premières collections d’Anastasi. Elle a été publiée dans Champollion, Notices, t. II, p. 697 ; Sharpe, Egyptian inscriptions, pl. 83. Elle est au British Museum.

[7Du roi Ousirtasen Ier.

[8Louvre, c. 3 ; cf. Mélanges d’archéologie égyptienne, t. I, p. 221-222.

[9Louvre, c.12 ; cf. de Horrack, dans les Mélanges égyptologiques de Chabas, 3e série, t. II, p. 203.

[10Lit. : »le préfet de la ville subsistant dans son cabinet.« 

[11Lit. : « de purifier. »

[12Lit. : « les prêtres de l’heure du temple. »

[13Lit. : « qui sont des domaines du trésor des biens du dieu. »

[14Cinq siècles au moins auparavant.

[15Khou-Bak, sous l’ancien empire, Ami bak-ew, un des titres d’Osiris.

[16La présence des ouvriers désécrait le temple et forçait le dieu à en sortir. La restauration finie, on consacrait le temple à nouveau et on y ramenait en grande pompe la statue du dieu.

[17Sens douteux ; quelques-uns des signes illisibles.

[18Louvre, c. 213 ; cf. Ledrain, la Stèle du Collier d’or dans le Contemporain, 1er octobre 1876.

[19Lit. : »sa salle de vie et puissance.« 

[20Le prêtre prend ici brusquement la parole.

[21Le roi.

[22Nom du dieu soleil.

[23Brugsch, Recueil de monuments, t. 1, pl. 37.

[24Louvre, C. 100.

[25Louvre, C. 1 ; cf. Maspero, Un gouverneur de Thèbes au temps de la Xlle dynastie.

[26Louvre, C. 26.

[27Stèle de Piânkhi, l. 103-105 ; cf. E. de rougé, La Stèle du roi éthiopien Piânkhi-Meriamen, p. 59-61

[28D. 29, 30.

[29Louvre, C. 26.

[30D. 9.

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