La Société française de fouilles archéologiques a fait cette année, pour la première fois, en juin et juillet, une exposition où ont pris rang les collections recueillies par moi, à Antinoé, pendant les deux campagnes de fouilles dont j’avais été chargé par elle, en 1901 et 1905. Pour chacune de ces deux missions, un crédit de 6 000 francs avait été mis à ma disposition, et les résultats obtenus étaient tels que toute la galerie du Petit Palais allant de l’avenue des Champs-Élysées au Cours-la-Heine a été insuffisante à tout installer et que onze caisses d’antiquités sont restées, non déclouées, en dépôt.
On sait qu’Antinoé, appelée par les textes Antinopolis, est une ville de l’ancienne Égypte, située dans la Thébaïde, sur les bords du Nil. ElIe prit son nom d’Antinoüs, jeune esclave bithynien, célèbre pour sa beauté, qui fut le favori de l’empereur Hadrien (76-138). À la mort de ce favori, qui se noya dans le Nil, l’empereur lui fit élever des statues et des temples dans toute l’étendue de l’empire, il le plaça au rang des dieux égyptiens et lui consacra une cité commémorative.
Ses ruines se trouvent aujourd’hui près d’un village, nommé Cheikh-Abaddeh, à 300 kilomètres au sud du Caire, en remontant vers Assouan,
C’est en 1896, et sur mes indications, que furent entreprises les premières fouilles par le musée Guimet. Mon but était alors de rechercher des documents relatifs à la fusion du symbolisme égyptien dans le symbolisme hellénique. Je dois dire tout de suite que mon attente fut déçue en partie, ou, plutôt, l’importance des déblais nécessaires pour arriver à découvrir, dans l’intérieur d’une cité, la quantité de figurines religieuses que j’escomptais, était si considérable qu’elle paralysa l’exploration. Néanmoins je pus procéder, dès 1896, au dégagement d’un temple bâti par Rhamsès II, le pharaon conquérant, connu des Grecs sous le nom de Sésostris ; puis, en 1897, à celui de deux temples grecs consacrés, l’un à Isis-Déméter, l’autre à Sérapis. Parallèlement, quelques investigations étaient poussées du côté des nécropoles.
Je découvris ainsi un cimetière, où les morts, vêtus et parés, étaient admirablement conservés, préservés qu’ils avaient été par I’extrême sécheresse du désert. Des costumes, des étoffes, des soieries brochées intéressèrent suffisamment la Chambre de Commerce de Lyon pour qu’en 1897 -1898, je fusse chargé par elle de poursuivre l’exploration de cette nécropole. Pendant deux ans, je travaillai sans aucun appui officiel ; puis le Ministère de l’Instruction publique, en 1901,1902, 1903, me confia une mission scientifique et la Société française des fouilles archéologiques reprit, en 1904, l’œuvre sous ses auspices et me chargea de continuer les travaux ; au cours de la mission que m’avait confiée le Ministère, je retrouvai plusieurs sépultures importantes : Sérapion et Thaïs d’Antinoé, le trousseau de la dame Uraïonia et de riches broderies, enfin les tombeaux de Leukyoné et de la magicienne Myrithis, avec les amulettes des cultes d’Isis et de la Pierre noire et les instruments occultes servant aux incantations.
Les fouilles entreprises depuis 1902 s’écartèrent de la nécropole, réservée uniquement aux classes moyennes dans la cité et aux officiers subalternes du palais. Je les reportai dans la montagne où je supposais qu’à la façon des grands seigneurs égyptiens, les hauts dignitaires romains et byzantins s’étaient fait creuser des syringes : il était naturel de croire que, dans une cité aussi importante, capitale de la Thébaïde, devaient résider alors les patriciens, les dignitaires et les chevaliers. Ces prévisions étaient logiques et, après quelques tâtonnements inévitables dans diverses vallées, qui refendent le plateau arabique dans la direction de la Mer Bouge, je finis par découvrir ces hypogées. Malheureusement, la montagne, brûlée par le soleil, est comme un amas d’éboulis mouvants ; par places elle est pulvérisée et pour ainsi dire effondrée. Le travail devenait tellement difficile sur ces pentes que, faute de moyens d’action, j’ai dû renoncer à l’entreprise, malgré la certitude du résultat. Déjà cependant, j’ai reconnu des tombeaux maçonnés dans les contreforts de la montagne : dans l’ excavation pratiquée, on établissait un caveau, recouvert d’une calotte sphérique ou d’un berceau sur lequel les décombres étaient ramenés. C’est là que j’ai recueilli la plupart des pièces importantes dont l’ensemble vient d’être exposé dans la longue galerie Ouest du Petit Palais.
Les tombeaux situés sur ces pentes de la montagne se rattachent à quelques types assez caractérisés, ils présentent néanmoins une certaine uniformité. Celui que l’on rencontre le plus souvent consiste en une chambre basse, de 3 mètres de long sur 2 de large, recouverte d’une voûte portée par quatre trompes d’angle et dont le sommet se trouve à 2 mètres environ au-dessous de la surface du sol ; une porte est ménagée sur la façade Est ou Sud : c’est là le type du caveau de famille, où reposent jusqu’à dix ou douze corps. Dans d’autres, il est établi, à la tête du caveau, un luminaire, sorte de cheminée étroite, dont l’orifice affleure le sol, fermé par une dalle : cette cheminée aboutit en bas à une petite niche, où sont disposés trois gradins sur lesquels étaient rangés les vases qui, dans les autres tombeaux, sont placés à côté des corps. Il existe aussi des tombeaux à coupole, consistant en un carré de 3 mètres de côté, avec quatre cintres, soutenant une calotte sphérique, qui, par des pendentifs, se raccorde aux surfaces des murs ; un puits d’accès se trouve au Sud, et, dans le caveau, un sépulcre en briques crues, couvert lui-même d’une voûte en berceau. Autrefois, une chapelle s’élevait au-dessus de chacun de ces caveaux : ses murs, également de briques crues, étaient stuqués et peints à fresque ; toutes d’ailleurs ont disparu, mais il reste les arasements, qui permettent d’en reconstituer le plan.
Les morts sont, dans ces tombeaux, revêtus du costume qu’ils portaient de leur vivant, enveloppés tantôt de plusieurs suaires lacés par des bandelettes, recouverts d’une toile, stuquée et peinte, donnant en pied le portrait du défunt, tantôt d’un seul linceul, brodé de fleurs stylisées et simplement noué par les franges (lui le terminent à la tête et aux pieds, Des coussins servant d’oreiller, des objets usuels disséminés dans les plis du vêtement ou entre les mains jointes complètent la toilette funèbre. Nombreuses sont les variantes de ces types d’ensevelissements. La momie, bitumée, mais non embaumée, emmaillotée de suaires, a ordinairement la tête et la poitrine protégées par un masque et une armure de plâtre : ailleurs des cadavres enveloppés de linceuls multiples, alternés à des amoncellements d’étoffes, prennent cet aspect rigide, sans relief anatomique, que l’on retrouve dans les tableaux byzantins. Le masque de plâtre qui recouvre le visage reproduit les traits du mort, autant qu’il est possible d’en juger, du moins tous les détails de sa coiffure. Quelquefois, la face elle-même est dorée, ou dans les orbites sont insérées des plaquettes de bitume, recouvertes d’or.
Parmi les personnages dont les corps furent retrouvés en 1904, la plupart jouèrent un rôle aux jeux olympiques : l’un était conducteur de char, l’autre gladiateur.
Une sépulture d’une importance capitale, celle de Khelmis, la précieuse chanteuse de l’Osiris Antinoüs (représentée par notre fig, 1) complétait cet ensemble. Sa tombe, de grande dimension, où elle reposait dans un cercueil de bois décoré de peintures du rituel égyptien, était entourée de plusieurs tombes, enfermant des jeunes filles de quatorze à quinze ans, vêtues pareillement et parées de fleurs : elles étaient sans doute les assistantes de la chanteuse. Malheureusement, rien, si ce n’est le corps de Khelmis, n’a pu être sauvé de cet ensemble : le reste est tombé en poussière, dès les caveaux ouverts, Khelmis vêtue du long voile d’Isis, en soie sergée d’un bistre pâIe, sur une robe de la même couleur, le front ceint d’un diadème de feuillage, une longue guirlande de persea allant du cou jusqu’aux pieds et s’enroulant autour des hanches, a conservé l’aspect d’une figure tanagréenne. À côté d’elle, gisaient divers objets, crotales de bronze, vases, lampes funéraires, figurines, etc. La plus précieuse de ces pièces consiste en une petite barque, portant, non la cabine habituelle, le naos sacré, mais un véritable théâtre de marionnettes, constitué par des figures d’ivoire, mobiles, montées sur chevilles et articulées : des fils, encore visibles au moment de la découverte, permettaient de les mettre en scène successivement. Le centre de la barque est cependant isolé par un panneau de bois, au milieu duquel s’ouvrent les deux battants d’une porte étroite : les parois latérales manquent afin de laisser le plus possible d’espace libre au déplacement des figurines qui se rabattent sur les côtés et le fond de la petite nef. Notre figure 3 représente la barque isiaque avec les principaux personnages. Depuis longtemps on savait que les Égyptiens avaient eu des représentations scéniques : les peintures funéraires en avaient donné des images, des marionnettes isolées avaient été retrouvées, confirmant le témoignage oculaire d’Hérodote. D’autre part on savait aussi que les Égyptiens avaient coutume de déposer dans les tombeaux de petites barques, symbolisant le voyage du double à travers le monde d’au-delà. Le défunt, ou du moins son double, l’astral de notre science moderne - prenait place alors au gouvernail ou dans un simulacre de cercueil ; mais, jamais les figurines n’étaient articulées. Tel n’est point ici le cas. La nef du tombeau de Khelmis n’est point une barque funéraire, les poupées groupées dans le tabernacle correspondent aux images des bas reliefs des temples isiaques et le scénario est emprunté au mystère d’Isis. On reconnait, en effet, comme figure principale, lsis, descendant le cours du Nil, à la recherche du corps d’Osiris, tué par son frère Set. Le mystère célébré doit ressusciter le dieu mort ; aussi deux poupées le représentent-elles sous les traits de l’Osiris d’Occident et de l’Osiris d’Orient. La persea, arbre sacré sous lequel apparaissait la déesse, une pousse de lotus épanouie, l’épervier, emblème d’Horus, le soleil levant, fils d’Osiris, viennent confirmer que le scénario représenté n’était autre que celui de la l’apparition quotidienne du soleil à l’aurore, l’âme qui sort du lotus et brille au matin, symbolisée dans la légende sainte de la mort et de la résurrection de ce soleil, personnifié sous le nom d’Osiris.
Une disposition analogue à celle du tombeau de Khelmis se retrouvait autour de la sépulture d’une autre officiante. Deux groupes de tombes environnaient la sienne et renfermaient de jeunes femmes vêtues de mantelets roses ou jaune pâle, portant des fleurs et des bandelettes. Leur maîtresse (fig. 1) Slythias (ou Glythias ?) était la hest, c’est-à-dire l’habilleuse « des images saintes de l’Osiris Antinoüs ". Elle avait charge d’oindre les statues du favori divinisé, de les habiller, de les farder, de les coiffer de perruques, de les parer de colliers, d’amulettes et de fleurs, de brûler devant elles l’encens et de la parfumer. Parfois, comme à Dendérah, une hest est préposée à chaque détail de la toilette : il y a la hest des parfums, celle des bijoux, celle des fards, etc. Flythias a sans doute réuni toutes ces charges. Dans son cercueil étaient déposés des thyrses, des guirlandes, des couronnes, des bandelettes, des anneaux, des flacons, vases et bouteilles, des cuillers à parfums. Peut-être était-elle en quelque sorte la supérieure des prêtresses préposées à l’office ; elle devait être d’un haut rang toutefois, car deux ibis sacrés étaient disposés à sa tête.
Elle porte la toilette d’Antinoé : le grand mantelet de pourpre, en bourre de soie, à bourrelet encadrant le visage, la robe de laine brodée, gris-jaune, les sandales de cuir brun doré au petit fer.
Un dernier document important m’a été fourni par une tenture employée comme linceul dans la sépulture d’une pauvresse. Primitivement, elle avait consisté en un grand panneau de mousseline imprimée à la planche en vert sur fond bistre foncé. M. P. Gérard, architecte, a fait un relevé complet du dessin et des couleurs de cette étoile, en une série de belles aquarelles qui ont été exposées dans la même salle.
Cette pièce, extrêmement importante, et dont nous donnons (fig. 2) un des plus remarquables fragments, est entièrement consacrée à la Légende de l’enfance et du triomphe de Bacchus ou Dyonysos. Elle comprend trois parties : une petite frise, en haut, racontant la naissance du dieu, Sémélé frappée par la foudre, puis assistée par ses suivantes ; Bacchus dans son berceau sur lequel veille un guerrier ; une litre de rinceaux courants, dans lesquels se jouent des animaux stylisés ; enfin, le triomphe de Bacchus : au centre se détache une magistrale figure de Sémélé dansant ; le dieu est à sa droite, très jeune, la tète coiffée d’une haute perruque, et vêtu d’une longue tunique brodée. Autour de la mère de Dyonysos, tout un groupe de personnages assis regardent la scène ; ils n’y prennent point part, mais la symbolisent ; c’est le pressoir, le vin, la danse lydienne, la grâce de la grappe, etc. Cet admirable panneau, outre sa valeur artistique qui est considérable, a, de plus, le mérite de nous donner une version de la légende bachique, différente de celle importée en Égypte à l’époque de la conquête d’Alexandre pour justifier la légitimité de celle-ci.
Masques de momies, costumes, broderies, ivoires, vases , il y aurait encore bien d’autres choses à signaler pour donner une idée un peu complète des résultats de ces deux années de fouilles. Nous ne saurions y songer ici cependant. Ces quelques notes suffisent à indiquer quels trésors on serait en droit d’espérer de l’exploration des grands hypogées, qui n’ont pu, jusqu’ici, être ouverts, faute de crédits suffisants.