La faïence dans l’Egypte ancienne

Henry de Morant, La Nature N°3042 1er Février 1939
Vendredi 6 mars 2009

De tous les objets égyptiens antiques que possèdent les musées ou les collectionneurs, il n’en est pas de plus connus que les statuettes funéraires appelées ouchabtis ou répondants. Ces figurines en forme de petites momies, longues d’une dizaine de centimètres, sont généralement émaillées. Mais ce ne sont pas, loin de là, les seuls objets pour lesquels les Égyptiens de l’époque pharaonique aient employé la céramique émaillée et nous voudrions résumer, dans les pages qui suivent l’histoire de cette céramique qui ne le cède à aucune autre.

LES PLUS ANCIENNES PIÈCES

On trouve des perles en faïence dès la période pré-dynastique. A la Ire dynastie (vers 35oo av. J.-C.), les fouilles d’Amelineau et de Sir Flinders Petrie à Abydos ont donné des débris de plaques vertes employées à décorer un édifice, des perles de collier, de petites figurines d’animaux. Comme objets spécialement curieux on a des tables à jeu circulaires (diamètre, 20 cm) émaillées bleu turquoise, divisées en cases alternativement en relief et en creux et allant en diminuant de surface à mesure qu’elles se rapprochent du centre. Ces cases forment une série de cercles concentriques sur lesquels on faisait avancer des pions. Un exemplaire de ce jeu se trouve au musée de Bruxelles.

A l’Ancien Empire, le plus bel ensemble est celui décorant la pyramide à degrés du roi Djeser (IIIe dynastie, vers 2800 av. J.-C.) à Saqqarah et la grande tombe adjacente. Ces plaquettes émaillées (bleu brillant ou vert) forment le revêtement des murs de plusieurs chambres et couloirs. Elles sont plates ou légèrement bombées afin d’imiter des portions de cannelure de roseaux. Une des portes décorée des noms et titres de Djeser, enlevée au siècle dernier par le savant allemand Lepsius, se trouve au musée de Berlin.

Du Moyen Empire (environ 2200-1580 av. J.-C.) nous citerons un collier du Musée de Bruxelles (fig. I) terminé par deux têtes de faucon bleu pâle et dont les perles, en forme de bâtonnets, sont disposées en rangées alternativement bleu ou bleu-vert et brun très foncé ; un cylindre au nom de Sésostris II (Ashmolean Museum d’Oxford) ; un vase trouvé à Kahun, à décor de filet à la partie supérieure et de fleur de lotus en pourpre sut fond bleu à la base ; des animaux, pièces de jeu ou jouets : porc-épic, grenouille, singe tenant un vase à kohl, etc., des poupées (voir La Nature, n° 3029).

Une mention spéciale est due aux statuettes d’hippopotame en faïence bleue, généralement recouvertes de dessins noirs figurant des plantes aquatiques afin de recréer le milieu dans lequel vivait l’animal. Ces figurines étaient déposées dans la tombe pour servir de gibier aux chasses du mort quand il voudrait se réjouir par ce sport dans l’autre monde. Elles sont particulières au Moyen Empire et rendent d’une manière stylisée, mais fort juste, l’aspect balourd de l’animal. Le plus bel exemplaire, par la qualité de son émail, d’un bleu magnifique, est au Louvre. Certaines de ces statuettes, très rares, nous montrent avec réalisme l’hippopotame se levant et mugissant, la gueule largement ouverte et tournée de côté (un exemple dans la riche collection de sculpture de Copenhague, fig. 2).

AU NOUVEL EMPIRE

Le Nouvel Empire ou seconde période thébaine est l’époque dont il nous reste le plus de documents. L’Égypte connaît alors une ère de prospérité qui se reflète dans tous les objets de la vie courante aussi bien que dans la magnificence des temples de Karnak.

La céramique émaillée produit alors des œuvres difficiles à réussir, comme ce grand sceptre bleu portent le nom d’Amenophis II qui, intact, devait mesurer plus de 1m50 de haut (au Victoria and Albert Museum de Londres).

De nombreuses catégories de vases sont représentées.

On trouve, par exemple, des coupes à décor manganèse sur un fond bleu suggérant l’eau. Le décor représente souvent un lac placé au centre, d’où s’épanouissent des fleurs de nymphea. Une jolie coupe (coll. Myers à Eton College) montre quatre poissons tournant en rond dans un décor aquatique (fig. 3). D’autres ont un ornement central et des plantes, ou une rosette, ou une combinaison de divers éléments. Deux coupes, trouvées par Sir Flinders Petrie à Gurob, représentent dans un marais une jeune fille conduisant une barque chargée, l’une d’un veau, l’autre d’oiseaux qu’elle conduit au marché. Toutes ces scènes, rien que par le. rappel de l’eau et de la fraîcheur, ne pouvaient manquer d’être agréables aux Égyptiens, vivants ou morts.

Une coupe d’un très beau bleu, conservée à Leyde (fig. 4), figure une musicienne et danseuse nue assise sur un coussin, portant tatouée sur la cuisse droite une image de Bès, dieu de la joie. Elle joue du luth et derrière elle un petit singe familier s’amuse avec la ceinture de l’artiste. Celle-ci retient du bras droit une tige de lotus terminée par un bouton et du bras gauche une autre dont la fleur est épanouie. De chaque côté se dressent des tiges terminées par des fleurs. A la partie supérieure, formant tonnelle, des grappes de raisins alternant avec des feuilles de vigne rappellent le vin. Cette coupe synthétise donc tous les plaisirs qui accompagnaient habituellement les réjouissances gastronomiques des riches thébains.

Les Égyptiens ne perdaient jamais le sens de l’humour, aussi sur une coupe en faïence vert-bleu du musée de Brooklyn (diamètre, 10 cm) ils nous ont donné une caricature représentant, à la place de la musicienne, un singe jouant de la double flûte (fig. 5).

Les vases à pied comptent également parmi les plus belles productions des céramistes du Nouvel Empire. Par une poétique idée, c’est dans un calice de fleur que buvaient, tels des abeilles, les habitants raffinés de la vallée du Nil. Ces calices représentent tantôt la fleur élancée du Nymphea cerulea, tantôt celle plus courte du Nymphea lotus. Les deux types sont représentés par les calices de faïence bleue du British Museum (fig. 6, hauteur 12, 15,5, 13,5 cm) et des musées du Caire, New York, Bruxelles, Berlin. Un de ces vases en forme de Nymphea cerulea, a son ouverture en carré (au Louvre). D’autres ayant aussi la forme d’un calice sont décorés en léger relief de scènes de bateliers dans un marais (Metropolitan Museum de New-York).

Une bouteille lenticulaire bleu turquoise (au Louvre) est décorée de deux gazelles affrontées bondissant des deux côtés d’un arbre de fantaisie. Ce motif décoratif, peut-être d’origine asiatique, est extrêmement ancien puisqu’on le trouve déjà sur une poterie peinte d’époque gerzéenne. Enfin certains vases plastiques sont en forme d’animaux : hérisson (Oxford), poisson (British Museum), guenon tenant un petit serré contre elle (Bruxelles).

Les parfums et onguents exigeaient, comme aujourd’hui, des récipients plus petits et de fabrication spécialement soignée. L’un des plus beaux est celui dont l’émail jaune, très rare, a pour seule décoration des hiéroglyphes bleus donnant les cartouches d’Amenophis III et de la reine Tiyi. On remarquera l’heureuse alliance des couleurs de ce charmant bibelot, l’un des trésors du Louvre (fig. 7). Un autre petit vase de la même reine (au musée du Caire) est porté par une figurine de servante penchée sous son poids, dont le corps est vert et les cheveux rouges, rappelant la teinture de henné. Des cuillers à fard représentent une gazelle couchée les pattes liées, prête pour le sacrifice. Le fard était placé dans une cavité creusée dans le corps (musée du Caire et Eton College).

On trouve naturellement aussi à cette époque des colliers en faïence dont certains ne sont pas seulement composés de perles mais sont ornés de pendeloques triangulaires polychromes imitant le calice du Nymphea ou de perles allongées figurant une fleur fermée.

On fit encore des statuettes de divinités de bon augure, des pions de jeu, des pièces d’incrustations de petits meubles. On fit même jusqu’à des ex-libris et le British Museum en possède un au nom d’Amenophis IIl.

Il y a aussi des statuettes votives comme celle du scribe IIori (hauteur, 13 cm 3 ; XIXe-XX° dyn.) en émail blanc avec détails noirs, tenant sa palette et, dans la main gauche, un rouleau de papyrus (fig. 8 ; collection de la New York Historical Society au musée de Brooklyn).

Les figurines funéraires ou-chabtis, auparavant en pierre, sont alors exécutées en diverses matières. Celles en céramique émaillée sont généralement vertes, bleues ou blanc rehaussé de brun. Elles sont faites au moule et celles de la XXIe dynastie trouvées à Deir-elBahari sont d’un bleu magnifique. On sait qu’elles servaient de domestiques au mort pour faire les corvées agricoles à sa place dans l’autre monde. L’inscription du chapitre VI du Livre des Morts dont elles portent le texte le dit expressément. C’est pourquoi elles tiennent généralement des houes pour creuser la terre et un petit sac sensé contenir le grain à semer. Les plus belles peut-être sont celles du roi Séti Pr, en bleu de Deir-el-Bahari à décor noir, représentant le souverain (au Louvre et au British Museum). Parmi les objets du mobilier funéraire royal, les quatre vases canopes de Ramsès II (au Louvre) sont très remarquables.

A L’ÉPOQUE AMARNIENNE

Les fouilles de Tell-el-Amarna ont révélé, avec la ville d’Amenophis IV, un aspect particulièrement séduisant de la civilisation égyptienne. Certaines tendances, déjà en germe sous Amenophis s’épanouissent librement. Les arts connexes de la verrerie et de la faïence y brillent d’un vif éclat, avec le frais naturalisme caractéristique de cette brève époque.

Un très beau collier (fig. 9) trouvé au cours des fouilles de 1929, est formé de rangées concentriques dont le décor floral est composé, en partant du haut, de bluets, de coquelicots, de grappes de raisin, puis de pétales de lotus et de bluets alternés, puis des dattes vertes et rouges, et de lotus à pointes bleues. Les extrémités sont des fleurs de lotus polychromes. Il se pourrait que de tels colliers soient inspirés de parures éphémères en fleurs naturelles. Des bagues, portant des noms royaux ou des dessins variés, sont, assez courantes parce qu’elles avaient l’avantage d’être moins coûteuses en faïence qu’en métaux précieux.

Le Louvre possède des fragments de dallage ou de revêtement de murs en céramique émaillée représentant des lotus émergeant de l’eau et un veau bondissant dans les fourrés, toujours dans le style naturaliste amariner.

De Toutankhamon nous citerons seulement un boomerang en faïence bleue orné de dessins noirs donnant le cartouche royal entre une fleur de lotus et un œil magique oudja (musée de Leyde). Un autre boomerang tout à fait similaire, mais portant le nom d’Amenophis IV, se trouve au British Museum. H s’agit de simulacres d’armes qui devaient permettre la chasse aux oiseaux de marais dans l’autre monde.

LA DÉCORATION ARCHITECTURALE

L’emploi de la faïence dans la décoration architecturale remonte, nous l’avons vu, aux origines de la civilisation égyptienne. Mais c’est de la fin du Nouvel Empire, sous les Ramsès, que nous possédons le plus de documents à ce sujet. Les palais de Ramsès II à Kan-tir, fouillé par M. Hamza, et de Ramsès III à MedinetHabou et à Tell-el-Yahoudieh, ont laissé des débris que les musées, principalement au Caire, à New-York, à Boston et au Louvre, ont recueilli.

Les pièces les plus typiques sont : l’encadrement de porte, au cartouche de Séti I" (au Louvre), les statues, les plaquettes. Les statues, remarquables par leurs dimensions (hauteur, o m 70), sont des départs d’escalier du soubassement d’un trône. Elles représentent un lion assis tenant dans ses griffes antérieures un captif agenouillé dont il mord la tête. Le captif est soit un Nègre, un Lybien ou un Sémite, dont le costume est polychrome (bleu, vert, jaune, noir).

Les plaquettes formaient le revêtement de l’escalier du soubassement et du dais du trône royal ainsi que des fenêtres et balcons des palais. Ces plaquettes rectangulaires donnent en hiéroglyphes la titulature royale et surtout des figures en relief d e captifs étrangers (fig. 10). Ceux-ci sont représentés en brillante polychromie avec leurs caractères raciaux et leurs costumes soigneusement figurés. Ce sont de véritables documents ethnographiques qui nous rendent avec précision la physionomie des peuples avec lesquels les Égyptiens furent en rapport : Nègres, Libyens, Syriens, Hittites, Peuples de la Mer (Philistins, Crétois, etc.). Il est probable que certains d’entre eux étaient représentés en file venant faire leur soumission au pharaon. Cela nous vaut sans doute le très beau portrait de Ramsès HI du musée de Boston (fig. 11) provenant de son palais de Medinet-Habou dont la face est en verre ’et la perruque en faïence.

D’autres plaquettes représentant des femmes, des scènes de marais et des figures du dieu Bès proviennent du harem.

Enfin de nombreuses rondelles violet pale sont décorées d’une marguerite blanche à cœur jaune. Ces rondelles devaient être utilisées, soit pour former le décor d’un pavement, soit tout simplement pour remplir les vides entre les scènes à personnages ornant les murs.

LES DERNIÈRES ŒUVRES

Si, après de telles œuvres, nous parlons de celles des époques plus récentes, c’est parce que leur quantité en a peuplé tous les musées. A l’époque saïte (XXVI’ dyn., 663-525 av. J.-C.) appartiennent de très nombreuses figurines d’un vert-bleu spécial. C’est également de cette époque que datent la plupart des amulettes en faïence. Un manche de sistre, du Louvre, représente Isis allaitant Horus. On trouve encore des pots à kohl, des bagues, des flacons à parfum dits « bouteilles de Nouvel An » car on les offrait comme étrennes.

Nous terminerons par des œuvres qui, si elles sont de très basse époque (ve siècle av. J.-C.), peuvent rivaliser avec les meilleures du Nouvel Empire. Il s’agit de grands hiéroglyphes de faïence polychrome, hauts de 15 à 18 cm, ayant servi de pièces d’incrustation formant une inscription (fig. 12) Ils sont bleu pâle avec des incrustations de bleu foncé et de rouge, quelques détails sont jaunes ou noirs. Nous avons en ces magnifiques figurines, d’un dessin si sûr, un témoignage de la maîtrise des Égyptiens comme artistes animaliers.

LA TECHNIQUE

La faïence égyptienne se compose d’une fritte quartzeuse, granuleuse, blanche ou brunâtre, généralement très friable, revêtue d’une couverte vitreuse. On n’a que fort peu d’analyses chimiques des céramiques émaillées égyptiennes (voir le tableau). Pour la couverte, une seule analyse (le n° 8) porte sur un spécimen d’époque pharaonique.

Quelle était la substance adhésive Selon A. Lucas, le natron (oxyde de sodium) sec ou en solution, dans h proportion de 5 à 10 pour 10° ; l’emploi de couverte vitreuse réduite en poudre, semble probable, ainsi que celui de fragments de faïence imparfaite aussi réduits en poudre.

Les couleurs employées sont habituellement le bleu et le. vert, plus rarement le violet, le brun, le rouge et le noir, le blanc, le jaune. A toutes les époques, les couleurs claires, blanc et jaune, étant les plus difficiles à obtenir sont les plus rares.

Le magnifique bleu égyptien a excité la curiosité des savants modernes. D’après les essais de Russel et de Laurie, qui ont essayé de le reproduire, la température nécessaire est de 850° et doit être maintenue pendant 48 heures. Si elle faiblit la couleur tourne au vert. Celte couleur bleue était, pour la faïence, la couleur de prédilection des Égyptiens. Très souvent ils l’employèrent comme trompe-l’œil en remplacement de matières rares qu’ils devaient importer : la turquoise et le lapis-lazuli.

Pour les objets polychromes les méthodes étaient les suivantes. La couleur de fond ayant été appliquée et l’objet passé au four une fois, des incisions étaient faites dans la surface et, une nouvelle couverte y étant placée, on passait au four une seconde fois. Un autre procédé consistait à passer au four les différents parties, totalement séparées selon leur degré de cuisson, et ensuite à les assembler avec un mortier à la chaux.

Les objets étaient faits au moule et les fouilles de sir Flinders Petrie à Tell-el-amarna et de M. Hamza à Kantir en ont procurer un très grand nombre provenant des ruines de trois faïenceries. Pour les figurines funéraires, seule la partie de devant était moulée et l’on terminait le travail à la pointe. Les grands objets étaient moulés par fragments avant l’émaillage.

Le visiteur d’un musée, voyant une collection de faïences égyptiennes, est frappé par l’abondance des petits objets de couleur bleue et il peut être tenté d’accuser les Égyptiens de monotonie. Nous espérons avoir montré combien, au contraire, cet art décoratif et industriel était carré à la fois dans les formes, les couleurs et les décors.

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