Le vin et le tabac.

Léon Tolstoï, La Revue Scientifique — 14 mars 1891
Vendredi 10 juillet 2015 — Dernier ajout samedi 11 juillet 2015

Nous avons cru devoir donner ici cette belle étude, qui pour la première fois est traduite en français, de l’illustre psychologue russe. Elle sort quelque peu de notre cadre habituel, mais elle est à d’autres points de vue assez austère et assez attachante pour qu’on nous pardonne cette exception. Il va sans dire que le grand écrivain et le grand philosophe qui s’appelle Tolstoï est parfois paradoxal ; mais, même dans le paradoxe, il a une telle puissance de logique et une telle vigueur de démonstration qu’on ne peut s’empêcher de l’admirer. — (Ch. R.)

Quelle est la véritable cause de la consommation énorme que font les hommes de toute sorte d’excitants et narcotiques, tels que l’eau-de-vie, le vin, le hachisch, l’opium et quelques produits moins répandus, comme la morphine, l’éther et autres substances analogues ? Quelle est l’origine de cette habitude qu’ils ont prise, et pourquoi cette habitude s’est-elle répandue si rapidement et maintenue avec tant de persistance chez les gens de toutes classes et de toutes positions, aussi bien chez les sauvages que chez les civilisés ? A quoi attribuer ce fait indiscutable que là où le vin, l’eau-de-vie et la bière sont inconnus, on consomme l’opium, le hachisch, etc., tandis que l’usage de fumer est répandu dans le monde entier ?

D’où peut venir ce besoin qu’éprouvent les hommes de se plonger dans un état de torpeur et d’ivresse ? Demandez au premier venu ce qui l’a forcé à absorber, pour la première fois, des boissons alcooliques, et pourquoi il continue. Il vous répondra : « C’est agréable, tout le monde boit. » Et peut-être ajoutera-t-il : « Je bois pour me donner du ton, m’exciter cérébralement. »

Il existe encore une autre catégorie de gens, ceux qui ne se demandent même pas s’il est bon ou mauvais de boire des spiritueux. Ils donnent ce prétexte comme argument le plus probant, que le vin est bon pour la santé, qu’il fortifie ; autrement dit, ils s’appuient sur un fait dont la fausseté est reconnue depuis longtemps.

Posez la même question à un fumeur. Demandez-lui ce qui lui a suggéré l’idée de fumer pour la première fois, et ce qui le pousse à persévérer dans cette habitude. La réponse sera la même : « Pour dissiper la tristesse. En outre, c’est un usage universellement répandu, tout le monde fume. » .

Une réponse analogue ou très approchante nous serait faite par tous ceux qui fument l’opium, le hachisch, ou se font des injections de morphine : « Pour dissiper les pensées noires, pour exciter l’activité cérébrale, enfin parce que tout le monde le fait. »

On pourrait donner des motifs semblables sans tomber dans l’absurde, pour expliquer que de se tourner les pouces, siffler, fredonner des chansons, par exemple, en un mot, s’amuser par l’un ou l’autre des mille moyens connus, n’exigeant ni dépense de richesse naturelle, ni dissipation de grande activité humaine, n’est nuisible ni aux autres ni à soi-même.

Les habitudes dont nous avons parlé n’ont pas ces caractères anodins. Pour produire le tabac, le vin, le hachisch, l’opium, en quantité suffisante, pour suffire à la consommation énorme qui s’en fait aujourd’hui, il faut y employer des millions et des millions d’acres des meilleures terres, au milieu d’une population affamée ; et des millions d’êtres humains (en Angleterre, par exemple, le huitième de la population entière) consacrent toute leur existence à extraire des produits narcotiques.

Et ce n’est pas tout : la consommation de ces produits est incontestablement nuisible au plus haut degré, car elle entraîne des maux qui sont la perte d’un plus grand nombre d’êtres humains que n’en détruiraient les guerres les plus sanglantes et les plus terribles épidémies. Et ces hommes le savent. Ils le savent si bien, qu’on ne peut, un seul instant, ajouter foi à leurs arguments quand ils disent qu’ils ont pris cette mauvaise habitude seulement pour dissiper la tristesse et se ragaillardir, ou simplement parce que toute le monde le fait.

Il doit donc exister évidemment une autre explication de ce phénomène étrange. Nous rencontrons souvent dans la vie des parents dévoués qui, tout en étant prêts à faire tous les sacrifices pour le bien-être de leurs enfants, consacrent, pour acheter de l’eau-de-vie, du vin, de la bière, du hachisch et du tabac, des sommes d’argent qui seraient absolument suffisantes, sinon’ pour nourrir leurs malheureux enfants affamés, du moins pour les garantir contre les nécessités les plus immédiates,

Il est donc bien évident que si l’homme, étant placé par les circonstances ou sa propre volonté dans la situation d’avoir à choisir entre la nécessité de soumettre sa famille qui lui est chère à toutes les privations, ou bien de s’abstenir de consommer des narcotiques et des excitants, s’arrête à la première détermination ; c’est qu’un motif le pousse, bien plus puissant que le simple désir de rechercher les délices de l’ivresse, ou la considération que cet usage est répandu dans le monde entier.

Autant que je puis être compétent pour exprimer mon opinion à ce sujet — et mes droits à cette compétence consistent seulement dans la connaissance théorique de l’opinion des autres hommes, que j’ai recueillie dans les livres, ou les observations que j’ai pu faire sur les hommes et particulièrement sur moi-même, lorsque je buvais encore du vin et fumais du tabac, je formulerai ces motifs de la façon suivante :

Dans la période de sa vie consciente, l’homme a souvent l’occasion de distinguer en lui-même deux êtres absolument distincts : l’un, aveugle et sensitif ; l’autre, éclairé et pensant. Le premier mange, boit, se repose, dort, se reproduit et s’émeut comme une machine remontée pour un certain temps. L’être pensant, éclairé, uni à l’être sensitif, n’agit pas par lui-même, il ne fait que contrôler et apprécier la conduite de l’être sensitif en l’aidant activement s’il l’approuve, ou en restant neutre dans le cas contraire.

Nous pouvons comparer cet être conscient à l’aiguille d’une boussole dont une des extrémités indique ’le nord et l’autre le sud, et qui est couverte, dans toute son étendue, par un corps opaque.

Ainsi l’aiguille reste invisible tant que la direction du navire est bonne, et elle ne commence à osciller et à devenir visible que si le navire s’écarte de son chemin.

De même, l’être pensant qui se manifeste par ce que nous appelons la conscience indique toujours où se trouvent le bien et le mal, et nous ne l’apercevons pas jusqu’au moment où nous nous écartons de la bonne direction. Mais dès que nous avons commis une action contraire à notre conscience, l’être pensant apparaît en indiquant le degré d’écart existant entre la bonne et la mauvaise voie. De même que le marin, après s’être aperçu qu’il fait fausse route, ne continue pas son chemin avant d’avoir remis son navire dans la direction indiquée par la boussole, si toutefois il ne veut pas s’égarer volontairement, de même l’homme, ayant remarqué la divergence produite entre sa conscience et son activité sensitive, ne peut continuer à agir avant d’avoir mis d’accord sa conscience et son activité, à moins cependant qu’il ne veuille délibérément rejeter le témoignage de sa conscience qui condamne ses mauvaises actions.

On peut dire que l’humanité suit l’une ou l’autre de ces deux directions : ou 1° elle se soumet aux lois de la conscience, ou 2° elle les rejette et s’abandonne à ses instincts grossiers.

Les uns suivent la première voie, et les autres la seconde. Il n’y a qu’un seul moyen d’adopter le premier genre de vie, c’est de développer en soi les tendances morales et d’accroître ses lumières. Il y a deux moyens d’atteindre le second but : l’un extérieur, l’autre intérieur. Le premier consiste à s’adonner à des occupations absorbantes, qui empêchent la voix de la conscience d’arriver jusqu’à nous, tandis que le second consiste à endormir en nous la conscience même .

L’homme, on le sait, peut s’aveugler de deux façons par rapport à l’objet qui se trouve devant lui : ou bien en fixant son regard sur d’autres objets plus éclatants, ou bien en plaçant devant son rayon visuel un corps opaque qui cache l’autre entièrement.

De même, il peut se cacher à lui-même les manifestations de sa conscience en portant toute son attention sur diverses occupations, soucis et plaisirs, ou bien en obscurcissant volontairement la faculté même de l’attention.

S’il s’agit de personnes ayant un sens moral grossier ou rudimentaire, il leur suffit souvent de simples distractions extérieures pour les empêcher d’apercevoir les indications que leur don ne leur conscience sur l’irrégularité de leur vie. Mais pour les hommes d’une organisation morale supérieure, ces moyens mécaniques ne suffisent pas. Ils ne les empêchent pas complètement de distinguer le désaccord qui existe entre leur vie et les exigences de leur conscience.

Et cette lutte trouble l’harmonie de leur existence.

Pour l’oublier et continuer leur vie irrégulière, ils ont recours à un moyen intérieur qui est plus sûr : en cherchant à endormir la conscience elle-même, et ils y arrivent par l’empoisonnement du cerveau à l’aide de narcotiques.

Supposons, par exemple, que la vie d’un homme ne soit pas d’accord avec sa conscience, et que cet homme n’ait pas assez de force pour l’établir l’harmonie. D’autre part, les distractions qui devraient empêcher son attention de se fixer sur ce désaccord sont ou insuffisantes par elles-mêmes, ou bien le sont devenues pour lui.

Cet homme, alors, qui veut persévérer dans la mauvaise voie malgré les avertissements de sa conscience, se décide à empoisonner, à paralyser complètement, et pour un certain temps, l’organe par l’intermédiaire duquel se manifeste la conscience.

L’explication de cette habitude, aujourd’hui répandue dans l’univers entier, de fumer et de s’alcooliser, ne nous est fournie ni par un penchant naturel, ni par le plaisir et la distraction que cela donne, mais par la nécessité de se dissimuler à soi-même les manifestations de la conscience.

Un jour, que je me promenais dans la rue, je passai devant quelques cochers de fiacre qui causaient entre eux. L’un d’eux fit tout à coup une remarque qui me frappa : « Qui peut en douter ? disait-il. Il aurait certainement eu honte d’agir ainsi s’il n’avait pas été ivre. »

Ainsi donc, un homme, n’ayant pas bu, aurait eu honte de faire ce qu’un ivrogne avait fait. Ces paroles révèlent la cause réelle qui-force les hommes à recourir aux divers narcotiques et excitants. Les hommes les emploient dans le but d’étourdir les remords de la conscience après avoir commis une action qu’elle condamne, ou dans le but de provoquer un état d’esprit qui les rend capables d’agir contrairement à leur conscience.

La conscience retient l’homme sobre de la fréquentation des filles publiques, du vol, de l’assassinat. L’homme ivre, au contraire, n’est pas inquiété par des remords de cette nature.

Celui donc qui veut commettre une mauvaise action doit avant tout s’étourditnn par l’ivresse.

Je me souviens d’avoir été très frappé par la déposition d’un cuisinier qu’on jugeait pour l’assassinat d’une vieille dame de mes parentes, chez laquelle il était en service, Il résultait de son propre récit sur les circonstances du crime qu’il avait commis, que lorsqu’il avait saisi le couteau et était entré dans la chambre de sa victime, il avait senti tout à coup qu’il était incapable de commettre un pareil crime : « L’homme sobre a des remords, » disait-il. Il retourna donc dans la salle à manger, et but coup sur coup deux verres d’eau-de-vie qu’il avait préparés d’avance. Ce n’est qu’alors, et pas avant, qu’il se sentit capable de commettre son crime, et il le commit.

Les neuf dixièmes des crimes :sont commis précisément dans ces conditions. Boire d’abord pour se donner du courage.

De toutes les femmes qui succombent, la moitié au moins cède à la tentation sous l’influence de l’alcool. Presque tous les jeunes gens qui vont dans les maisons publiques ,le. fout, également sous. l’influence de l’alcool. Les hommes connaissent fort bien cette faculté de l’alcool d’étouffer la voix de la conscience, et ils s’en servent dans ce but.

Mais ce n’est pas encore tout. Non seulement les hommes obscurcissent leur propre intelligence pour faire taire leur conscience, mais encore ils obscurcissent celle des autres lorsqu’ils veulent leur faire commettre une mauvaise action. C’est ainsi qu’on fait boire les soldats avant de les envoyer sur le champ de bataille. Lors de l’assaut de Sébastopol, tous les soldats français étaient ivres.

Il ne faut pas être très observateur pour remarquer que les gens qui font peu de cas des lois de la morale sont, plus que les autres, enclins à s’adonner à l’ivresse sous toutes ses formes.

Les brigands, les voleurs, les prostituées ne peuvent se passer d’alcool.

Tout le monde sait et convient que la consommation de ces produits a pour but d’étouffer les remords de la conscience.

On sait aussi et on convient également que ces produits tuent effectivement la voix de la conscience, et que l’homme ivre est capable de commettre certaines actions qu’il repousse avec horreur en état de sobriété.

Tout le monde est unanime à le reconnaître. Et cependant, chose étrange, dans le cas où l’usage de ces produits excitants ne conduit pas à l’assassinat, au vol, à la violence, etc. ou n’a pas pour but d’étouffer les remords, on ne le blâme pas ; on ne le blâme pas lorsqu’on le rencontre chez des personnes dont la profession n’a rien d’immoral, et qui n’en abusent pas, c’est-à-dire boivent et fument peu et régulièrement.

Il est reconnu que la consommation quotidienne, par un Russe aisé, d’un petit verre d’eau-de-vie avant le dîner et d’un verre de vin pendant le repas, d’une portion quotidienne d’absinthe par le Français et de porter par l’Angleterre, de bière par l’Allemand, d’une petite dose d’opium par le Chinois, sans compter une certaine quantité de tabac pour tous, n’a d’autre but que le plaisir, produit une action bienfaisante sur le corps, et n’influence aucunement la conscience.

Il est reconnu, en outre, que si, après celte surexcitation régulière et limitée, il ne se produit aucun assassinat, vol ou graves délits, mais simplement de folles escapades, ces actions sont volontaires et non occasionnées par ce léger enivrement. Il est reconnu que si ces hommes n’ont commis aucune action criminelle, ils n’ont pas besoin d’étourdir leur conscience, et que la vie menée par les hommes qui consomment régulièrement des narcotiques est excellente sous tous les rapports, et ne pourrait l’être davantage s’ils s’en abstenaient. En un mot, il est reconnu que l’usage des narcotiques n’endort nullement la conscience.

Ainsi donc, chacun de nous sait par expérience que son état d’esprit se modifie après l’absorption de l’alcool ou de la nicotine, et que ce dont il aurait honte avant cette excitation artificielle ne le trouble nullement après ; chacun sait aussi que, après le remords le plus insignifiant, il éprouve le besoin de recourir à un excitant ou à un narcotique, et que, sous leur influence, il est très difficile de se gouverner ; que la consommation constante d’une quantité faible, mais toujours la même, des excitants, produit exactement la même action. physiologique que l’absorption fortuite d’une grande quantité à la fois.

D’autre part, les gens qui consomment avec mesure le vin et le tabac se persuadent qu’ils ne le font nullement dans le but d’endormir leur conscience, mais exclusivement par goût et par plaisir.

Mais il suffit de réfléchir, sur ce sujet, tant soit peu sérieusement, sans parti pris, sans chercher à justifier ses propres actions, pour arriver à cette conviction que, si la conscience de l’homme s’anéantit par suite de l’absorption d’une grande dose de produits alcooliques ou narcotiques, le résultat doit être absolument le même s’il les emploie constamment, quoiqu’en faible proportion, car les excitants et les narcotiques produisent une action physiologique égale, qui se traduit d’abord par une trop grande activité cérébrale, et finit par obscurcit et atrophier progressivement le cerveau. Et cela indépendamment de la quantité, petite ou grande, qu’on absorbe.

En outre, si ces excitants et ces narcotiques ont la faculté d’endormir la conscience à tout instant, ils l’ont toujours, et à un degré égal, soit qu’on accomplisse sous leur action un meurtre, un vol ou une autre violence, soit qu’on prononce seulement une parole un peu vive, soit qu’on nourrisse quelque mauvaise idée ou quelque mauvais sentiment.

Enfin, si ces narcotiques et excitants qui empoisonnent le cerveau sont nécessaires aux brigands, aux meurtriers, aux prostituées de profession, afin d’étouffer la voix de leur conscience, ils ne sont pas moins nécessaires aux hommes de certaines professions, qui réprouvent intérieurement ces professions, bien que, leurs collègues les envisagent comme légales et honorables.

En résumé, on ne peut pas ne pas voir que l’habitude des excitants en grande ou petite quantité, pris périodiquement ou irrégulièrement dans les hautes ou dans les basses classes de la société, provient de la même cause, c’est-à-dire de la nécessité d’endormir la conscience pour ne pas remarquer le désaccord flagrant qui existe entre la vie moderne et les exigences de la conscience.

Telle est donc la véritable cause de l’usage si répandu des excitants qui empoisonnent le cerveau, et particulièrement du tabac, qui est le narcotique le plus répandu et le plus pernicieux.

Les amateurs du tabac affirment qu’il épanouit l’âme, éclaircit la pensée, distrait et procure un plaisir, mais qu’il n’a pas la propriété, comme l’alcool, de paralyser la conscience.

Mais il suffit d’analyser soigneusement les conditions dans lesquelles le besoin de fumer est particulièrement pressant pour se convaincre que l’engourdissement du cerveau, à l’aide de la nicotine, éteint la conscience, comme l’alcool, et que le besoin de cet excitant est d’autant plus pressant que le désir d’étouffer le remords augmente.

S’il était vrai que le tabac ne fît que procurer un plaisir quelconque et éclaircir les pensées, on n’en éprouverait pas le besoin passionné, dans certaines circonstances nettement définies, et nous ne verrions pas des gens assurer qu’ils seraient plutôt disposés il se priver de nourriture que de tabac.

Le cuisinier dont je parlais a raconté devant le tribunal qu’après être entré dans la chambre à coucher de sa victime, et lui avoir coupé la gorge, lorsqu’il l’avait vue tomber à la renverse en poussant un cri, pendant que le sang coulait à flots, il était resté pétrifié à la pensée de son crime.

« Je n’ai pas cule courage de l’achever, s’écriait-il ; je suis allé dans le salon, me suis assis et j’ai fumé une cigarette. »

Et ce n’est que lorsqu’il eut engourdi son cerveau par la fumée qu’il rassembla ses forces, retourna dans la chambre à coucher et acheva sa victime.

Il est évident que sa passion pour le tabac, dans des conditions aussi particulières, était inspirée, non par le désir d’éclaircir ses pensées ou de se procurer quelque joie, mais par la nécessité d’étouffer la voix qui l’empêchait d’achever le crime qu’il avait commencé.

Tout fumeur peut, s’il le veut, remarquer le même besoin, nettement exprimé, d’engourdir ses facultés intellectuelles, dans certains moments critiques de sa vie. Quant à moi, je puis parfaitement bien me rappeler, à l’époque où je fumais encore, les moments où le besoin de fumer était plus pressant, plus tyrannique. Cela arrivait presque toujours dans le cas où je voulais oublier certaines choses, endormit’ ma pensée. Parfois, resté seul et oisif, j’avais conscience que je devais travailler, mais tout travail m’était pénible. J’allumais alors une cigarette et je continuais à rester oisif.

Dans d’autres moments, je me rappelais soudainement que j’avais un rendez-vous pour telle heure, mais que j’étais trop attardé ailleurs, et qu’il était trop tard pour y aller. Comme ce manque d’exactitude m’était fort désagréable, je prenais une cigarette et je faisais passer mon dépit dans les spirales de la fumée. Lorsque je me trouvais dans un violent état d’irritation et que j’avais offensé mon interlocuteur par le ton de mes paroles, alors, tout en ayant conscience que je devais cesser, je continuais et je me mettais à fumer.

Lorsque je jouais aux cartes et perdais plus que je ne l’avais décidé, j’allumais une cigarette et continuais à jouer. Chaque fois que je me mettais dans une fausse position, commettais ou une erreur ou une action blâmable, et ne voulais pas en convenir, je faisais retomber la faute sur les autres et je me mettais à fumer.

Lorsqu’en écrivant un roman ou une nouvelle, j’étais mécontent de ce que j’avais écrit, et avais conscience que je devais cesser le travail commencé, mais que, d’un autre coté, j’avais le désir de le .terminer quand même, je prenais une cigarette et je fumais.

Discutais-je quelque question et avais-je conscience que mon contradicteur et moi l’envisagions sous un point de vue différent et que nous ne pourrions, par conséquent, jamais nous comprendre, alors, si j’avais Le désir absolu de continuer la discussion malgré tout, j’allumais une cigarette et je continuais à parler.

La propriété caractéristique qui distingue le tabac des autres narcotiques, outre la rapidité avec laquelle il engourdit l’esprit et sa prétendue innocuité, est sa facilité de transport et d’usage.

Ainsi l’absorption de l’opium, de l’alcool, du hachisch est toujours plus compliquée. On ne peut s’y livrer en tout temps et en tout lieu, tandis qu’on peut transporter du tabac et des cigarettes sans aucun inconvénient.

De plus, le fumeur d’opium et l’ivrogne inspirent le dégoût et l’épouvante, tandis que le fumeur de tabac ne représente rien de repoussant. Enfin le tabac a encore une propriété qui facilité son usage. Tandis que l’étourdissement que produisent le hachisch, l’alcool, l’opium s’étend sur toutes les impressions et toutes les actions reçues ou commises dans un laps de temps relativement long, l’action engourdissante du tabac peut être réglée suivant les nécessités de chaque cas particulier. Désirez-vous, par exemple, commettre une action blâmable ? Fumez une cigarette, endormez votre intelligence juste autant qu’il faut pour faire ce que vous réprouvez, vous vous trouverez ensuite frais et dispos, vous pourrez parler et penser avec la netteté ordinaire.

Supposons que vous êtes affecté d’une sensibilité maladive et que vous sentez trop vivement le remords d’une faute que vous avez commise : fumez une cigarette, et le remords rongeur s’évanouira dans la fumée du tabac. Vous pouvez aussitôt vous occuper à autre chose et oublier ce qui a provoqué votre dépit.

Mais, s’il faut conclure pour tous les cas particuliers dans lesquels les fumeurs recourent au tabac — non pour satisfaire une habitude ou par passe-temps, mais comme un moyen d’endormir la conscience — ne voyons-nous pas une corrélation étroite et nette entre le genre de vie des hommes et leurs passions pour le tabac ?

Quand les jeunes gens commencent-ils à fumer ?

Presque invariablement lorsqu’ils ont perdu l’innocence de l’enfance. Pourquoi les hommes qui fument peuvent-ils abandonner cette habitude lorsqu’ils arrivent à un plus haut degré de développement moral, tandis que d’autres se remettent à fumer aussitôt qu’ils se trouvent dans un milieu inférieur qui favorise ce vice ?

Pourquoi presque tous les joueurs sont-ils de grands fumeurs ? Pourquoi les femmes qui mènent une vie irréprochable, morale, ne fument-elles pas en général ? Pourquoi les courtisanes et les névrosées fument-elles toutes sans exception. Certes, dans ce cas, l’habitude est un facteur qu’on ne doit pas négliger, mais, tout en le prenant en considération, nous devons quand même admettre qu’il existe une certaine corrélation nettement exprimée, indiscutable, entre l’usage du tabac et la nécessité d’étouffer la conscience, et que cet usage produit certainement, sans aucun doute, un pareil effet.

Jusqu’à quel degré l’usage du tabac peut-il étouffer la voix de la conscience ?

Nous n’avons pas besoin de chercher des données pour la solution de cette question dans les cas exceptionnels du crime et des remords. IL suffit d’observer l’attitude de tous les fumeurs. Tout fumeur, lorsqu’il s’adonne à sa passion, oublie et dédaigne les règles les plus élémentaires des convenances dont il exige cependant l’observation par les autres et qu’il observe lui-même dans tous les autres cas, lorsque sa conscience n’est pas complètement engourdie par le tabac.

Toute personne d’éducation moyenne considère comme inconvenant et même grossier de déranger la tranquillité ou la commodité des autres, et surtout de nuire à leur santé pour la satisfaction d’un plaisir permanent.

Personne ne se permettrait, par exemple, de crier dans une chambre où se trouve du monde, d’y faire entrer de l’air trop froid ou infecté de mauvaises odeurs. Tandis que sur mille fumeurs, il ne s’en trouverait peut-être pas un qui se priverait de remplir de fumée une chambre où se trouvent des femmes et des enfants. Si, avant d’allumer sa cigarette ou son cigare, il en demande la permission aux personnes présentes, tout le monde sait qu’il s’attend sûrement à cette réponse : « Mais comment donc, je vous en prie. » On ne peut s’imaginer cependant combien doit être désagréable, pour ceux qui ne fument pas de respirer un air empoisonné par l’odeur du tabac et les bouts de cigarette qui traînent dans les verres, les tasses, les chandeliers, les assiettes, ou même seulement dans les cendriers.

Si l’on suppose même que les adultes qui ne fument pas peuvent supporter toutes ces incommodités, on ne peut affirmer que cela soit sain pour les enfants auxquels on ne demande jamais la permission de fumer. Et cependant des personnes très honorables et très charitables sous tous les rapports fument en présence des enfants, à table, dans de petites pièces, et cela sans remords.

On donne ordinairement ce prétexte pour justifier cette habitude, et je l’ai fait moi-même autrefois, que la fumée aide au travail intellectuel. Si l’on se borne à apprécier la quantité du travail intellectuel accompli, cette objection se trouve justifiée.

L’homme qui fume et qui, par conséquent, a cessé de mesurer et de peser ses pensées, croit tout naturellement que son cerveau est rempli d’idées. A la vérité, ses idées ne sont pas devenues plus nombreuses, mais il a perdu tout empire sur elles.

L’homme qui travaille a conscience des deux êtres distincts qui sont en lui : celui qui accomplit l’œuvre, et celui qui la juge. Plus son jugement est sévère, plus son travail se fera lentement, mais avec plus de perfection, et vice versa. Mais si le juge se trouve sous l’influence d’un excitant ou d’un narcotique, la somme de travail accomplie sera plus considérable, mais inférieure en qualité.

« Si je ne fume pas, je ne puis travailler ; je ne puis exposer mes pensées sur un sujet, et si même j’arrive à pouvoir commencer, je ne puis continuer sans fumer. »

Ainsi raisonnent généralement les hommes, et c’est aussi ce que je faisais moi-même autrefois. Mais quel est le sens véritable de ces paroles ? Cela signifie, ou bien que vous n’avez rien à dire, ou bien que les idées que vous cherchez à exprimer ne sont pas encore mûres dans votre cerveau : elles ne sont qu’a l’état naissant, et le sentiment critique qui est en vous et qui n’est pas étouffé par l’action du tabac vous l’indique très nettement. Ainsi donc, si vous n’étiez pas un fumeur, vous attendriez patiemment, dans de telles conditions, ou bien que vous ayez une représentation nette du sujet que vous voulez traiter, ou bien vous vous efforceriez, en entrant hardiment dans la question, de vous l’assimiler complètement en pesant et en discutant les objections qui naîtraient dans votre esprit et en mettant vos pensées au net.

Au lieu de cela, vous prenez une cigarette et vous fumez. Vote sens critique s’efface, s’engourdit, et l’obstacle qui vous gênait pour vote travail disparaît. C’est que ce qui vous semblait insuffisant, futile, tant que votre cerveau était encore lucide, vous paraît main tenant grand, remarquable ; que ce qui jusqu’ici vous frappait par son incohérence, vous semble tout autre maintenant. Vous passez facilement sur les objections qui se dressaient autrefois dans votre esprit, vous continuez à écrire, et vous constatez à votre grande joie que vous pouvez écrire avec abondance et rapidité.

Mais est-il possible qu’un changement aussi insignifiant, presque imperceptible comme la rougeur légère que l’animation fait monter au visage par suite de l’usage modéré du vin et du tabac, puisse conduire à des résultats aussi sérieux ? Sans doute, pour l’homme qui fume l’opium, mâche le hachisch, boit l’alcool avec’ si peu de modération qu’il en tombe sans connaissance, les conséquences peuvent être, en effet, très importantes. Mais il n’en est pas ainsi lorsqu’on fait usage de ces substances seulement dans la mesure suffisante pour provoquer une excitation agréable.

Telle est l’objection qu’on fait ordinairement à ce sujet. Les hommes pensent que l’ivresse commençante — qui est une éclipse partielle — ne peut occasionner des désordres aussi graves. Mais il est aussi peu raisonnable de le croire que de s’imaginer, par exemple, que le ressort d’une montre ne peut être brisé que si on la frappe sur une pierre, et qu’elle ne se dérangera nullement si l’on introduit dans le boîtier intérieur un petit morceau de bois ou un autre corps étranger.

Il ne faut pas perdre de vue que le travail, qui est le principal moteur du perfectionnement de la vie humain consiste, non pas dans le mouvement des bras, des jambes et du dos, mais dans les modifications de la conscience. Avant qu’un homme puisse faim quelque chose de ses bras et de ses jambes, une certaine transformation doit absolument s’accomplir dans sa conscience, et de cette transformation dépendent les actions ultérieures de l’homme. Mais ces transformations sont à peine perceptibles.

Un peintre russe, Brulow, corrigeait un jour un dessin d’un de ses élèves. Il donna quelques traits de crayon çà et là, mais le résultat fut tel cependant que l’élève s’écria :

— Mais vous n’avez fait que deux ou trois traits à peine sur mon dessin et il se trouve complètement changé ..

Brulow répondit :

— L’art ne commence que là où des traits à peine perceptibles produisent de grands changements.

Ces paroles sont remarquablement justes, non seulement par rapport à l’art, mais à toutes les choses de la vie humaine.

Nous avons le droit d’affirmer que la véritable vie commence là seulement où apparaissent les traits à peine perceptibles, où les modifications qui se produisent sont si infinitésimales qu’elles ne semblent pas dignes d’attirer notre attention.

Ce n’est pas là où s’accomplissent de grands changements extérieurs, lorsque les peuples se mettent en mouvement, se rencontrent et se combattent, ce n’est pas là qu’il faut chercher la véritable vie ; mais c’est là où se produisent les changements à peine perceptibles.

Prenez, par exemple, Raskolnikov. Sa véritable vie ne commence pas lorsqu’il a tué la vieille femme et sa sœur.

En projetant de tuer la vieille et surtout en tuant sa sœur, il ne vivait pas d’une façon consciente, mais il agissait comme une automate remonté, faisant ce qu’il ne pouvait plus ne pas faire, et il faisait partir toute la charge meurtrière qui était amoncelée en lui depuis longtemps. Une vieille femme assassinée était étendue devant lui, l’autre se trouvait là à sa portée ; et la hache était entre ses mains.

La véritable vie de Raskolnikov ne commence pas au moment où il rencontre la sœur de la vieille femme, mais à celui où il n’a encore tué ni l’une ni l’autre, lorsqu’il n’est pas encore entré dans cet appartement étranger avec l’intention de commettre un crime, lorsque la hache n’est pas encore dans ses mains, et que la pensée de cette vieille usurière n’est même pas encore entrée dans son esprit. Sa véritable vie a commencé au moment où, étendu sur le divan de sa chambre, il ne pensait ni à la vieille, ni à juger s’il était juste ou non d’obéir à la volonté d’un seul homme et de faire disparaître de la surface de la terre un autre être humain indigne ; lorsqu’il se demandait s’il devait ou non rester à Pétersbourg, continuer à accepter l’argent de sa mère, et, en général, lorsqu’il pensait à toute sorte de choses qui n’avaient aucun rapport arec la vieille usurière.

Dans ces conditions, la plus grande netteté de jugement où l’on puisse atteindre a une extrême importance pour la solution juste des questions qui peuvent naitre au moment donné. Et c’est dans ce moment-là que l’absorption d’un seul verre de vin, la fumée d’une cigarette peut empêcher cette solution, la retarder, étouffer la voix de la conscience ou enfin résoudre la question suivant les plus bas instincts de notre nature, comme il arriva pour Raskolnikov.

Lorsque l’homme a pris une décision et a commencé à la réaliser, c’est alors que des changements importants se produisent dans le monde extérieur. De grandes constructions peuvent être détruites, des trésors jetés au vent, des êtres humains anéantis, mais rien, absolument rien, ne peut être fait avant que la conscience de l’homme ne l’ait résolu depuis longtemps.

Je veux me faire bien comprendre : ce que je dis maintenant n’a rien de commun avec la question du libre arbitre et du déterminisme. L’examen de celte question est absolument inutile ici, parce qu’elle n’a aucun rapport à l’objet principal de cette étude, et je pense même qu’elle est absolument inutile dans toute œuvre sensée.

Ainsi donc, laissant de côté la question de savoir si l’homme est libre ou non d’agir selon sa volonté — le problème, il me semble, est d’ailleurs mal posé — j’insiste dans ce cas particulier seulement sur ce fait que puisque l’activité humaine se définit par des modifications à peine perceptibles de la conscience, il s’ensuit — peu importe que nous acceptions ou non la théorie du libre arbitre — qu’il est impossible de ne pas attirer l’attention sur l’état d’esprit dans lequel ces changements s’effectuent, de même qu’il faut observer le plus consciencieusement possible l’état de la balance où nous voulons peser des objets précieux.

Nous sommes obligés, autant qu’il dépend de nous, de nous entourer et d’entourer les autres des conditions les plus favorables pour la précision et la netteté de la pensée qui sont si nécessaires pour le bon fonctionnement de notre conscience, et il va sans dire que nous devrions faire tendre tous nos efforts à ne pas enrayer le bon fonctionnement de notre conscience par l’absorption de narcotiques.

En effet, l’homme est tout à la fois un animal et un être intellectuel. On peut provoquer son activité aussi bien en agissant sur sa nature morale que sur sa nature animale. Il n’y a pas de doute à cet égard. Tout le monde a pu s’en convaincre.

Mais souvent les hommes éprouvent le besoin de se dissimuler la vérité à eux-mêmes. Ils ne se soucient pas tant d’assurer la régularité du fonctionnement de leur conscience que de se convaincre de la droiture et de l’honnêteté de leurs actes ; et pour se faire cette conviction, ils recourent volontairement à des moyens qui, ils le savent eux-mêmes fort bien, empêchent la fonction régulière de leur conscience.

Ainsi les hommes boivent et fument, non seulement parce qu’ils n’ont pas encore trouvé de meilleur passe-temps et pour se « remonter », et non seulement parce que c’est un plaisir, mais surtout et avant tout pour étouffer la voix de leur conscience. — Si cela est, combien les conséquences en doivent être terribles !

En effet, imaginez seulement quel étrange édifice les hommes construiraient si, pour bâtir les murs, ils refusaient de se servir du fil à plomb et de l’équerre pour mesurer les angles, préférant au premier une règle en plomb qui plie et s’adapte à toutes les sinuosités des surfaces, et au second un compas qui cède à chaque mouvement et qui s’applique également bien à un angle aigu ou obtus ?

Cependant, c’est précisément ce que font aussi ceux qui s’abrutissent avec l’alcool et le tabac. Ce n’est plus la vie qui dirige la conscience, c’est la conscience qui plie et se modèle sur la vie.

Voilà ce que nous voyons se produire dans la vie des individus isolés. La même chose se passe dans la vie de toute l’humanité qui représente l’ensemble de toutes les vies isolées.

Pour se rendre un compte exact des résultats produits par l’engourdissement de ’la conscience, le lecteur n’a qu’à se représenter son état d’esprit dans les principales périodes de sa vie. Il se rappellera alors qu’au cours de chacune de ces périodes, il s’est trouvé face à face avec certains problèmes moraux qu’il devrait résoudre dans l’un ou l’autre sens et don t la solution devait décider du bonheur de toute sa vie.

Trouver la solution juste après une étude approfondie du problème est impossible si l’on n’y applique toute l’attention ; mais cette application est un effort. Tout travail présente ordinairement dans ses commencements une période particulièrement désagréable et nous apparaît comme pénible et ennuyeux ; on pense alors à l’abandonner, par suite de la faiblesse de notre nature.

Le travail physique est pénible, mais le travail intellectuel nous paraît l’être bien davantage. Selon la remarque de Lessing, les hommes ont l’habitude de cesser de penser dès que le processus du raisonnement devient pénible. J’ajoute que c’est précisément à ce moment-là que le travail devient fructueux. L’homme sent instinctivement que les problèmes moraux qui se dressent devant lui et qui exigent avec instance une solution immédiate, ces problèmes de sphinx auxquels il faut répondre à tout prix, ne peuvent pas être examinés sérieusement sans un effort constant et persévérant, et c’est ce qui les rebute. Et alors, s’il était dépourvu de moyens propres à engourdir ses facultés intellectuelles, il lui serait impossible d’effacer des tables de sa conscience les questions du jour, et, bon gré mal gré, il se trouverait dans des conditions qui exigeraient une réponse et qui n’admettent ni refus ni délai.

Mais voilà qu’il trouve le bon moyen de retarder la solution de ces questions urgentes chaque fois qu’elles se dressent devant lui, et il en profite. Dès que la vie lui demande une solution avec insistance et le harcèle pour l’obtenir, il a recours à ce moyen artificiel et se débarrasse ainsi de l’ennui qu’il en éprouve. Sa conscience ne le force plus à résoudre rapidement les problèmes de sa destinée, et il reste sans solution jusqu’à ce qu’il soit lucide et que sa conscience lui donne un nouvel assaut. La même chose se répète indéfiniment pendant des mois, des années, et souvent pendant toute la vie, et l’homme continue à se trouver toujours en face des mêmes problèmes moraux sans jamais faire un pas vers la solution.

Et cependant le progrès de la vie humaine consiste dans la solution des problèmes moraux. L’homme ne le comprend pas ainsi. Il procède comme celui qui, ayant perdu une perle dans un ruisseau et voulant éviter de plonger dans l’eau froide, trouble l’eau comme exprès pour ne pas voir la perle et recommence chaque fois que l’eau redevient limpide. L’homme qui recourt à des moyens artificiels pour engourdir ses facultés reste souvent immobile pendant toute sa vie. Il demeure à la même place, voit le monde à travers le brouillard d’une conception contradictoire de la vie admise une fois pour toutes. Dès qu’une lueur apparaît à son esprit, il se recule jusqu’au mur infranchissable derrière lequel il s’est déjà réfugié de la même façon il y a dix, quinze et même vingt ans, et dans lequel il ne peut pratiquer une brèche, parce qu’il continue avec entêtement à engourdir sa pensée qui, seule, lui donnerait le moyen d’aplanir l’obstacle.

Tout le monde a la possibilité de contrôler la vérité de cette image sur lui-même et sur les autres. Qu’il évoque devant les yeux de son âme les événements principaux de sa propre vie pendant la période où il s’adonnait à l’alcool et au tabac, et qu’il examine la même période de la vie des autres. Il apercevra nettement alors une ligne de démarcation caractéristique séparant les buveurs et les fumeurs de ceux qui ne le sont pas, car plus l’homme fait usage de narcotiques et d’excitants, plus il s’abrutit et s’immobilise au point de vue intellectuel et moral.

Léon Tolstoï

Revenir en haut