Quoiqu’il s’agisse d’un travail s’écartant, sinon par le fond, au moins par la forme, de ce que la Revue publie en général, nous avons cru devoir insérer cette vigoureuse et énergique protestation contre les mœurs d’aujourd’hui, parfois paradoxale, toujours intéressante. C’est ainsi qu’il y a quelques mois, nous avons donné une étude du grand écrivain russe sur l’alcool et le tabac.
Le mémoire original de M. Tolstoï a paru dans le Bulletin de la Société de psychologie physiologique de Moscou. Tel que nous le donnons ici, il a subi des additions manuscrites importantes de son auteur ; il a été traduit par M. Halpérine. (N. D. L. R.)
I.
Dans le temps jadis, avant l’apparition du christianisme, tous les grands philosophes, en commençant par Socrate, furent d’avis que la première des vertus à acquérir était l’abstinence : εγχρατεις ou σωφοσυνη, et que vouloir en acquérir d’autres, sans posséder celle-là, était impossible.
Il est évident, en effet, que l’homme qui ne sait pas se maîtriser devient la proie facile de tous les vices et se trouve dans l’impossibilité de mener une vie morale. Avant de penser à la générosité, à l’amour, au désintéressement, à la justice, il faut que l’homme apprenne à se bien posséder et qu’il soit assez fort, le cas échéant, pour réfréner ses appétits.
À notre point de vue, tout cela est inutile ; nous avons la conviction que l’homme peut mener une existence absolument morale, alors même qu’il se laisse aller complètement à son penchant pour le luxe et les plaisirs.
Il semblerait, quel que soit le point de vue auquel on se place — utilitaire, païen ou chrétien — que l’homme qui exploite pour son propre plaisir le travail, et souvent le travail le plus pénible d’autrui, agisse mal, et que c’est là la première habitude avec laquelle il devrait rompre, s’il vise à mener l’existence propre à l’homme de bien.
Au point de vue utilitaire, c’est une mauvaise action, car, en forçant les autres à travailler pour soi, l’homme se trouve toujours dans une situation fâcheuse : il s’habitue à satisfaire ses passions et devient leur esclave, alors que les gens qu’il emploie ne travaillent pour lui qu’avec jalousie et mécontentement, et n’attendent qu’une occasion favorable pour s’affranchir de cette nécessité.
Par conséquent, l’homme se trouve toujours exposé à rester avec des habitudes invétérées, qu’à un moment donné il peut ne plus être en mesure de satisfaire.
Au point de vue de la justice, c’est encore une mauvaise action, parce qu’il est mal de bénéficier, pour son agrément, du travail d’individus qui, par le fait même de leur condition, ne peuvent pas se donner la centième partie des jouissances qu’ils concourent à procurer à celui qui les emploie.
Au point de vue de l’amour chrétien, il semble superflu de démontrer que l’homme qui aime réellement son prochain, loin de se servir du travail d’autrui pour son plaisir, donnera plutôt sa part d’activité pour aider au bien-être des autres.
Ces exigences de l’intérêt, de la justice et de l’amour, sont absolument dédaignées dans notre société. D’après la doctrine qui domine le plus aujourd’hui, l’augmentation des besoins est considérée, au contraire, comme une qualité désirable, comme un indice de développement intellectuel, de civilisation et de perfection.
Les hommes soi-disant instruits estiment que ces habitudes de confort, que cette tendance à l’effémination, sont un indice certain d’une supériorité morale confinant à la vertu. Plus il y a de besoins, plus ils sont raffinés, et mieux cela vaut.
Rien ne vient aussi fortement à l’appui de cette assertion que la poésie descriptive et les romans de ce siècle et du siècle dernier. Comment sont peints les héros et les héroïnes qui représentent l’idéal de la vertu ? — Dans la plupart des cas, les hommes qui doivent représenter quelque chose de noble, d’élevé, en allant de Child-Harold aux derniers héros de Félier, de Trolop, de Maupassant, ne sont rien autre que des parasites qui dévorent, par leur luxe, le travail de milliers d’hommes, alors qu’eux-mêmes ne sont utiles à rien ni à personne.
Quant aux héroïnes, ce ne sont que des courtisanes qui procurent plus ou moins de plaisirs aux hommes et qui gaspillent le travail des autres au profit de leur luxe.
Je me souviens que, lorsque j’écrivais des romans, une difficulté inexplicable se présentait à moi ; j’ai lutté contre elle, de même que luttent encore contre elle, aujourd’hui, les romanciers qui ont conscience de ce qu’est la beauté morale réelle ; cette difficulté était de peindre le type de l’homme du grand monde idéalement beau et bon, et en même temps conforme à la réalité.
La description de l’homme et de la femme du grand monde ne sera vraie qu’autant que le personnage sera présenté dans son milieu habituel, c’est-à-dire dans le luxe et l’oisiveté. Au point de vue moral, ce personnage est certainement peu sympathique, et cependant il faut le présenter de telle façon qu’il le soit. C’est ce que les romanciers cherchent à faire, et c’est ce que j’ai cherché également. Et, cependant, pourquoi se donner autant de peine ? Les lecteurs habituels de ces romans ne sont-ils pas, au point de vue moral, à un niveau à peu près égal à celui du héros qu’on leur dépeint ? N’ont-ils pas, eux aussi, les mêmes penchants et les mêmes habitudes ? Pourquoi alors prendre tant de soucis pour leur rendre sympathiques des types tels que les Child-Harold, les Oneguine, les de Camors, qu’ils sont tout disposés à considérer comme de braves gens ?
II.
La preuve indéniable que les hommes d’aujourd’hui ne considèrent pas l’abstinence païenne et l’abnégation chrétienne comme des qualités désirables et bonnes, se trouve dans le système d’éducation donnée aux enfants : au lieu de viser à les rendre forts et courageux, on les effémine et on leur donne l’habitude de l’oisiveté.
Il y a longtemps que je voulais écrire le conte suivant :
Une femme offensée par une autre et désirant se venger d’elle lui vole son unique enfant, se rend chez le sorcier et lui demande comment elle pourra le plus complètement et le plus cruellement tirer vengeance de son ennemie par le moyen de son fils. Le sorcier lui conseille de conduire l’enfant dans un endroit qu’il lui indique et lui promet une terrible vengeance. La méchante femme suit ce conseil, mais ne perd pas de vue l’enfant ; à sa grande surprise, elle voit qu’il a été recueilli par un homme riche sans héritiers. Elle retourne chez le sorcier et l’accable de reproches ; il lui répond que l’heure n’est pas encore venue et qu’il lui faut attendre. Cependant l’enfant grandit dans le luxe et l’abondance ; la méchante femme est stupéfaite ; mais le sorcier lui dit d’attendre encore ; et, en effet, il arrive un moment où sa vengeance est tellement terrible qu’elle en vient à plaindre sa victime. L’enfant, qui a grandi dans le confort de la richesse, se ruine bientôt ; et c’est alors que commence une série de privations et de souffrances physiques auxquelles il est particulièrement sensible et contre lesquelles il est impuissant. D’un côté, de nobles aspirations le portent vers une vie régulière ; de l’autre, il ressent l’impuissance de sa chair émasculée, affaiblie et gâtée par le luxe et l’oisiveté.
C’est une lutte sans espoir, une chute continuelle, chaque jour plus profonde, puis l’ivrognerie comme moyen d’oubli ; puis enfin le crime, et la folie ou le suicide pour finir. En vérité, l’éducation de quelques enfants, à notre époque, est faite pour nous terrifier. Seuls, les plus impitoyables ennemis de ces enfants pourraient prendre autant de peine pour leur inculquer l’imbécilité et les vices qu’ils doivent à leurs parents et plus spécialement à leurs mères ; et notre horreur s’accroît quand nous contemplons les résultats de cette éducation et les ravages qu’elle produit dans l’âme d’enfants si soigneusement ruinée par leurs parents. On leur donne des habitudes efféminées ; on ne leur apprend pas à maîtriser leurs penchants. Il arrive alors que l’homme, loin d’être entraîné au travail, d’avoir l’amour de son œuvre, d’avoir conscience de ce qu’il a fait, est habitué au contraire à l’oisiveté, au mépris de tout travail productif et au gaspillage. Il perd la notion de la première vertu à acquérir avant toute autre : la sagesse ; et il entre dans la vie où l’on prêche et où l’ on semble apprécier les hautes vertus de la justice, de l’amour et de la charité. Heureux encore, si le jeune homme est d’une nature faible moralement, s’il ne sait pas discerner la moralité des apparences de la moralité, s’il peut se contenter du mensonge qui est devenu la loi de la société. Si cela est ainsi, tout semble aller à souhait, et l’homme qui a le sens moral assoupi peut vivre heureux jusqu’à son dernier jour.
Mais cela n’est pas toujours ainsi, surtout en ces derniers temps, quand la conscience de l’immoralité d’une pareille existence est dans l’air et frappe malgré tout le cœur. n arrive de plus en plus souvent que les principes de la véritable morale se font jour, et alors commence une pénible lutte intérieure, une souffrance qui finit rarement à l’avantage de la moralité.
L’homme sent que sa vie est mauvaise, qu’il faudrait la changer de fond en comble, et il essaye de le faire ; mais alors ceux qui ont subi déjà la même lutte et qui y ont succombé se jettent de toutes parts sur celui qui tend à changer son existence, et s’efforcent par tous les moyens de le persuader de l’inutilité de ses efforts, de lui prouver que la continence
et l’abnégation ne sont nullement nécessaires pour être bon ; qu’on peut, tout en aimant la bonne chère, le luxe, l’oisiveté et même la luxure, être un homme absolument utile et droit. Cette lutte, généralement, a une fin lamentable, soit que, exténué, l’homme se soumette à l’avis général, cesse d’écouter la voix de sa conscience, ait recours à des subterfuges pour se justifier et continue sa vie de débauche en se persuadant qu’il la rachète, soit par sa foi en la rédemption et dans les sacrements, soit par le culte de la science, de l’art et de la patrie, ou bien qu’il lutte, souffre, devienne fou ou se suicide. Il est rare qu’au milieu de toutes les tentations qui entourent l’homme de notre société, il comprenne qu’il existe et qu’il a existé pendant des milliers d’années une vérité primitive pour tous les hommes sages ; que, pour arriver à une existence morale, il faut avant tout cesser d’avoir une mauvaise conduite et que, pour atteindre quelque haute vertu, il faut avant tout acquérir la vertu de l’abstinence et de la possession de soi-même comme l’ont définie les païens, ou la vertu de l’abnégation comme le prescrit le christianisme.III.
Je viens de lire les lettres de notre très érudit M. Ogarev, l’exilé, à un autre érudit, M. Herzen. Dans ces lettres, M. Ogarev exprime ses pensées intimes, ses tendances les plus élevées, et tout de suite on s’aperçoit qu’il pose un peu devant son ami. Il parle de la perfection, de la sainte amitié, de l’amour du culte, de la science, de l’humanité, etc. Et à côté, avec le même ton, il écrit qu’il irrite souvent son ami avec lequel il habite, parce que, suivant ses propres expressions, « je rentre en état d’ébriété ou que je passe de longues heures avec un être déchu, mais charmant » …
Évidemment très sympathique, de grand talent, d’une très grande érudition, cet homme ne pouvait même pas s’imaginer qu’il y avait la moindre faute dans ce fuit que lui, marié, attendant à chaque moment l’accouchement de sa femme (dans la lettre suivante il annonce sa délivrance) rentre chez lui ivre, après avoir passé son temps en compagnie d’une fille de joie. n ne lui est même pas venu à l’idée que tant qu’il n’aurait pas commencé la lutte et maîtrisé, au moins dans une faible partie, ses tendances à l’ivrognerie et à la luxure, il n’aura pas le droit de penser à l’amitié, à l’amour et surtout au culte de quoi que ce soit.
Et non seulement il ne lutte pas contre ces vices, mais il les considère comme quelque chose de charmant qui n’empêche nullement sa tendance vers la perfection ; et, loin de les cacher à son ami, devant lequel il voulait se présenter sous le meilleur aspect, il en fait au contraire parade.
Ainsi se passaient les choses, il y a cinquante ans. J’ai connu encore ces hommes, j’ai connu Ogarev et Herzen eux-mêmes et les hommes de cette catégorie, éduqués suivant les mêmes traditions. Chez tous, il y avait une absence frappante d’esprit de suite ; il y avait chez eux un ardent désir du bien, et, à côté de cela, ils affichaient la licence la plus complète dans la débauche. Ils avaient cependant la conviction que cela ne pouvait empêcher une existence morale et qu’ils pouvaient accomplir malgré tout de bonnes et même de grandes actions.
Ils mettaient dans un four non chauffé de la pâte non pétrie et croyaient que le pain serait cuit. Et lorsque sur leurs vieux jours ils s’aperçurent que le pain ne cuisait pas, c’est-à-dire que leur existence n’avait eu aucun résultat utile, ils y virent un coup terrible du destin.
Cette destinée est en effet terrible. Cette situation tragique, comme elle était du temps de Herzen, Ogarev et autres, se répète encore aujourd’hui pour un grand nombre d’hommes, soi-disant instruits, qui ont conservé les mêmes opinions. L’homme tend aux bonnes mœurs ; mais la régularité, nécessaire à cet effet, n’existe pas dans la société actuelle. Comme Ogarev et Herzen, il y a cinquante ans, la majorité des hommes actuels est convaincue qu’une vie efféminée, une nourriture abondante et grasse, les plaisirs et la luxure, n’empêchent pas une existence morale, Mais il est probable qu’ils n’y réussissent pas, puisqu’ils sont envahis par le pessimisme et disent : « C’est là une situation tragique de l’homme. »
Ce qui surprend encore, c’est que ces hommes sachent que la distribution des plaisirs entre les hommes est inégale, qu’ils considèrent cette inégalité comme un mal, qu’ils veulent y porter remède et que, cependant, ils ne cessent pas de tendre à l’augmentation de ces plaisirs.
En agissant ainsi, ces hommes ressemblent à des gens qui, en entrant les premiers dans un jardin fruitier, se pressent d’y cueillir tous les fruits à la portée de leurs mains, tout en désirant établir une répartition plus équitable des fruits entre eux et ceux qui les ont suivis, et qui continuent cependant à s’emparer de tous les fruits.
IV.
L’erreur dont nous parlons est si incompréhensible que, j’en suis certain, les générations à venir ne comprendront pas ce que les hommes de notre époque entendaient par « vie morale », lorsqu’ils disaient que le glouton, l’émasculé, le débauché, l’oisif de nos classes riches avaient une vie morale.
En effet, il suffirait d’abandonner la manière ordinaire d’envisager la vie des classes riches, de la regarder — je ne dis pas en se plaçant au point de vue chrétien — mais païen, au point de vue de la justice la plus élémentaire, pour se convaincre que, devant cette violation des lois les plus simples, les plus primitives de la justice, lois que les enfants mêmes n’oseraient violer dans leurs jeux, et au milieu desquelles nous, les hommes de la classe opulente, nous vivons, il ne peut être question d’une existence morale quelconque. Que de fois nous nous servons, pour justifier notre mauvaise conduite, de l’affirmation qu’un acte qui irait à l’encontre de la vie ordinaire ne serait pas naturel, n’indiquerait que le désir de poser, et, par suite, serait une mauvaise action ! Cette argumentation semble être inventée pour que les hommes n’abandonnent jamais leur mauvaise conduite. Si notre vie était toujours juste, toute action conforme à cette vie serait forcément juste ; et si notre vie n’est qu’à moitié bonne, il y a autant de chances pour que toute action qui n’est pas conforme à l’avis général soit bonne ou mauvaise ; si enfin notre vie est mauvaise, comme celle des classes dirigeantes, il est impossible de faire une seule bonne action sans compromettre le train régulier de notre vie.
La moralité de la vie, d’après la doctrine païenne et, plus encore, d’après la doctrine chrétienne, ne peut être définie que par le rapport, dans le sens mathématique, de l’amour pour soi à l’amour pour le prochain. Moins on a d’amour pour soi-même, moins on exige de soins et de peines de la part des autres, et plus on a d’amour pour le prochain, de souci du bien d’autrui ; plus on travaille pour lui, plus la vie est morale.
Ainsi entendaient et entendent la bonne vie, tous les sages de l’humanité et tous les véritables chrétiens ; elle est comprise de même par tous les gens simples. Plus l’homme donne aux autres et exige moins pour lui, plus il est près de la perfection. Moins il donne aux autres et plus il exige pour lui, plus il s’éloigne de la perfection.
Si vous déplacez le centre de gravité d’un levier, en le rapprochant du bras le plus court, par ce fait, non seulement le bras long le deviendra encore davantage, mais le bras court deviendra encore plus court. De même si l’homme, ayant une certaine faculté d’aimer, a augmenté l’amour de lui-même et des soins égoïstes, il a par suite diminué la possibilité de l’amour et des soins à donner aux autres, non seulement de la quantité d’amour qu’il a accumulée sur lui, mais dans des proportions bien plus grandes. Au lieu de donner à manger aux autres, l’homme a mangé lui-même ce surplus, et par cela, non seulement il a diminué la possibilité de donner ce surplus, mais encore, s’étant gavé, il s’est mis dans l’impossibilité de penser aux autres.
Pour être capable d’aimer les autres, il faut ne pas s’aimer exclusivement. D’ordinaire, cela se passe ainsi. Nous pensons et nous nous persuadons que nous aimons les autres ; mais ce n’est qu’en paroles, non en fait. Nous oublierons de donner à manger aux autres, de les coucher : pour nous, jamais. Et voilà pourquoi, pour réellement aimer les autres, il faut apprendre à ne pas s’aimer en fait, apprendre à oublier de manger et de dormir, de même que nous le faisons à l’égard des autres.
Nous disons : « Un homme bon », et : « Il mène une conduite morale » d’un homme efféminé, habitué au luxe. Un pareil être peut avoir les meilleurs traits de caractère, mais ne peut pas avoir une conduite morale ; de même qu’un couteau du meilleur travail et du meilleur acier ne peut pas couper s’il n’est aiguisé. Être bon et avoir de bonnes mœurs veut dire : donner aux autres plus qu’on n’en reçoit. L’homme habitué au luxe ne peut pas le faire, d’abord à cause de ses besoins nombreux qu’une longue habitude a consacrés, et ensuite parce qu’en consommant tout ce qu’il reçoit des autres, il s’affaiblit et se rend impropre à tout travail.
L’être humain (homme ou femme) couche sur un lit avec un sommier, deux matelas, deux draps bien blancs, des taies d’oreiller, des oreillers en duvet ; près du lit, il y a une carpette pour protéger ses pieds contre le froid ; bien qu’il ait des pantoufles ; près de lui encore, les accessoires nécessaires pour qu’il n’ait pas besoin d’aller loin ; il peut satisfaire, sans se déranger, tous ses besoins : ce n’est rien, on l’emportera … Les fenêtres sont protégées par des rideaux pour que la lumière ne l’empêche pas de dormir, et il dort jusqu’à satiété. Toutes les mesures sont prises pour que l’hiver il ait chaud, l’été, frais ; pour qu’il ne soit pas troublé par le bruit, les mouches et autres insectes ; il dort, et à son réveil il trouvera de l’eau chaude et froide pour les besoins de sa toilette ; parfois pour le bain, parfois pour se raser. On prépare le thé ou le café, boissons excitantes qu’on boit aussitôt levé ; les bottes, les bottines, les caoutchoucs (plusieurs paires) qu’il a salis la veille sont déjà nettoyés et luisent comme du verre, sans qu’on y trouve un grain de poussière. On nettoie aussi les vêtements portés la veille et qui sont propres, non seulement à l’hiver et à l’été, mais encore au printemps, à l’automne, aux temps pluvieux, chauds, humides, etc. — On prépare du linge fraîchement lavé, empesé, repassé avec des petits boutons, des boutonnières qui sont passées en revue par des gens préposés spécialement à ce soin. Si l’homme est actif, il se lève de bonne heure, c’est-à-dire à sept heures du matin, mais tout de même deux ou trois heures après ceux qui ont dû préparer tout cela pour lui. En outre des préparatifs des vêtements pour la journée et des couvertures pour la nuit, il y a encore le vêtement et les chaussures de petit lever : robe de chambre, pantoufles, et enfin on va se débarbouiller, se nettoyer, se peigner et, à cet effet, on emploie plusieurs sortes de brosses, de savons et une grande quantité d’eau (beaucoup d’Anglais et les femmes surtout sont fiers, je ne sais pourquoi, d’employer beaucoup de savon et d’user beaucoup d’eau). Ensuite, l’homme s’habille, se peigne devant une glace spéciale, en outre de celles qui sont suspendues dans presque toutes les chambres.
Il prend les choses qui lui sont nécessaires : des lunettes, un lorgnon, et met tout cela dans sa poche : un mouchoir propre pour se moucher, une montre avec la chaine, quoique partout où il se trouvera il y ait une pendule ; il se munit d’argent de tout genre : menue monnaie (souvent dans un petit appareil spécial qui dispense de la peine de chercher ce qu’il faut), et de billets de banque, des cartes sur lesquelles est imprimé son nom, ce qui dispense de la peine de l’écrire, un carnet, un crayon, etc.
Pour la femme, la toilette est encore plus compliquée : le corset, la coiffure, des bijoux, des petits rubans, des petits cordons, des épingles à cheveux et ordinaires, des broches, etc.
Mais voilà que tout est fini, et la journée commence d’ordinaire par le manger : on prend le café, ou le thé avec une grande quantité de sucre, on mange des petits pains, du pain de première qualité, avec du beurre et parfois du jambon. Les hommes, pour la plupart, fument des cigarettes ou des cigares, puis lisent leur journal tout frais apporté ; puis après avoir sali la chambre, on laisse aux autres le soin de la nettoyer ; on s’en va au bureau ou à ses affaires, on se promène en voiture ; puis on déjeune généralement d’animaux tués, d’oiseaux, de poissons ; puis le dîner, aussi substantiel : deux ou trois plats pour les plus réservés, les desserts, le café ; enfin les cartes, la musique, le théâtre, la lecture ou la conversation dans de moelleux fauteuils, à la lumière vive ou atténuée de la bougie, du gaz ou de l’électricité ; encore le thé, encore le manger, le souper, et de nouveau au lit, préparé, bassiné, avec du linge propre, le vase de nuit nettoyé. Telle est la journée de l’homme d’une vie rangée, dont on dit, s’il est d’un caractère doux : il n’a pas des habitudes désagréables ; c’est un homme qui est de bonnes mœurs.
Mais la vie morale est celle de l’homme qui fait du bien à son prochain : et comment un homme habitué à une pareille existence peut-il faire du bien ? Avant de faire le bien, il doit cesser de faire le mal, et cependant comptez tout le mal qu’il fait aux hommes, parfois sans s’en apercevoir, et vous venez qu’il est encore loin de toucher au but.
Il serait plus sain pour lui, physiquement et moralement, d’être couché par terre sur un manteau, à l’exemple de Marc-Aurèle. Que de travail et de peine il éviterait ainsi à tous ceux qui l’entourent ! Il pourrait se coucher plus tôt et se lever plus tôt ; par ce moyen, on n’aurait plus à s’occuper ni de l’éclairage pour le soir, ni des rideaux pour le matin. Il pourrait ’dormir dans la même chemise qu’il avait le jour, marcher pieds nus sur le parquet et dans la cour, se débarbouiller avec l’eau du puits, vivre, en un mot, comme vivent tous ceux qui font tout cela pour lui. Il sait cependant quelles peines occasionnent tous ces travaux. Et, alors, comment un homme pareil pourrait-il faire du bien sans abandonner sa vie de luxe ?
Je ne puis pas me dispenser de répéter toujours la même chose, malgré le silence froid et hostile que rencontrent ces paroles.
Un homme moral qui jouit de toutes les commodités, du confort, ou même l’homme de la classe moyenne - je ne parle pas de ceux du grand monde qui dépensent pour leurs caprices des centaines de journées de travail pal’ vingt-quatre heures - ne peut pas vine tranquille sachant que tout ce dont il jouit est le fruit du travail des générations ouvrières, écrasées sous le poids de l’existence sans éclaircie, mourant ignorants, ivrognes, débauchés, à demi sauvages, dans les mines, dans les fabriques, les usines, à la charme, en produisant les objets qui servent à l’homme de condition supérieure. Moi, qui écris cela, et vous, qui me lirez, qui que vous soyez, vous, comme’ moi, nous avons une nourriture suffisante, souvent abondante, riche, l’air pur, les vêtements d’hiver et d’été, toute sorte de distractions, et surtout le loisir le jour et le repos, complet la nuit ; et à côté de nous vit le peuple travailleur qui n’a ni nourriture, ni logement sain, ni vêtements suffisants, ni distractions ; et surtout, non seulement aucun loisir, mais souvent encore aucun repos : des vieillards, des enfants, des femmes exténués par le travail, par des nuits passées sans sommeil, par les maladies, sont pendant leur vie tout entière à travailler pour nous, à produire ce même objet de confort, de luxe, qu’ils ne possèdent pas, eux, et qui ne sont pour nous qu’un superflu et non une nécessité.
C’est pourquoi un homme de bien, je ne dis pas un chrétien, mais un ami de l’humanité ou même simplement de la justice, ne peut pas ne pas désirer changer sa vie et cesser de se servir des objets de luxe produits par des ouvriers dans de telles conditions.
Si l’homme a réellement pitié de ceux de ses semblables qui produisent le tabac, la première chose pour lui sera de cesser de fumer, car en persistant il encourage la production du tabac et compromet sa santé.
On peut en dire autant de tous les objets de luxe. Si l’homme ne peut pas se passer de pain, malgré le pénible travail que cela lui coûte, c’est parce que, tant que les conditions de travail n’auront pas changé, il ne peut pas le conquérir sans grand’peine. Mais quand il s’agit de choses inutiles et superflues, on ne peut faire autrement, si on a pitié du prochain qui produit ces objets, que de s’en déshabituer.
Mais les hommes de notre temps ne pensent pas ainsi ; ils trouvent toute sorte d’arguments, sauf celui qui se présente tout naturellement à tout homme simple. D’après eux, il est absolument inutile de se refuser le luxe ; on peut très bien compatir à l’état des ouvriers, prononcer des discours, écrire des ouvrages en leur faveur, et en même temps continuer à profiter du travail que nous considérons comme nuisible pour eux.
Il y a des gens qui disent qu’on peut se servir du travail meurtrier des ouvriers, parce que, s’ils n’en profitent pas, d’autres en profiteront. Cela rappelle cet argument qu’il faut boire le vin même nuisible, justement parce qu’il est nuisible, et que, si on ne le boit pas, d’autres le boiront.
D’autres disent que la jouissance du luxe produit par les ouvriers est même très utile pour ceux-ci, parce que nous leur donnons ainsi de l’argent, c’est-à-dire la possibilité d’exister ; comme si on ne pouvait pas leur procurer cette possibilité par rien autre que par la production des objets nuisibles pour eux et inutiles pour nous.
Enfin, d’après un troisième avis, le plus répandu, toute œuvre dont l’homme s’occupe : fonctionnaire, prêtre, cultivateur, fabricant, commerçant, est, en vertu de la division du travail, si utile, qu’elle rachète toutes les peines des ouvriers dont profitent ces soi-disant économistes.
L’un est au service de l’État, l’autre de l’Église, le troisième de la science, le quatrième de l’art, le cinquième à celui qui sert l’État, l’Église et l’art, et tous sont fermement convaincus que ce qu’ils donnent aux hommes rachète complètement ce qu’ils leur prennent.
Et cependant, si on écoute l’opinion de ces gens sur leurs vertus réciproques, on voit que chacun d’eux est loin de valoir ce qu’il consomme. Les fonctionnaires disent que les peines des propriétaires ne sont nullement en rapport avec ce qu’ils dépensent ; les propriétaires disent la même chose du négociant ; le négociant du fonctionnaire, etc. ; mais cela ne les déconcerte pas, et ils continuent à persuader aux autres que chacun d’eux profite du travail d’autrui juste autant qu’ils donnent eux-mêmes. Il s’ensuit que ce n’est pas d’après le travail qu’on détermine les salaires, mais d’après les salaires qu’on mesure le soi-disant travail. Voilà ce qu’ils prétendent, mais au fond ils savent très bien que ces justifications ne sont nullement probantes, qu’ils ne sont nullement utiles aux ouvriers et qu’ils se servent du travail de ces derniers, non pas d’après le principe de la division du travail, mais simplement parce qu’ils ne peuvent pas agir autrement, et sont en même temps si pervertis qu’ils ne peuvent pas s’en passer.
Tout cela provient de ce que les hommes croient qu’on peut mener une existence morale sans avoir acquis progressivement les facultés. nécessaires à cette existence.
Cette première faculté est l’abstinence.
V.
Sans l’abstinence, il n’est pas de vie morale possible. Pour atteindre cette vie, on doit posséder cette vertu.
Si, dans la doctrine chrétienne, l’abstinence est comprise dans la notion de l’abnégation, néanmoins la progression reste la même, et aucune vertu chrétienne n’est possible sans l’abstinence.
Mais cette vertu elle-même n’est jamais atteinte du premier coup ; il faut une progression.
L’abstinence est l’affranchissement de l’homme de la lubricité et sa soumission à la sagesse ; mais l’homme a de nombreuses passions, et pour qu’il lutte contre elles avec avantage, il doit commencer par les fondamentales, celles qui en engendrent d’autres plus compliquées, et non pas commencer par ces dernières, qui ne sont que la conséquence des premières.
Il y a des passions compliquées, comme celles des falbalas, du jeu, des plaisirs, du bavardage, de la curiosité, et il y en a d’autres fondamentales : la gloutonnerie, l’oisiveté, la luxure.
Dans la lutte contre les passions, il ne faut pas commencer par la fin, c’est-à-dire par la lutte contre les passions compliquées ; il faut commencer par celles qui sont la source des autres, et encore dans une gradation définie par la nature même de ces passions et par la tradition de la sagesse.
L’homme gourmand est incapable de lutter contre la paresse, et celui qui est oisif et gourmand à la fois n’aura jamais la force de lutter contre la passion de la femme. C’est pourquoi, d’après toutes les doctrines, la tendance vers l’abstinence commence par la lutte contre la passion de gourmandise, commence par le jeûne.
Dans notre société, la première vertu, l’abstinence, est absolument oubliée, de même qu’est méconnue la progression nécessaire pour acquérir cette vertu ; le jeûne est absolument abandonné ; on le considère comme une superstition stupide, absolument inutile.
Et cependant, de même que la première condition d’une vie morale est l’abstinence, la première condition de l’abstinence est le jeûne.
On peut désirer être bon, rêver de faire le bien sans jeûner ; mais, en réalité, c’est aussi impossible que de marcher sans être debout.
La gourmandise, au contraire, est le premier indice d’une vie débauchée et, malheureusement, cet indice est spécial, au plus haut degré, à la majorité des hommes de notre temps.
Regardez les visages et la constitution des hommes de notre société et de notre époque : tous ces visages, avec des mentons et des joues pendants, les membres trop gras et l’abdomen proéminent, vous parlent éloquemment d’une vie pleine de débauche. Et comment pourraient-ils être autrement ? Demandez-vous quel est le mobile principal de leur vie ? Et si étrange que cela puisse nous paraître à nous qui sommes habitués à cacher nos véritables intérêts, et qui, si volontiers, employons l’artifice, le principal mobile de la majorité des hommes de notre société et de notre époque est la satisfaction du palais, la satisfaction de manger, la voracité. En commençant par les plus pauvres jusqu’aux. plus riches, la voracité, je pense, est le but principal, le plaisir primordial de notre vie. Le peuple travailleur ne constitue l’exception que dans la mesure ou le besoin l’empêche de s’adonner à cette passion. Aussitôt qu’il a le temps et les moyens, à l’exemple des hautes classes, il se procure les mets les plus agréables, et il mange et boit autant qu’il peut.
Plus il peut manger, plus il se croit non seulement heureux, mais fort, mais bien portant. Et les hautes classes le confirment dans cette conviction, puisqu’elles envisagent ainsi la nourriture.
Voyez la vie de ces riches ; écoutez leurs conversations. Quels sujets élevés les intéressent ! Et la philosophie, et la science, et l’art et la poésie, et la question de la distribution de la richesse, et le bien-être du peuple, et l’éducation de la jeunesse. Mais, en réalité, tout cela n’est que mensonge pour la majorité. Cela les occupe en passant, entre leurs véritables occupations et les repas, quand l’estomac est encore plein et qu’on ne peut pas manger encore. L’unique, le véritable intérêt et des hommes et des femmes, c’est le manger, surtout après la première jeunesse. Comment manger ? Que manger ? Quand ? Où ?
Pas une solennité, pas une joie, pas une inauguration ne se passe sans banquet.
Voyez les voyageurs. On remarque cela encore mieux chez eux. « Les musées, les bibliothèques, le parlement, comme c’est intéressant ! Et où mangerons-nous ? Où mange-t-on le mieux ? » Et regardez les hommes quand ils se réunissent pour un dîner, parés, parfumés autour d’une table ornée de fleurs ; avec quelle joie ils se frottent les mains et soudent !
Si on regardait au fond de l’âme pour savoir ce que désire la majorité des hommes, on verrait que c’est l’appétit. En quoi consiste la punition la plus cruelle dès l’enfance ? Être condamné au pain et à l’Eau ! Quel est le domestique le mieux rétribué ? — le cuisinier !
Quel est le principal souci de la maîtresse de la maison ? Sur quel sujet roule, dans la plupart des cas, la conversation entre ménagères de la classe moyenne ? Et si la conversation du grand monde ne roule pas sur ce sujet, ce n’est pas parce qu’ils sont plus instruits ou occupés d’intérêts plus élevés, mais simplement parce qu’ils ont un intendant dont c’est l’occupation exclusive. Mais essayez de les priver de cette commodité et vous verrez à quoi vont leurs soucis. Tout converge vers la question : nourriture ; sur le prix de la bécasse, sur le meilleur moyen de faire le café, des gâteaux sucrés, etc. Quelle que soit l’occasion pour laquelle les hommes se réunissent : soit le baptême, le mariage, l’enterrement, la consécration d’une église, la conduite faite au voyageur, la rencontre, la présentation du drapeau, la fête anniversaire, comme la mort ou la naissance d’un grand savant, d’un penseur, d’un moraliste, on dirait que les intérêts les plus élevés leur tiennent au cœur alors que tout, au contraire, n’est qu’un prétexte ; tout le monde sait qu’on mangera bien, qu’on boira, et que c’est cela qui les a réunis.
Déjà plusieurs jours avant cette fête on tue, on égorge des animaux, on apporte des paniers. de comestibles, et les cuisiniers, les aides de cuisine, les marmitons, les garçons de cuisine, vêtus tout de blanc, Il travaillent », Des chefs qui reçoivent 500 roubles par mois et, plus encore, donnent des ordres ; les cuisiniers hachent, pétrissent, lavent, disposent, ornent. Les maîtres d’hôtel, solennels, calculent et examinent tout en véritables artistes. Le jardinier dispose ses fleurs ; les laveuses de vaisselle … toute une armée de gens travaille ; on dépense le produit de milliers de journées de labeur, et tout cela pour célébrer la mémoire d’un grand homme ou d’un ami défunt ou fêter l’union de deux. jeunes gens.
Dans les classes moyennes ou inférieures, c’est la même chose. La gourmandise se substitue tellement au véritable objet de la réunion qu’en grec et en français, c’est le même mot « noce » qui sert à désigner et le mariage et la fête. Mais au moins, dans le monde ouvrier, on ne cherche pas à dissimuler ce sentiment. Chez les riches, au contraire, on affecte de ne considérer ces agapes que comme une satisfaction donnée à l’usage et aux convenances. Manger est pour eux une corvée ; mais qu’on essaye de leur donner au lieu de plats recherchés quelque chose de plus simple, du bouilli, par exemple, vous verrez quelle tempête cela provoquera ; c’est qu’en réalité ce qui prime tout chez eux, c’est la gloutonnerie.
La satisfaction du besoin a des limites, mais le plaisir n’en a pas. Pour satisfaire son estomac, il suffit de manger le pain, le gruau ou le riz ; tandis que, pour le plaisir, il n’y a pas de limites aux sauces et autres ingrédients.
Le pain est une nourriture nécessaire et suffisante ; et la preuve, c’est que des millions d’hommes forts, légers, bien portants, travaillant beaucoup, ne vivent que de pain. Il vaut mieux manger le pain avec un autre aliment. Il vaut encore mieux tremper le pain dans un bouillon de viande ; il vaut encore mieux mettre dans ce bouillon des légumes de diverses sortes ; il est bon aussi de manger la viande et, la viande, non pas en bouilli, mais cuite à point avec du beurre et de la moutarde, et arroser tout cela de vin rouge. On n’a plus faim ; mais on peut encore manger du poisson avec de la sauce, et arroser cela de vin blanc. Il semble qu’on ne peut plus manger ni du gras ni des choses préparées, mais on peut manger des desserts : l’été, la glace ; l’hiver, la compote, la confiture, etc. Voilà un dîner modeste. Le plaisir de ce dîner peut être encore augmenté beaucoup, et on ne s’en prive pas : des hors-d’œuvre qui excitent l’appétit, des entremets, toute sorte de combinaisons de mets agréables et, pour le plaisir des yeux et des oreilles, des fleurs, des ornements, de la musique.
Et, chose singulière, les hommes qui dînent ainsi tous les jours, devant le dîner desquels le festin de Balthazar, qui a provoqué une menace divine, n’est rien, sont naïvement persuadés qu’ils peuvent, malgré cela, mener une vie morale.
VI.
Le jeûne est la condition nécessaire d’une vie morale ; mais dans le jeûne, comme dans l’abstinence, on se demande par quoi commencer. Comment jeuner ? Que faut-il manger ? Quel intervalle mettre entre les repas ? Et de même qu’on ne peut pas sérieusement s’occuper d’un travail sans méthode, de même on ne peut pas jeûner sans savoir par où commencer l’abstinence. Cette pensée de jeûner avec méthode semble ridicule, stupide à la majorité.
Je me souviens avec quelle fierté me disait un évangéliste, opposé à l’ascétisme monastique : « Notre christianisme n’est pas dans le jeûne et les privations, mais dans le bifteck ; généralement le christianisme et la vertu vont avec le bifteck. »
Pendant les ténèbres prolongées, en l’absence de tout guide païen ou chrétien, il a pénétré dans notre vie tant de notions sauvages, immorales, surtout dans le domaine inférieur du premier pas vers la vie morale — dans la question de nourriture qui n’a attiré l’attention de personne — qu’il nous est même difficile de comprendre l’insolence et la folie de l’affirmation, à notre époque, du bon accord du christianisme et de la vertu avec le bifteck.
Nous n’avons pas l’horreur de cette affirmation, parce que nous regardons sans voir, nous écoutons sans entendre. Il n ’y a pas d’odeurs, aussi infectes qu’elles soient, auxquelles l’homme ne se soit habitué. Il n’y a pas de bruit auquel son ouïe ne se soit faite, de vilénies qu’il n’ait appris à regarder avec indifférence. De sorte qu’il ne remarque plus ce qui frappe un homme non habitué encore à toutes ces choses. Il en est de même dans le domaine moral.
J’ai visité dernièrement, dans notre ville de Toula, les abattoirs. Ils sont construits d’après un modèle nouveau, perfectionné comme dans toutes les grandes villes, de façon à ce que les animaux abattus souffrent le moins possible.
Il y a longtemps déjà, en lisant l’excellent livre Ethies or Diet, j’éprouvais le désir de visiter les abattoirs pour m’assurer de visu de l’essence même de la question dont on parle quand il s’agit du végétarisme ; mais j’éprouvais toujours une gêne pareille à celle que l’on éprouve lorsqu’on sait voir une souffrance qui se produira certainement, mais qu’il est impossible d’empêcher ; et je remettais ma visite à plus tard.
Mais, tout récemment, je rencontrai sur la route un boucher, qui se rendait à Toula. C’était encore un ouvrier peu habile, et sa fonction consistait à donner le coup de poignard. Je lui demandai s’il n’avait pas pitié de la bête qu’il allait frapper.
— Pourquoi avoir pitié ; il le faut bien, me répondit-il.
Mais, lorsque je lui dis qu’il n’est nullement nécessaire de manger de la viande, que ce n’est qu’une nourriture de luxe, il convint qu’en effet c’était regrettable.
— Mais que faire ? il faut bien gagner sa vie. Avant je craignais de tuer ; mon père, lui, n’a pas égorgé une poule de sa vie.
En effet, la majorité des Russes répugnent à tuer, ils ont pitié, et expriment ce sentiment par le mot « craindre ». Il craignait, lui aussi ; mais il a cessé ; il m’expliqua que la plus grande besogne tombe le vendredi et se continue jusqu’au soir.
J’ai eu récemment une conversation avec un soldlat boucher, et lui aussi fut étonné de ma remarque que c’est pitié de tuer. Lui aussi répondit que c’est une habitude nécessaire ; mais finalement il en convint, en ajoutant :
— Surtout lorsque la bête est résignée, apprivoisée, comme elle marche, la pauvre, toute de confiance ; c’est grand’pitié !
C’est horrible ! Horribles sont, non pas les souffrances et la mort des animaux, mais le fait que l’homme, sans aucune nécessité, fait taire en lui son sentiment élevé de sympathie et de compassion à l’égard d’êtres vivants comme lui et devient cruel en se faisant violence. Et combien est profonde dans le cœur de l’homme la défense de tuer l’être vivant !
Un jour que nous revenions de Moscou, des charretiers, qui allaient dans la forêt à la recherche des bois, nous prirent sur la route. C’était le Jeudi-Saint : j’étais assis sur le devant de la charrette à côté du charretier, fort, sanguin, grossier ; évidemment, un paysan porté à l’ivrognerie. En entrant dans un village, nous aperçûmes un cochon, un engraissé, tout rose, qu’on sortait d’une maison pour l’abattre : il criait d’une voix désespérée qui ressemblait à un cri humain ; juste au moment où nous passions devant, on commençait à le saigner. Un homme lui passa le couteau sur la gorge : le cri du cochon devint plus fort et plus aigu ; l’animal s’échappa tout ruisselant de sang. Je suis myope et je n’ai pas vu tout le détail : j’aperçus seulement un corps rose comme celui d’un homme, et j’entendis les cris désespérés. Le charretier, lui, voyait tout et regardait sans détourner ses regards. Le cochon fut rattrapé, renversé et achevé. Quand ses cris eurent cessé, le charretier poussa un profond soupir :
— Il n’y a donc pas de bon Dieu ? dit-il. Ce cri montre bien le dégoût profond qu’inspire à l’homme la tuerie. Mais l’exemple, l’encouragement de la voracité chez l’homme, l’affirmation que cela est admis par Dieu et surtout l’habitude conduisent les hommes à la perte complète de ce sentiment naturel.
C’était un vendredi. Je me rendis à Toula et, ayant rencontré un homme bon et sensible de mes amis, je le priai de m’accompagner.
— Oui, j’ai entendu dire que c’est très bien organisé, et j’aurais voulu voir, mais si on abat en ce moment, je n’irai pas.
— Et pourquoi ? c’est précisément cela que je veux voir ; si on mange de la viande, il faut voir aussi comment on l’abat.
— Non, non, je ne puis pas.
Et il est à remarquer que cet homme est chasseur et qu’il tue lui-même.
Nous arrivons. À l’entrée, on sentait déjà une odeur pénible, répugnante de putréfaction, comme celle de la colle forte d’ébéniste.
Plus nous avançons, plus cette odeur devient forte. Le bâtiment est en briques rouges, très grand, avec des voûtes et de hautes cheminées. Nous entrons par la porte cochère. A droite, une grande cour entourée d’une haie, environ un quart d’hectare ; c’est la place où deux jours par semaine on entasse le bétail vendu. À l’extrémité de cette cour se trouve la cabane du concierge. A gauche se trouvent deux hangars avec portes à ogives ; le parquet est en asphalte formant dos d’âne, et des appareils spéciaux sont installés pour suspendre l’animal tué.
Auprès de la cabane à droite étaient assis sur un banc six bouchers en tabliers maculés de sang, les manches également sanguinolentes retroussées sur leurs bras musclés. Leur travail est terminé depuis une demi-heure, de sorte que nous n’avons pu voir ce jour-là que le hangar vide. Malgré les portes ouvertes des deux côtés, on était pris à la gorge par une odeur fade de sang chaud ; le parquet était tout brun, luisant, et dans les caniveaux du parquet, du sang caillé restait.
Un des bouchers nous expliqua comment on abat et nous montra l’endroit où cette opération avait eu lieu. Je ne l’ai pas bien compris et je me suis fait une idée fausse, mais terrible de l’abattage ; je pensais, comme cela arrive souvent, que la réalité produirait sur moi une moins grande impression que celle de mon imagination, mais c’était une erreur.
La fois suivante, je suis arrivé aux abattoirs à temps ; c’était le vendredi avant la Pentecôte, par une chaude journée de juin ; l’odeur de colle forte, de sang, était encore plus accentuée qu’à ma première visite, le travail battait son plein ; le petit parc poudreux était rempli de bestiaux, et d’autres animaux se trouvaient également dans les hangars voisins de la salle d’abattage.
Dans la rue stationnaient des charrettes auxquelles des bœufs, des veaux, des vaches étaient attachés.
Des voitures attelées de bons chevaux, dans lesquelles étaient empilés des veaux vivants, la tête renversée, s’approchaient et étaient déchargées. D’autres voitures avec des bœufs abattus, les jambes faisant saillie et suivant le cahot de la voiture, avec leurs têtes inertes, les poumons rouges et le foie brun, sortaient de l’abattoir. Contre la haie se trouvaient les chevaux de selle appartenant aux marchands de bestiaux. Ces marchands, dans leurs redingotes longues, le fouet à la main, allaient et venaient dans la cour ou bien marquaient au goudron les bêtes qui leur appartenaient ; ils débattaient les prix et surveillaient le transport des bestiaux du parc dans le hangar et du hangar dans la salle d’abattage.
Tout ce monde était visiblement absorbé par les questions d’argent, et la pensée de savoir s’il est bon ou mauvais de tuer ces animaux était aussi loin d’eux que celle de la composition chimique du sang qui coulait sur le sol.
On n’apercevait aucun boucher dans la cour ; ils étaient tous au travail. Ce jour-là cent bœufs environ furent abattus.
J’entrai dans la salle d’abattage et je m’arrêtai près de la porte ; je m’y arrêtai d’abord, parce qu’a l’intérieur on était très à l’étroit à cause des animaux qu’on déplaçait et aussi parce que le sang gouttait d’en haut, éclaboussant tous les bouchers qui s’y trouvaient. Si j’étais entré, j’en eusse été couvert aussi.
Il y avait une bête qu’on décrochait, une autre qu’on glissait sur le rail, le troisième, un bœuf abattu, était couché les jambes blanches en l’air, et le boucher enlevait sa peau. Par la porte opposée à celle où je me trouvais, on faisait passer en même temps un grand bœuf rouge et gras ; deux hommes le traînaient. Il avait à peine franchi la porte qu’un des bouchers, armé d’une hache à long manche, le frappa au-dessus du cou. Comme si ses quatre pieds eussent été coupés en même temps, le bœuf tomba lourdement sur le ventre, puis, tout de suite, se retourna sur le côté et se mit à remuer convulsivement les jambes et les reins. Alors, un boucher se précipita sur lui, en se garant des jambes, le saisit par les cornes, et abaissa de force sa tête vers le sol, pendant qu’un autre boucher lui coupait la gorge ; et, de la blessure béante, le sang, d’un rouge noir, jaillissait en fontaine, recueilli dans un bassin de métal par un enfant tout éclaboussé de sang. Pendant tout ce temps, le bœuf n’avait pas cessé de tourner et de secouer sa tête, et d’agiter convulsivement ses jambes en l’air. Cependant le bassin s’emplissait rapidement, mais le bœuf était encore vivant, il continuait de battre l’air avec ses pieds, si bien que les bouchers avaient soin de se tenir à l’écart. Aussitôt que le bassin de métal fut rempli, le jeune garçon le mit sur sa tête et l’emporta à la fabrique d’albumine, pendant qu’un autre enfant apportait un autre bassin qui commença de s’emplir à son tour ; mais le bœuf continuait à ruer désespérément. Dès que le sang cessa de couler, le boucher souleva la tête du bœuf et se mit à le dépouiller de sa peau ; l’animal se débattait toujours. La tête était mise à nu, devenue rouge avec des veines blanches et prenait la position que lui donnaient les bouchers. La peau pendait des deux côtés, le bœuf ne cessait de se débattre. Un autre boucher saisit alors le bœuf par la jambe, la cassa et la lui trancha : sur le ventre et sur les autres jambes couraient encore des convulsions ; puis on lui coupa les membres restants et on les jeta dans le tas où étaient les jambes des autres bœufs du même propriétaire. Puis on traîna l’animal abattu vers la poulie et on le pendit. Alors seulement la bête ne donna plus signe de vie.
C’est ainsi que je regardai de la porte et que je vis abattre un deuxième, un troisième et un quatrième bœuf.. Pour tous on procéda de même ; de même la tête ôtée avec la langue pincée par les dents et le derrière tressaillant ; la différence ne consistait qu’en ce que l’abatteur ne frappait pas juste de la première fois à l’endroit qui faisait tomber l’animal ; il arrivait que le boucher manquait le coup : le bœuf se cabrait, mugissait et.. inondé de sang, cherchait à s’arracher des mains du boucher. Alors on l’entraînait sous la poutre d’équarrissage, on frappait une seconde fois et il tombait.
Je fis le tour et je m’approchai de la porte opposée. par laquelle entraient les animaux ; ici je vis répéter la même chose, seulement de plus près et par suite plus nettement. J’y ai vu surtout ce que je n’ai pas pu voir de l’autre porte : le moyen par lequel on forçait les animaux à rentrer. Chaque fois qu’on prenait un bœuf dans le hangar et qu’on le traînait à l’aide d’une corde attachée aux cornes, le bœuf, sentant le sang, s’arcboutait parfois, mugissait et reculait ; deux hommes n’auraient pas pu le traîner par la force ; c’est pourquoi, chaque fois, l’un des bouchers s’approchait, prenait le bœuf par la queue et la tournait en lui cassant le cartilage ; l’animal avançait.
Lorsqu’on eut fini l’abattage des bœufs d’un propriétaire, on recommença la même opération pour un autre.
Le premier animal de cette nouvelle bande était un taureau, beau, robuste, noir avec des taches blanches et les jambes complètement blanches, un animal jeune, musclé, énergique. On tira la corde, il baissa la tête et s’arrêta avec décision ; mais le boucher qui marchait derrière, comme un mécanicien qui se saisit du manche du soumet, saisit la queue, la tourna, le cartilage craqua et le taureau se jeta en avant, jetant par terre les gens qui le tenaient par la corde, et s’arrêta de nouveau regardant de côté de son œil noir plein de feu ; mais de nouveau la queue craqua ; le taureau se jeta en avant et se trouva, cette fois là où il fallait ; l’abatteur s’approcha, ajusta et frappa ; le coup mal porté, le taureau bondit, agita fortement la tête, mugit, et tout en sang s’arracha et se jeta en arrière. Tous ceux qui se trouvaient à la porte s’écartèrent vivement ; mai, les bouchers habitués, avec leur bravoure acquise par le danger, saisirent vivement la corde, puis firent de nouveau marcher la queue, et de nouveau le taureau se trouva dans la salle où on le traîna la tête sous la poutre d’équarrissage ; IL ne lui fut plus possible de s’échapper. L’abatteur ajusta rapidement l’endroit où les poils se séparent en rayons d’étoile et, malgré le sang, le trouva, frappa, et la jolie bête pleine de vie s’abattit en se débattant de la tête, des jambes pendant qu’on le saignait et qu’on lui enlevait la peau.
— Ah ! le diable pour tomber ; il n’est même pas tombé où il fallait, — grognait le boucher en coupant la peau de la tête.
Cinq minutes après, la tête noire était rouge, sans peau, les yeux vitreux, ces mêmes yeux qui brillaient d’une si belle couleur il y avait cinq minutes à peine.
Puis je me rendis à l’endroit où on abat le petit bétail ; c’était une très grande pièce avec le sol en asphalte et des tables avec dossiers sur lesquelles on égorge les moutons et les veaux. Le travail était achevé ici dans la longue pièce tout imprégnée d’odeur de sang ; seuls deux bouchers s’y trouvaient. L’un soufflait dans la jambe d’un mouton tué et frottait de sa main le ventre gonflé de l’animal ; l’autre, un jeune gars en tablier maculé de sang, fumait une cigarette. Je fus suivi d’un homme qui paraissait un soldat en retraite et qui apportait un petit mouton d’un jour, noir, avec une marque au cou, les jambes nouées, et le plaça sur une table comme sur un lit. Le soldat qui, visiblement, était familier de l’endroit, souhaita le bonjour et lia conversation au sujet d’un congé à demander au patron. Le jeune garçon à la cigarette s’approcha, le couteau à la main, l’affûta sur le bout de la table et répondit qu’on avait congé les jours de fête. Le mouton vivant restait aussi immobile que le mort gonflé, avec cette différence qu’il agitait vivement sa courte queue et que ses flancs se soulevaient plus rapidement que d’ordinaire. Le soldat, sans effort, appuya la tête du jeune animal contre la table. Le jeune boucher, tout en continuant à parler, prit de sa main gauche la tête du mouton et lui trancha la gorge.
Le mouton s’agita, sa petite queue devint raide et cessa de remuer. Le boucher, pendant que le sang sortait, ralluma de nouveau sa cigarette. Le sang coula et le mouton s’agita de nouveau ; la conversation continuait, sans s’interrompre un instant.
Et les poules, de jeunes poulets qui, par milliers, chaque jour dans les cuisines, les têtes coupées, inondés de sang, sursautent, battent des ailes avec un comique terrible !
Et cependant la dame au cœur sensible mange ce cadavre de volatile avec une complète assurance de son droit en affirmant deux opinions qui se contredisent : la première, qu’elle est si délicate, comme l’assure le docteur, qu’elle ne pourrait pas supporter une nourriture exclusivement Végétale, et qu’il faut à son faible organisme de la viande ; la seconde, qu’elle est si sensible, qu’il lui est impossible non seulement à elle-même de causer des souffrances à des animaux, mais qu’elle ne supporte même pas la vue de ces souffrances.
En réalité ; cette pauvre dame est faible, précisément parce qu’on l’a habituée à se nourrir d’aliments contraires à la nature humaine ; et elle ne peut pas ne pas causer de souffrances aux animaux, par ce simple fait qu’elle les mange.
VII.
On ne peut pas feindre de ne pas le savoir, nous ne sommes pas des autruches ; nous ne pouvons pas croire que si nous ne regardons pas, il n’arrivera pas ce que nous ne voulons pas voir. C’est encore plus impossible que de ne pas vouloir voir ce que nous mangeons.
Et encore, si c’était nécessaire, ou tout au moins utile ; mais non, à rien [1]. Cela ne sert que pour développer des sentiments bestiaux, la lubricité, la luxure, l’ivrognerie.
Cela est confirmé constamment par ce fait que les jeunes gens, bons, purs, surtout les femmes et les jeunes filles, sen lent, sans se rendre compte comment l’un découle de l’autre, que la vertu ne s’accorde pas avec le bifteck, et qu’aussitôt qu’ils veulent devenir bons, ils abandonnent la nourriture animale.
Que veux-je prouver ? Serait-ce ce fait que les hommes, pour devenir bons, doivent cesser de manger de la viande ? Nullement.
Je veux seulement démontrer que, pour arriver à mener une vie morale, il est indispensable d’acquérir progressivement les qualités nécessaires, et que, de toutes les vertus, celle qu’il faudra conquérir avant toute autre, c’est la sobriété, la volonté de maîtriser ses passions : entendant à l’abstinence, l’homme suivra nécessairement un certain ordre défini, et, dans cet ordre, la première vertu sera la sobriété dans la nourriture, le jeûne relatif.
Et s’il cherche sérieusement et sincèrement la voie morale, la première dont l’homme se privera sera la nourriture animale ; car, sans parler de l’incitation aux passions produites par cette nourriture, son usage est tout simplement immoral, car il exige une action contraire au sentiment de moralité — l’assassinat — et il n’est provoqué que par la gourmandise, la voracité.
Et pourquoi la privation de la nourriture animale sera-t-elle la première étape vers la vie morales.
Il y est excellemment répondu dans ce livre [2], et non pas par un seul homme, mais par toute l’humanité en la personne de ses meilleurs représentants, durant toute l’existence, depuis l’âge de raison de l’humanité.
Mais pourquoi, si l’illégitimité, c’est-à-dire l’immoralité d’une nourriture animale, est connue depuis si longtemps de l’homme, n’est-on pas arrivé encore jusqu’ici à la conscience de cette loi ? — demanderont des gens qui jugent plutôt d’après l’opinion courante que d’après leur raison. La réponse en est dans ce fait que le mouvement moraliste, qui constitue la base de tout progrès, s’accomplit toujours lentement, et que l’indice de tout véritable mouvement est dans son caractère de perpétuité et dans sa constante accélération.
Tel est le mouvement végétarien ; ce mouvement est exprimé aussi bien par tous les écrits qui composent ce livre que par l’existence même de l’humanité, laquelle tend de plus en plus, sans qu’elle en ait conscience, à passer de la nourriture animale au régime végétal, et ce mouvement se manifeste avec une force particulière et consciente dans le végétarisme, qui prend de plus en plus d’extension. Chaque année, le nombre de livres et de revues traitant ce sujet s’accroit de plus en plus.
On rencontre de plus en plus souvent des hommes qui renoncent à la nourriture animale, et, chaque année, surtout en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, le nombre des hôtels et auberges végétariens augmente de plus en plus.
Ce mouvement doit particulièrement réjouir les hommes qui cherchent à réaliser le royaume de Dieu sur la terre, non pas parce que le végétarisme par lui-même est un pas important vers ce royaume, mais parce qu’il est l’indice que la tendance vers la perfection morale de l’homme est sérieuse et sincère, car cette tendance implique un ordre invariable qui lui est propre et qui commence par la première étape.
On ne peut que s’en réjouir, et cette joie est comparable à celle que doivent éprouver des hommes qui, voulant atteindre l’étage le plus élevé d’un édifice, auraient songé tout d’abord à escalader le mur, et qui s’apercevraient enfin que le plus simple moyen est encore de commencer par la première marche de l’escalier.
Léon Toltsoï