Les historiens de la médecine enregistreront, sans nul doute, l’épidémie de 1918-1919 comme l’une des plus importantes parmi celles qui, depuis le début des temps, ont ravagé notre globe terrestre.
L’épidémie de 1918-1919 — Née en Russie au cours de l’année 1917, la pandémie grippale ne s’est que lentement étendue aux autres régions de l’Europe. Elle marque son passage en Allemagne, puis s’infiltre dans l’ouest de l’Europe où, dès 1917 on signale une proportion anormale de manifestations catarrhales qui, nous le savons à présent, doivent être rattachées à la grippe. Au printemps de 1918(mai), la grippe se signale en Espagne où elle prend l’aspect d’une grande épidémie, dont l’une des caractéristiques réside dans la proportion importante d’atteintes naso-pharyngées et de manifestations méningées. Ce fait doit être souligné, car peu de temps auparavant, les cliniciens de chez nous, le Dr Netter en particulier, signalaient à Paris, l’apparition d’une affection nouvelle, baptisée encéphalite léthargique qui semble bien à l’heure actuelle, devoir être rattachée à la grippe. Coïncidant d’ailleurs avec l’épidémie de grippe apparue outre-Pyrénées, on notait chez nous, une recrudescence des cas de méningite simple ; de leur côté, les spécialistes étaient appelés à examiner à cette époque, une proportion inusitée de malades atteints d’affections naso-pharyngées et de complications résultant de l’infection des voies aériennes supérieures, bouche et naso-pharynx.
Les bactériologistes qui ont étudié l’épidémie de grippe en Espagne. enregistrent d’ailleurs la fréquence du méningocoque parmi les microbes d’infection secondaire, si nombreux ail cours de la grippe.
Quoi qu’il en soit. la grippe entre chez nous peu près et bientôt tourne court au moins en tant qu’épidémie ; elle avait d’ailleurs été bénigne bien que très répandue. Mais il faut noter cependant que la statistique enregistre, pendant la fin de l’hiver et le début du printemps, une proportion élevée de cas de mort relevant d’affections des voies respiratoires. Le foyer éteint, un autre s’allume, et c’est en Suisse qu’il apparaît, mais sur le territoire de la république helvétique la grippe prend un aspect grave, très grave même, nécessitant l’adoption de mesures générales de protection, et les informations qui nous parvenaient à ce moment des Empires centraux, montraient que dans ces pays, la grippe sévissait selon un mode grave, depuis quelques mois. De divers côtés en France, la grippe d’ailleurs se manifeste à nouveau ; en plein été, elle ravage Brest, et ses environs, notamment les corps de troupe qui y étaient casernés ; enfin il est à noter que dès le début d’août, la statistique, municipale parisienne enregistre une augmentation sensible du nombre de décès causés par les affections pleuro-pulmonaires, augmentation qui s’élève progressivement. Au début de septembre, l’augmentation n’est plus lentement progressive, elle est brusque et l’accroissement extrêmement rapide de la mortalité, accroissement en progression géométrique, s’explique dans les statistiques par deux causes : les affections respiratoires d’une part, la grippe de l’autre. Dès septembre, la mortalité générale par 1000 habitants passe de 10 à 15, et ce n’est qu’un commencement, puisqu’en octobre nous la voyons atteindre 40 ‰ ; à la même période de l’année, on voit(statistique de la troisième semaine d’octobre) la mortalité relevant de la grippe et des maladies des voies respiratoires dépasser le total de 1700 décès en une semaine. C’est d’ailleurs le point culminant atteint par l’épidémie. Bientôt en effet, la maladie diminue aussi rapidement qu’elle était apparue, et la courbe qui traduit l’évolution de la mortalité pendant cette période ne peut être mieux comparée, qu’au clocher des poussées fébriles. Mai toutefois, la mortalité ne revient pas à la normale ; pendant le mois de novembre et la 1e quinzaine de décembre elle est encore aux environs de 17‰ contre 12 à 13, chiffre moyen des années précédentes (pour la même période). Puis graduellement la mortalité s’abaisse. elle arrive enfin à son chiffre moyen habituel dans la 2e quinzaine de décembre. À ce moment d’ailleurs, la grippe est loin d’avoir complètement disparu. Les statistiques enregistrent encore de très nombreux cas, peut-être classe-t-on grippe ce qui serait, en temps ordinaire, baptisé pneumonie, broncho-pneumonie ou pleurésie. La rémission n’est d’ailleurs que passagère, car dès janvier 1919 la mortalité moyenne générale par 1000 habitants dépasse de 3 ou 4 le chiffre moyen habituel des années précédentes et en mars, on voit la mortalité atteindre 34 ‰ (le chiffre moyen habituel étant de 17), fin mars enfin, la mortalité s’est abaissée au-dessous de la moyenne et reste, depuis dans cette position.
Pendant ce temps, continuant sa marche générale de l’est à l’ouest, la grippe gagne, au travers des océans, les autres continents ; ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs, d’irradier dans d’autres sens, autour de foyers locaux. À l’heure actuelle la sédation est générale.
Il semble donc de l’examen du graphique représentant l’évolution de la mortalité, au cours de 1918-1919 (fig. 1) que trois poussées sont à noter, l’une au printemps, légère ; l’autre en automne, la plus importante ; la troisième en hiver, et ces trois poussées coïncident parfaitement avec les périodes pendant lesquelles ont été observées en clinique les manifestations épidémiques de la grippe.
Voyons donc maintenant les caractères de chacune de ces épidémies.
Épidémie de printemps. — L’impression clinique en fait une épidémie importante quant au nombre total de malades observés ; la statistique au contraire, n’enregistre qu’une élévation très minime de la mortalité (fig, 1),
Je me suis déjà suffisamment expliqué sur les caractères généraux de cette poussée épidémique qui s’identifie avec ce que nous sommes, ou plutôt ce que nous étions habitués à classer grippe, en temps ordinaires, c’est-à-dire poussée fébrile de courte durée, accompagnée de malaise, de céphalée, d’enchifrènement et de toux. Notons cependant (fig, 2) la fréquence inusitée de la mortalité par méningite simple, notons également l’apparition de l’encéphalite léthargique, et nous pourrons dire, qu’à côté de la forme de grippe simple banale, le printemps de 1918 a vu à Paris une grippe à complications cérébro-méningées fréquentes. Disons toutefois encore que les complications respiratoires de la grippe sont loin d’être exclues de cette poussée, puisque, les mois de mars et d’avril marquent dans l’évolution générale de la courbe de mortalité par maladie non tuberculeuse des voies respiratoires un dôme qui pour être peu accentué n’en est pas moins très net.
Épidémie d’automne. — Avec cette épidémie le tableau change, la grippe est-elle plus répandue qu’au printemps, c’est vraisemblable, sinon certain ; ce qui est en tout cas indéniable, c’est que la proportion de formes graves est infiniment pins élevée, avec pour conséquence, une augmentation considérable de la mortalité (fig. 1). Il est difficile de fixer même d’une façon approximative, le taux de la mortalité de la grippe pendant cette période ; j’entends, le nombre de grippés qui, en moyenne, succombent à la maladie. Suivant les cliniciens, cette proportion varie entre 2 à 3 % et 40 % et au delà. Ce qui est certain, c’est qu’en chiffre absolu le nombre de décès par grippe est considérable.
Comment meurt-on de la grippe ? c’est la une question qui se pose. Au printemps on n’en mourait guère. À l’automne, nous venons de le voir, la mortalité était élevée. et l’on voyait deux grands modes d’évolution mortelle résumant toujours les déterminations pulmonaires de la maladie (fig. 2).
Une forme foudroyante, asphyxique, comparable à l’œdème aigu infectieux du poumon qui emportait les grippés en quelques heures.
Une forme à déterminations broncho-pulmonaire d’emblée, les lésions broncho-pulmonaires étant contemporains du début de la maladie ; enfin et surtout, une grippe compliquée secondairement de lésions thoraciques. Le malade faisant d’abord une grippe fébrile simple, pois présentant après quelques jours, les signes d’une atteinte pulmonaire rapidement mortelle.
Bactériologiquement en trouvait à côté du Coccobacille de Pfeiffer, différents microbes, mais avec une fréquence remarquable, presque une constance, on décelait la présence du pneumocoque, agent habituel des pneumonies. Au cours de cette même épidémie d’automne, il fallait en outre, noter, que les femmes fournissaient à la maladie, un important contingent et que les adultes étaient, et de beaucoup ceux qui payaient le plus lourd tribu à la grippe. Fait, à noter, les sujets atteints au printemps sont généralement épargnés à l’automne.
Épidémie d’hiver. — De même que l’épidémie d’automne différait de l’atteinte de printemps, de même, l’épidémie d’hiver se différencie de la pandémie grippale d’automne par beaucoup de caractères. Les formes grippales septicémiques sont rares, on ne voit plus guère de malades emportés rapidement, mais au contraire on voit un nombre considérable de déterminations pulmonaires subaiguës qui traînent, ce qui ne les n’empêche pas d’ailleurs d’emporter assez fréquemment le malade ; enfin, fait à noter, le nombre des pleurésies purulentes augmente, comme celui des complications suppuratives localisées dans les différentes parties du corps. Bactériologiquement, l’infection secondaire prédominante n’est plus le pneumocoque, c’est principalement le streptocoque qui est mis en évidence dans les lésions, et, qui plus est, les adultes n’ont plus le triste privilège de fournir à la mort le plus fort contingent.
Ce sont maintenant ceux qui ont franchi le fameux cap de la quarantaine qui sont atteints et succombent ; enfin, on voit aussi beaucoup de malades déjà atteints de grippe au printemps et à l’automne présenter les signes d’une nouvelle atteinte de l’infection grippale.
Considérations d’ensemble. — Donc, trois épidémies, trois modalités différentes de la maladie ; toutes ont en commun, il est vrai, un caractère bactériologique, la constatation fréquente du Coccobacille de Pfeiffer dans les lésions et même dans le sang ; toutes ont en commun différents caractères cliniques, notamment la fréquence des hémorragies ; on peut donc dire qu’il s’agit bien d’une même épidémie qui à côté de ses caractères de fond présente des caractères surajoutés variables avec les périodes de l’épidémie et l’on est tenté de penser que ces caractères surajoutés sont liés à une infection secondaire, méningique, pneumococcique, streptococcique évoluant sur terrain préparé par l’infection grippale. Et ceci viendrait à l’appui des hypothèses bactériologiques qui veulent faire de la grippe une infection à bacille de Pfeiffer, compliquée ou non d’une infection secondaire dont l’agent pathogène peut varier considérablement, du streptocoque, « ce microbe à tout faire » jusqu’à des microbes plus rares, jusqu’au pneumo-bacille par exemple. Quoi qu’il en soit, la pandémie grippale de 1918-1919 présente des caractères généraux nets ; caractères de contagiosité extrême, évolution générale de l’est à l’ouest ; après l’Europe de l’est, elle frappe l’Europe de l’ouest, puis les continents situés de l’autre côté des mers, l’Amérique, l’Australie, Cheminant avec les hommes et leurs moyens de transport, elle épargne les agglomérations isolées du mouvement de déplacement, elle s’arrête à la barrière de feu de la zone de guerre, elle la contourne, et franchit les frontières par les pays neutres, enfin elle traverse les mers suivant les lignes transocéaniennes. Somme toute, s’attaquant à l’homme elle l’accompagne dans ses pérégrinations et c’est là un caractère important, séculaire de la grippe ; il ne manque guère dans les différentes épidémies antérieures que l’histoire des maladies a enregistrées. Je ne veux pu dire que l’infection grippale soit en possession d’un géotropisme qui l’oblige à voyager toujours dans le même sens, je ne veux pas dire non plus que la marche de l’épidémie soit subordonnée à certaines conditions terrestres ou astronomiques, non je pense que le sens d’évolution de la maladie est entièrement subordonné à des causes géographiques, de densité de population. A l’est, l’Europe est arrêtée par une zone peu peuplée, de trafic nul ou à peu près, tout le mouvement est à l’ouest de cette ligne. Qu’une épidémie naisse donc en Russie ou dans les pays asiatiques voisins(il paraîtrait qu’elle est endémique), tout naturellement, les voies de communication et les hommes qui les parcourent seront les agents de propagation vers les régions où le fléau trouve à s’alimenter.
Des conditions atmosphériques sont-elles à l’origine de la poussée épidémique, c’est une question qui a beaucoup préoccupé les anciens médecins. Notamment Sydenham qui décrit les épidémies de 1615 à 1675 à Londres. Baillou au XVIe siècle s’en préoccupe également et n’est ce pas Hippocrate qui quatre siècles avant J.C. s’attachait de l’étude des conditions atmosphériques dans leurs rapports avec les maladies.
La question n’est pas actuellement de celles qui préoccupent les médecins, peut-être la médecine de l’avenir noua dira-t-elle s’il exista un rapport entre l’astronomie et la clinique. On a bien dit que les taches du soleil coïncidaient avec les périodes de troubles terrestres, et l’an passé les taches solaires n’ont pas manqué.
Bactériologie et épidémiologie. — Un point reste à étudier, celui qui a trait à la bactériologie de la maladie, partant à son épidémiologie, et, il faut le dire aussi, à sa thérapeutique rationnelle. Or, avouons-le, bactériologiquement parlant, nous sommes en matière de grippe bien moins avancés qu’au point de vue clinique. Les premières recherches relatives à la microbiologie de la grippe datent de l’épidémie de 1889. C’est à ce moment que Pfeiffer isola et décrivit son Coccobacille, c’est-à-dire un microbe tenant le milieu entre les formes arrondies des cocci et les formes allongées des bacilles. Lorsque furent publiés les résultats des recherches de Pfeiffer (janvier 1892) il sembla que l’on venait de découvrir le vrai microbe de la grippe, toutes les conclusions antérieures de Klebs, de Ribbert, de Fischel, de Finkler, de Vaillard et Vincent, de Weichselbaum et d’autres encore étaient annulées, et les microbes qu’elles tendaient à mettre au premier plan, rangés dans la classe nombreuse des agents d’infections secondaires ; depuis, on est quelque peu revenu des notions qui tendaient à faire du coccobacille, le microbe spécifique de la grippe ; de 1892 à 1918, nombreux sont en effet les travaux qui tendent à prouver que le coccobacille n’est lui aussi qu’un microbe d’infection secondaire. Vint alors l’épidémie de 1918, le coccobacille fut trouvé par les chercheurs avec une fréquence qui s’accrut à mesure que la technique délicate inhérente à sa recherche était précisée : tel qui l’avait jusqu’alors vainement cherché, le trouva très régulièrement en précisant sa technique bactériologique : l’idée de la spécificité du Pfeiffer fut alors renforcée, et l’on peut dire que si l’épidémie de 1918-1919 n’a pas donné la preuve absolue du caractère spécifique de ce microbe, elle n’a rien fait, au contraire même, pour détruire le bien-fondé d’une telle hypothèse ; jusqu’à plus ample information, le coccobacille de Pfeiffer reste donc l’agent pathogène vraisemblable probable de la pandémie grippale.
Les conclusions relatives à la spécificité d’un virus filtrant n’offrent et de loin pas, les mêmes garanties ; effectuées en milieu infecté, les recherches relatives à la détermination d’un microbe invisible comme agent causal de la grippe, sont sujettes à caution, d’autant que les travaux effectués en dehors de toute zone d’infection semblent venir infirmer l’hypothèse de la grippe, maladie à virus filtrant.
D’autres recherches bactériologiques ont été faites, tendant à faire d’un microbe ou d’une série de microbes, l’agent de la maladie, ces recherches n’offrent pas pour être prises en considération des caractères suffisants de garantie, devant la fréquence des conclusions relatives au coccobacille. Quoi qu’il en soit, les données bactériologiques actuelles, donnent au point de vue thérapeutique, des indications des plus précieuses.
Thérapeutique.— Partant de la notion d’une septicémie initiale à bacille de Pfeiffer et d’une infection secondaire à microbes variables, les chercheurs sont arrivés à réaliser des vaccins polyvalents, qui venus un peu tard pendant l’épidémie, ont donné cependant des résultats qui ne laissent aucun doute sur leur efficacité curative [1], et qui plus est, préventive ; ces résultats ajoutés à ceux obtenus grâce à l’emploi de sérums et d’autres médications plus générales, sont de nature à autoriser la conclusion que la thérapeutique de la grippe a fait d’importants progrès et que si, à l’avenir, une nouvelle épidémie se présente (et la chose est infiniment probable), nous serons thérapeutiquement mieux armés pour pallier à ses effets désastreux, en attendant qu’une union hygiénique mondiale soit à même par son autorité supérieure, d’imposer aux différentes nations, les mesures générales qui empêcheraient la diffusion du fléau.
A.-C. Guillaume