Depuis quelques années un grand nombre de publications illustrées répandent dans le public des connaissances précises sur l’antiquité, qui jusqu’à ce jour étalent le privilège d’un petit nombre d’érudits. L’ouvrage que la librairie Morel vient de publier sous le titre Le Travail dans l’Antiquité, par R. Ménard et CI. Sauvageot, peut compter au nombre des plus beaux et des plus intéressants. La diversité des matières qu’il embrasse le rend nécessairement un peu superficiel pour chaque partie, mais, par malheur, c’est là une des conditions nécessaires à la vulgarisation. On ne peut, du reste, que louer sans réserve les éditeurs de l’heureux choix et de la parfaite exécution des dessins qui éclairent le texte à chaque page et qui permettraient au lecteur soucieux d’étudier les choses plus à fond, de recourir lui-même aux monuments propres à lui en fournir les moyens, si l’on avait eu toujours le soin d’en indiquer exactement la source.
Un reproche plus sérieux pourrait être d’avoir souvent négligé de suivre le développement historique des diverses branches de l’industrie humaine et d’avoir complètement omis les origines préhistoriques.
Je vais essayer, dans cet article, d’indiquer quels sont les monuments dont on connaît approximativement la date, qui nous révèlent les différentes étapes de la civilisation humaine.
Les plus anciennes manifestations s’en montrent en Égypte.
« On ne peut, dit M. Dufréné [1], expliquer que par d’aventureuses conjectures la formation, sur les bords du Nil, d’une société civilisée, isolée du reste du monde et occupant, en plein désert, une bande de terre fertile qui, des cataractes au Delta, a tout au plus une largeur moyenne de 20 kilomètres. Habitués par nos souvenirs classiques à donner dans le passé une si large place aux événements qui furent la conséquence de l’influence grecque et de la puissance romaine, nous avons peine à nous convaincre qu’en ajoutant aux douze siècles de Rome, les quatre siècles de la Grèce dans sa période de splendeur et les quatorze siècles de la monarchie française, nous ne parviendrions pas il combler l’intervalle qui sépare, de l’époque où vivait Moïse, l’avènement de la première dynastie égyptienne et la fondation de Memphis.
L’opinion généralement admise aujourd’hui est que ce furent des tribus arrivant de l’Asie par la Syrie qui colonisèrent, vers l’an 5000 av. J.-C., le territoire qui entoure la ville moderne d’Abydos, à l’embouchure du Nil.
Trois siècles plus tard, Menès réunit sous un sceptre unique ces tribus éparses et bâtit Memphis ; il fut le premier roi de ce qu’on appelle la deuxième dynastie ; on attribue à son successeur des livres de chirurgie.
Vers l’an 4500, Kékéou, second roi de la troisième dynastie, bâtit la pyramide qu’on voit encore à Sakkarah, petit village qui occupe l’emplacement de l’ancienne nécropole de Memphis.
Quelques savants font même remonter plus haut la construction de cet édifice ; quoi qu’il en soit, c’est certainement la plus vieille construction du monde. Les faces de cette pyramide ne sont point planes, mais composées de six gradins. La porte d’un de ses caveaux a son chambranle de calcaire entouré de plaques de terre cuite émaillée [2].
Snéfrou, avant-dernier roi de cette dynastie, vivait vers le trente-quatrième siècle. Il est l’auteur de la pyramide de Meidoun dont l’entrée a été récemment retrouvée par M.. Maspéro. Cette pyramide [3] est encore à degrés, comme du reste les constructions à peu près contemporaines de la Chaldée. On sait que, d’après les idées religieuses de ces époques reculées, l’âme, se détachant du corps après la mort, allait subir des épreuves dans les espaces célestes ; si elle avait été reconnue vertueuse par les dieux, elle devait rejoindre le corps et l’animer d’une vie nouvelle et éternelle, doctrine qui a été consacrée par le christianisme dans le dogme de la résurrection de la chair. Rien ne devait donc être négligé pour conserver aux âmes des défunts l’intégrité de leur dépouille terrestre ; aussi voit-on les puissants passer une partie de leur vie à préparer leur tombeau. À mesure qu’ils avancent en âge, ils l’enfoncent de plus en plus dans les galeries qu’ils font creuser dans les flancs des montagnes ou ils le recouvrent de remblais de plus en plus considérables pour le dérober le mieux possible aux profanations, De là découlait naturellement celte architecture composée de terrasses superposées et de plus en plus étroites, proportionnelles pour ainsi dire au nombre des années que le constructeur avait encore à vivre.
C’est à Snéfrou que remonte la plus ancienne mention historique de l’exploitation des mines et les plus anciens hiéroglyphes connus. On a trouvé à Oaudi Magarah, village de la presqu’île de Sinaï où l’un voit encore les restes de très importantes mines de cuivre, un bas-relief accompagné d’une inscription et représentant Snéfrou terrassant un de ces nomades de l’Arabie Pétrée qui harcelaient les ouvriers employés par les Égyptiens [4]. L’examen attentif des entailles pratiquées dans les galeries et la présence de marteaux de pierre, permettent de faire remonter cette exploitation jusqu’aux tiges préhistoriques.
C’est encore à la IIIe dynastie qu’il faut faire remonter les statues de Sépa et de Nésa qu’on voit au Louvre. Elles sont en bois et dénoncent un art déjà sorti de l’enfance ; les hiéroglyphes qu’elles portent sont les plus anciens de ceux qu’on peut voir en Europe.
Les peintures qui décorent le tombeau d’un fonctionnaire nommé Amten, dans la nécropole de Sakkarah, appartiennent à la même époque ; elles nous montrent également l’écriture hiéroglyphique parfaitement constituée et « la civilisation aussi complètement organisée qu’elle l’était au moment de la conquête des Perses et de celle des Macédoniens, avec une physionomie complètement individuelle et les marques d’une longue existence antérieure. » (Lenormand.)
La IVe dynastie occupa le trône de Memphis vers le trente-huitième siècle avant notre ère. Ce sont trois princes de cette dynastie, Khoufou (Chéops), Khawra (Cheffren) et Menkéra (Mycerinus), qui bâtirent les trois grandes pyramides de Gyseh. La plus ancienne et la plus grande, celle de Chéops, avait primitivement 146 mètres de haut, elle n’en a plus que 138 ; son volume est de 2562576 mètres cubes. On peut se faire une idée approximative de cette masse énorme de maçonnerie en disant qu’elle suffirait pour fermer toutes les frontières terrestres de la France (2500 kilomètres) par un mur de 0,50m d’épaisseur et de 2 mètres de hauteur. Les Égyptiens de cette époque savaient sculpter les pierres les plus dures. M. Mariette a retrouvé la statue de Cheffren, au rond d’un puits du temple du grand Sphinx, où elle a sans doute été jetée après avoir été mutilée par le peuple. irrité, suivant Hérodote, par les énormes travaux dont il aurait été surchargé sous le règne de ce prince.
La statue est en diorite, pierre plus dure que le porphyre ; elle est un des plus beaux spécimens connus de l’art pharaonique. Son moulage est exposé au Louvre, à l’entrée de la galerie égyptienne, au premier étage.
On ne connaît point d’une façon certaine les procédés dont les anciens se servaient pour travailler des roches aussi résistantes. En Égypte le fer était certainement connu à l’époque dont nous nous occupons ; on en a trouvé une barre encastrée dans la grande pyramide ; mais il devait être fort rare, à en juger par ce qui avait lieu deux mille ans plus tard chez les Grecs qui firent le siège de Troie. Les Égyptiens avaient pour lui une sorte d’horreur religieuse, inspirée probablement par l’origine mystérieuse du fer météorique, le premier qui dut être employé ; cette horreur fut peut-être entretenue par les prêtres qui, à cause de sa rareté même, voulaient s’en réserver l’usage. En tous cas, le fer servait à confectionner certains instruments employés dans les cérémonies liturgiques pour ouvrir la bouche ct les yeux des morts ;. il en existe plusieurs au musée du Louvre. On voit, dans les peintures des tombeaux, des bouchers repassant leurs couteaux sur un aiguisoir peint en bleu, en tout semblable aux aiguisoirs modernes et qui était fort probablement en acier. S’il nous est resté si peu d’outils faits avec ce métal, c’est que non seulement il était peu commun, mais encore il a été très vraisemblablement rongé par la rouille dans le sol égyptien tout imprégné de nitre.
M. Soldi [5] pense que le granit n’a pu être taillé qu’à l’aide d’un poinçon eu acier qu’on faisait entrer dans la pierre en le frappant à l’aide d’une masse de façon à produire de petits éclats ; on obtenait ainsi une ébauche suffisamment approchées pour ces statues massives que la nature même des matériaux employés imposa aux Égyptiens. II suffisait ensuite de polir cette ébauche, d’abord en la frappant à plat pour abattre les aspérités du granit, puis en les frottant soit avec du grès, soit avec de l’émeri que l’on trouve en abondance dans les îles de l’Archipel. La figure 1, tirée d’une peinture des hypogées de Thèbes dont je parlerai tout à l’heure, nous fait assister à cette opération ; l’ouvrier qui est derrière trace les hiéroglyphes dont le travail seul nécessitait l’emploi de ciseau. D’autre part, Wilkinson a recueilli dans ces mêmes hypogées, un ciseau de bronze dont le tranchant est intact, quoique la partie qui reçoit le choc du marteau soit refoulée [6] ; mais ce ciseau, incapable de tailler la pierre dure, n’a pu servir que pour des pierres tendres comme celle auprès de laquelle il se trouvait. On a de plus rencontré des blocs de granit sciés dont la surface est empreinte d’oxyde de cuivre et qui semblent ainsi révéler un procédé de coupage à l’aide de scies en bronze et d’émeri [7] ; enfin on sait que les anciens onnaissaient l’art de tremper le bronze.
Il paraît naturel de conclure des faits qui précèdent que les anciens Égyptiens se servaient d’outils en bronze dans les circonstances ordinaires et que les outils en acier, rares et chers, n’étaient employés que lorsque l’on ne pouvait faire autrement.
La nécropole de Sakkarah nous a conservé deux tombes remontant à la Ve dynastie, vers 2800 av. J.-C. L’une d’elles, celle de Ti, est ornée de peintures que M. Maspero décrit ainsi [8] :
Une autre peinture du même tombeau montre l’assemblage et le calfatage d’une barque avec de l’étoupe goudronnée.
Les figures 2 et 3 représentent des scènes du même genre, mais datant seulement de la XIIe dynastie, vers 2400 on 2200 av. J.-C. C’est également à cette date approximative qu’il faut rapporter toutes les autres figures ne cet article.
L’herminette était un des instruments les plus employés par les ouvriers égyptiens, soit pour la taille du bois, soit pour celle de la pierre tendre ; on voit, dans les figures 2 et 3, cet outil sous la forme encore usitée aux bords de la Méditerranée, sauf que le fer y est fixé au manche par des lanières comme aux époques préhistoriques.
Dans le tombeau de Ptah-Hotep, qui était un fils de roi, on a trouvé un petit traité de morale actuellement à la Bibliothèque Nationale (Papyrus Prisse). C’est bien certainement le plus ancien livre du monde, puisqu’il est antérieur de vingt siècles aux livres de Moïse ; il est écrit sur des feuillets de papyrus.
Ces feuillets s’obtenaient de la manière suivante : après avoir coupé les deux extrémités de l’espèce de roseau que l’on employait à cet usage, on détachait les fines membranes concentriques qui enveloppaient la moelle ; on posait à plat sur une planche une première couche de ces membranes et on appliquait une seconde couche en travers sur la première en l’humectant avec un liquide dont on ne sait pas au juste la nature, Lorsqu’on avait obtenu ainsi une feuille de papier, on la pressait, et divers feuillets collés latéralement les uns au bout des autres, au nombre d’une vingtaine habituellement, constituaient la matière d’un rouleau.
Nous avons peu de détails sur les événements qui séparent la Ve de la XIIe dynastie qui régna glorieusement vers le vingt-troisième siècle avant notre ère ; à cette époque Thèbes était devenue la capitale du royaume et les peintures sépulcrales de sa nécropole, située à Beni-Hassan, nous initient à tous les détails de sa civilisation, Elles nous montrent des charrues à soc de bois suffisantes pour le sol léger de l’Égypte, le travail du semeur, la récolte des épis à l’aide de faucilles de brome, le battage sous le pied des animaux, le vannage, la culture de la vigne, la récolte du raisin, le foulage et la fabrication du vin au moyen de pressoirs à torsion (fig. 4, et 5) [10], son emmagasinage clans des amphores pointues, le lavage des sables aurifères, la fabrication du verre et l’emploi du chalumeau, la fabrication des poteries et le tour du potier (fig. 7), qui apparaît là pour la première fois dans l’histoire ; les Égyptiens en attribuaient l’invention au dieu Noum, qui s’en était servi pour façonner l’œuf mystérieux d’où était sortie la nature entière. On peut suivre dans ces tableaux l’opération du tissage d’un bout jusqu’à l’autre. C’est d’abord la préparation du fil : un homme plonge les tiges de lin ou de chanvre dans un vase clos, tandis que deux autres, armés de maillets arrondis, battent les fibres enroulées de la plante ; puis vient la « cuisson et le battage du fil » ; plus loin une bande de femmes, surveillées par un inspecteur et une directrice, fabriquent le fil au fuseau ; puis d’autres femmes accroupies l’arrondissent et le lissent en le frottant sur une large pierre, Le tissage se faisait sur un métier tantôt horizontal, tantôt vertical.
Hérodote avait observé qu’au lieu de pousser la trame en haut comme les autres peuples, ils la poussaient en bas. L’examen des tissus qui entourent les momies nous montre que les fils de la chaîne sont tordus en deux brins et généralement deux ou trois fois plus nombreux que ceux de la trame, tandis qu’aujourd’hui ils sont généralement en nombre égal. Tous ces tissus sont en lin, le byssus des anciens.
Dans l’outillage des ouvriers d’art on trouve la règle, l’équerre, le pot il colle, la burette ft huile. Les lames des outils sont en bronze, elles sont encore sou vent fixées à leurs manches par des lanières de cuir, mais commencent cependant à s’emmancher directement dans le bois. Le travail de carrossier est l’objet de nombreuses scènes d’autant plus intéressantes pour nous que Rosellini a trouvé dans les hypogées un char complet qu’on peut voir dans le Musée de Florence et dont nous donnons le dessin (fig. 8). On remarquera son élégance et sa légèreté.
La figure 9, qui représente un atelier d’orfèvre, nous apprend que le soumet de forge n’était point encore connu ; on y suppléait pal’ une sorte de chalumeau analogue il celui dont on se sert encore dans certains villages reculés de France pour attiser le feu. Il faut arriver jusqu’au dix- huitième siècle avant notre ère pour trouver dans le tombeau de Toutmès III, de la XVIIIe dynastie, un système de soufflets conjugués que l’on manœuvrait avec les pieds, ainsi que l’indique la figure 10 ; on remarquera que ce système implique la connaissance de la soupape.
Pour compléter ce tableau de la civilisation industrielle des Égyptiens, il faudrait étudier leurs sciences ; mais il nous reste à ce sujet bien peu de documents. La figure 11 représente une balance et la figure 12 montre qu’ils connaissaient le siphon bien avant Moïse [11]. C’est d’après certains passages de la Bible qu’on pourrait se former une idée approchée de leurs connaissances en physique et en chimie.