La nature des machines balistiques des anciens est restée pour les modernes une chose assez obscure jusqu’à ces dernières années. Les Grecs nous avaient cependant laissé sur ce sujet des traités fort complets. Mais l’aridité de la matière et les difficultés de la langue technique découragèrent longtemps les curieux. Ce sont des contemporains, M. le général Dufour, MM. Kœchly et Rustow, le général de Reffye et l’ingénieur Prou, qui nous ont initiés aux détails de cette partie de la mécanique dans l’antiquité.
Les machines de jet étaient inconnues en Grèce à l’époque de la guerre du Péloponnèse ; car Thucydide, si précis en toutes choses, n’en parle pas ; elles s’y introduisirent à propos du concours ouvert à Syracuse entre les ingénieurs de tous les pays par Denys l’Ancien, qui se préparait à attaquer Carthage, vers l’an 400 avant Jésus-Christ.
Le premier emploi-qu’en rapporte l’histoire eut lieu au siège de Motye par le même Denys (Diod., XIV, 51).
Pline (VII, 56) attribue l’invention des unes aux Phéniciens, des autres aux Crétois et aux Syriens, mais sans fixer aucune date.
Jusqu’à présent on n’a trouvé aucune représentation de ces machines ni dans les bas-reliefs assyriens ni dans les peintures égyptiennes, qui cependant reproduisent en détail les autres engins de siège dont les Grecs s’attribuaient la paternité. Il est donc assez probable que les auteurs des Paralipomènes et d’Ézéchiel, qui sont postérieurs au siège de Motye, ont commis des anachronismes lorsqu’ils ont parlé des machines de trait d’Ozias, roi de Jérusalem, au huitième siècle avant Jésus-Christ (Paral., Il, XXVI, 15) et des balistes de Nabuchodonosor au sixième (Éz., XXI, 22). En tout cas, il ne peut être question des machines de cette espèce dans celles que Servius Tullius faisait porter à la guerre par les deux centuries de fabri qu’il créa à cet effet, suivant Tite-Live ; les Romains ont tout emprunté aux Grecs, dans les sciences comme dans les arts.
Héron d’Alexandrie, l’un des premiers auteurs qui les aient décrites, ne s’est point préoccupé de cette question de date et de lieu d’origine ; mais il a expliqué très clairement comment l’esprit humain était arrivé à les produire.
Le point de départ, dit-il, est l’arc à main. Quand on tenta de lancer avec cet instrument un trait plus fort et à une distance plus considérable, on fit l’arc plus grand et on en renforça les branches flexibles, ce qui leur donna plus de rigidité. L’arc ainsi obtenu était difficile à bander ; l’effort de la main étant devenu insuffisant, on fixa l’arc sur une crosse munie d’une rainure à queue d’aronde en son milieu et d’une crémaillère sur le côté. Dans la rainure on engagea un curseur mobile de la longueur de la crosse, creusé à sa partie supérieure de manière à recevoir le trait, et portant un cliquet correspondant à la crémaillère. À la partie postérieure du curseur était fixée une griffe mobile autour d’un axe horizontal et dont le talon pouvait être relevé par un petit levier coudé. Enfin la crosse était terminée du côté opposé à l’arc par une partie arrondie. (fig. 1).
Grâce à ce mécanisme, quand on voulait bander l’arc, on remontait le curseur vers la corde archère jusqu’à ce que la griffe, en pivotant, l’eût saisie. On abaissait ensuite la griffe et on la fixait en poussant dessous la gâchette. Cela fait, le curseur se trouvant ainsi en saillie vers l’extérieur, on en appuyait la pointe contre le sol ou contre un mur et on faisait effort avec le ventre, de tout le poids du corps, contre la partie évidée de la crosse. Refoulé en arrière, le curseur entraînait la corde et bandait l’arc. Le cliquet maintenait à chaque instant la tension obtenue ; on s’arrêtait quand on jugeait la tension convenable ; on posait le trait sur le curseur ; et, à l’aide d’une batterie, on le faisait partir au moment voulu. L’appareil ainsi construit se nommait gastraphète ; les bras étaient généralement faits en corne.
Quand on voulut augmenter encore la grandeur et la portée du projectile, on conserva l’ensemble de la machine précédente, mais on changea la nature de l’arc. Les branches de celui-ci furent remplacées par deux bras de bois rigides, dont l’une des extrémités était fixée à la, corde et dont l’autre s’engageait dans le milieu d un faisceau ainsi disposé : on enroulait une corde fine et fortement tendue autour des semelles d’un fort cadre en bois ; on avait soin de disposer bien régulièrement cette corde en rangs superposés et de battre chaque rang séparément et successivement avec un maillet, de manière à bien serrer les brins les uns contre les autres ; le bout libre de la corde était ensuite arrêté dans le faisceau. Quand l’extrémité du bras était engagée entre les deux moitiés du faisceau, on engageait entre celui-ci et la partie supérieure des semelles des tasseaux en fer qui, amenés au biais, tordaient fortement les brins et par suite provoquaient un serrement énergique sur le bras (fig. 2).
On ne tarda point à apporter à ce système primitif de torsion un perfectionnement notable. La semelle et le chapeau du cadre (les péritrètes) furent formés chacun d’un épais madrier percé d’une ouverture circulaire (tréma) ; ces ouvertures, placées sur une même perpendiculaire, étaient calculées comme on le verra plus loin.
Autour de chaque tracé, ou sur la face extérieure des péritrètes ou sur une garniture métallique y adaptée, on entaillait une rainure dans laquelle s’encastrait le tenon annulaire de la chœnice ou barilllet. Ce barillet, dont l’ouverture intérieure était identique à celle du tréma, portait, à l’extérieur, une partie carrée destinée à donner prise à une clef pour la faire tourner. L’extrémité supérieure était percée de deux entailles à l’extrémité d’un même diamètre, afin de recevoir une clavette en fer. C’est sur ces clavettes que s’enroulait la corde pour former le faisceau moteur, ou ton, qui devait remplir exactement le tréma : j’indiquerai plus loin par quel procédé. Les barillets se faisaient habituellement en bronze travaillé au marteau ; mais, dans les grandes machines, on les construisait en bois cerclé de fer.
Quand le faisceau était formé et le bras encastré au milieu, on lui donnait le degré de force désiré en tournant le barillet au moyen d’une clef ; la pression du barillet sur la semelle, qui augmentait avec la torsion, suffisait pour le maintenir à la position où on l’amenait.
Deux cadres semblables, assemblés l’un à côté de l’autre symétriquement par rapport à une crosse analogue à celle du gastraphète, et une corde reliant les deux extrémités libres des bras, constituaient une catapulte.
Quand les deux bras étaient dirigés du côté opposé au tireur, on avait la catapulte palintone, par analogie avec l’arc oriental qui portait le même nom (fig. 3).
Quand les bras étaient dirigés du côté du tireur, comme dans l’arc ordinaire, on avait la catapulte que les théoriciens appelaient euthytone, par opposition à l’autre (fig. 4).
De ces deux classes de machines, la première présentait plus d’avantages pour les gros projectiles : à la fois parce que, la course des bras étant plus longue, l’effort développé pouvait être plus grand, et parce que la forme en V que prenait la corde au moment du bandé était commode pour retenir et guider le boulet.
Aussi ce fut toujours avec le système palintone que l’on construisit les lithoboles ou pétroboles.
Les machines destinées à lancer des traits, c’est-à-dire les doryboles ou oxybèles, appartenaient au contraire généralement au genre euthytone, qui était plus facile à construire ; les petites euthytones étaient souvent appelées scorpions, à cause de certaines analogies de forme. Quelques oxybèles de choix, comme les chirobalistes, furent palintones.
Les palintones devant être plus grosses et plus résistantes que les euthytones, par suite de la différence des projectiles, il en résulta des formes assez différentes pour les diverses pièces similaires qui composaient les unes et les autres. Les anciens ingénieurs ont donné avec les plus grands détails les tracés et les dimensions de ces pièces auxquels ils étaient arrivés par de longs tâtonnements. Je ne dirai rien ici des tracés : les figures 3 et 4 indiquent suffisamment la physionomie générale de ces machines ; mais je vais entrer dans quelques détails sur leurs dimensions, parce qu’elles permettent de se rendre compte des dispositions données aux remparts et à leurs embrasures.
Comme dans presque toutes les autres constructions antiques, toutes les parties des machines balistiques étaient calculées en fonction de l’une d’elles prise pour unité ; ce module était le diamètre du faisceau moteur ou ton, qui était égal à celui du tréma percé dans les péritrètes.
Il était déterminé par les deux règles fondamentales suivantes : 1° Dans l’euthytone, le module égale le neuvième de la longueur du trait ; 2° Dans le palintone, on multiplie par 100 le poids de la pierre exprimée en mines ; la racine cubique du produit, augmentée de son dixième, donne en doigts le module, ce qui peut s’exprimer par l’équation :
$$$ D = 1,1 \sqrt[3]{100 M}$$$
Pour que ces deux règles coïncident, il faut que le diamètre du trait soit proportionnel à sa longueur et que le poids du fer y représente une fraction constante du poids total. MM. Dufour et Prou sont d’accord pour évaluer le diamètre du trait à 1/32 de sa longueur, et supposent que la partie en fer pèse à peu près autant que celle en bois.
Si l’on cherche le diamètre du projectile rond du palintone, en supposant que ce boulet soit en pierre et qu’il ait par conséquent une densité égale à 2,75, on trouve que ce diamètre est environ les 3/4 de celui du module.
Les machines construites dans les règles occupaient un espace d’environ 20 modules en longueur, 15 en largeur et 17 ou 18 en hauteur.
Elles se désignaient par le poids ou la longueur de leur projectile suivant qu’elles étaient pétroboles ou doryboles.
L’attaque employait pour battre les murs d’enceinte des villes des machines d’un talent (60 mines ou 26lril.). Leur ton avait 0,40 de diamètre ; elles occupaient 7,60m en projection horizontale et avaient une hauteur voisine de 7 mètres.
Philon, dans son Traité d’artillerie, donne des tables pour la construction des machines jusqu’à celles de trois talents ; ces dernières auraient eu 9,35m de hauteur. Des engins aussi énormes étaient peu employés ; cependant Démétrius en plaça sur une-de ses hélépoles (DIOD. SIC., XX), et Archimède en construisit, pour le navire de Hiéron, (lui lançaient à un stade des pierres de trois talents ou des poutres de 12 coudées (ATH., Déip.,X). On voit que les anciens, ne pouvant produire à l’aide de la, flexion que des vitesses initiales très faibles, cherchaient à augmenter par les masses l’effet MV² du projectile.
Dans son Traité de poliorcétique, le même ingénieur Philon donne la mesure des effets obtenus, quand il dit que des bossages de bonne pierre, saillant d’une palme (0,08m) sur le nu d’un mur et suffisamment rapprochés, préservent les œuvres vives contre tout dommage pouvant résulter du choc des projectiles d’un talent ; ailleurs il affirme que les murs de 10 coudées, c’est-à-dire d’environ 5 mètres d’épaisseur, peuvent résister au choc de ces mêmes projectiles, pourvu qu’on empêche les pétroboles de s’établir à une distance moindre que 164 mètres, résultat auquel on arrivait en entourant les places de trois fossés suffisamment larges et en obstruant les braies de telle sorte que la machine ne pût s’y loger.
La défense employait d’ordinaire contre les travaux d’approche, et notamment contre les grandes tours de bois de l’ attaque, les pétroboles de 30 mines (15 kilogr.). Le diamètre du ton correspondant était de 0,31m ; on voit que ces machines devaient avoir une hauteur de près de 6 mètres et une longueur encore plus considérable ; on ne pouvait donc les placer ni sur le sommet des murs ni dans les tours, il fallait les établir en arrière du rempart, sur le sol même de la ville et tirer en bombe par-dessus l’enceinte (PHILON, 1, 24). Il n’en était point de même pour les pétroboles de 12 mines (5kg,235) , et de 10 mines (4kg,363), ainsi que pour les doryboles de 5 empans (1,15m), dont les premières avaient moins de 4 mètres et les dernières moins de 2 mètres de haut ; ces machines se plaçaient, soit sur le rempart lui-même, soit au rez-de-chaussée des tours de la fortification (PHILON l, 17, 18), soit clans les hélépoles.
Philon, auquel il faut toujours revenir quand on veut avoir des détails précis sur la poliorcétique ancienne, recommande d’un côté, à la défense (I, 4), de contrebattre successivement chaque pétrobole de l’attaque par deux pétroboles de 10 mines, de manière à la détruire ; de l’autre, à l’attaque (IV, 15), d’armer ses tours de bois, de manière à contrebattre chaque lithobole de 12 mines, et chaque dorybole de 5 empans de la défense.
D’après le même auteur (III, 15), chaque quartier de la ville avait pour sa défense des machines encore plus petites, savoir : un Iithobole de 10 mines (4,363kg) et deux catapultes de 5 empans (0,68m). Les entrées des ports étaient défendues (III, 32) par des pétroboles de20 mines (8 kg. 3/4), et, si cette entrée était trop large, on construisait (III, 55) au milieu une tour contenant un pétrobole de 4 mines (1 kg. 3/4). Enfin, dans les combats à l’intérieur des mines, on se servait de catapultes de trois palmes (0,32m) et de pétroboles de 2 mines (0,872kg).
Les supports des machines euthytones et palintones étaient peu différents.
Le support des euthytones, dont La Nature a donné un dessin à la page 233 de l’année 1875, consistait en une sorte de pied analogue à celui des pupitres de musique ; il était formé d’une colonne verticale fichée sur une croix en charpente horizontale à laquelle elle était en outre reliée par des contre-fiches obliques. La partie supérieure de la colonne était amincie de façon à former un tenon cylindrique sur lequel s’enfilait une large pièce en U, appelée carchesion, munie de deux colliers à la partie supérieure de ses branches. C’est sur ces .colliers que se posait un axe horizontal traversant la crosse perpendiculairement à son axe et par son centre de gravité, jouant ainsi le rôle des tourillons dans nos canons. On voit que, grâce à ce système, les mouvements horizontaux s’opéraient autour de l’axe de la colonne, par l’intermédiaire du carchesion, et que les mouvements verticaux avaient lieu autour de l’axe de la crosse. Une barre, fixée au moyen d’une articulation par une de ses extrémités sur le pied de la colonne verticale, soutenait par l’autre la partie inférieure de la crosse, qui changeait d’inclinaison suivant que celle extrémité libre était reportée plus en avant ou en arrière.
Le bandage de ces machines s’opérait, soit à la main, soit avec des treuils fixés à l’extrémité de la crosse.
La portée moyenne de toutes ces machines parait avoir été d’un demi-kilomètre. On cite comme exceptionnelle la machine palintone construite par Agésistrate, qui portait à 4 stades ou 740 mètres au trait de 4 coudées (1,85m). En tout cas, aucun projectile n’allait jusqu’à 5 stades, puisque c’est à cette distance que les assiégeants établissaient leurs camps.
Le musée de Saint-Germain possède un oxybèle construit par M. de Reffye, d’après les traités d’Héron et de Philon ; il a un trait de 1,30m de long pesant 85 grammes, et ne porte qu’à 310 mètres, c’est-à-dire à moins de 2 stades. Un trait plus gros pesant 780 grammes n’était lancé qu’à 150 mètres.
Ces résultats ne doivent point nous étonner ; car, bien certainement on n’a point pris, dans les ateliers de Meudon, toutes les précautions indiquées par les anciens auteurs.
Ceux-ci voulaient qu’on choisit pour faire les cordelettes du ton, les muscles, les plus développés par l’exercice , des animaux les plus vigoureux, ceux des cous des taureaux ou des jambes des cerfs et des chevaux.
On faisait tremper ces muscles dans l’eau, on les battait pour les séparer dans leur longueur ; on les réduisait en filasse, puis on les peignait doucement et on les filait pour les transformer en cordes. On employait également avec succès les cheveux de femme, pourvu qu’ils fussent longs, fins et bien imbibés d ’huile. Les cordes ainsi préparées étaient tendues et enroulées en écheveaux sur les clavettes des chœnices au moyen d’un appareil qui permettait d’obtenir une tension égale pour chaque brin, tension que l’on constatait en le faisant vibrer : aussi Vitruve voulait-il qu’on exigeât que les artilleurs fussent musiciens. Dans les machines euthytones, la corde de l’arc était cylindrique pour pouvoir s’adapter à l’encoche de la flèche ; dans les palintones, elle était plate comme une ceinture, afin que la pierre frappée bien au milieu et sur une assez grande surface fut convenablement lancée et n’allât pas heurter le bois de la machine.
A. de Rochas