Les théâtres de marionnettes chez les Grecs

A. de Rochas, La Nature N°465 — 29 avril 1882
Samedi 4 octobre 2014 — Dernier ajout dimanche 5 octobre 2014

Les anciens, surtout les Grecs, étaient fort amateurs de représentations théâtrales ; mais, comme l’a fait remarquer M. Magnin dans ses Origines du théâtre moderne, les représentations solennelles étaient très dispendieuses et par cela même très rares ; lie plus, ceux qui n’étaient pas de condition libre en étaient exclus ; enfin toutes les villes ne pouvaient pas avoir un grand théâtre et subvenir aux dépenses qu’il entraînait. Il fallut donc, pour les besoins de tous les jours, de toutes les conditions et de tous les lieux, qu’il y eût des comédiens d’un ordre inférieur, chargés de procurer, continuellement et à peu de frais, les émotions du drame à toutes les classes d’habitants.

Autrefois comme aujourd’hui on voyait errer de bourgade en bourgade les ménageries, les théâtres de marionnette, les diseurs de bonne aventure, les escamoteurs et les faiseurs de tours de toute espèce. Ces prestigiateurs arrivaient même parfois à jouir d’une telle vogue que l’histoire nous a conservé le nom de deux d’entre eux, Eucyclide et Théodose, à qui leurs contemporains élevèrent des statues ; l’une se dressait à Athènes en plein théâtre de Bacchus, à côté de celle du grand tragique Eschyle ; l’autre se voyait sur le théâtre des Istiéens, tenant à la main une petite boule. Le grammairien Athénée, qui rapporte ces faits dans son Banquet des sages, profite de l’occasion pour déplorer le goût des Athéniens qui préféraient les inventions de la mécanique à la culture de l’esprit, et les histrions aux philosophes. Il ajoute avec dépit que Diophite de Locres est passé à la postérité tout simplement parce qu’il vint un jour à Thèbes ayant autour du corps des vessies pleines de vin et de lait disposées de telle sorte qu’il faisait jaillir à volonté l’un de ces liquides en paraissant le tirer de sa bouche ; que dirait Athénée s’il savait que c’est par lui seul que le nom de cet histrion nous est parvenu ?

Philon de Byzance et Héron d’Alexandrie, auxquels il faut toujours avoir recours quand on veut avoir des documents précis sur les arts mécaniques dans l’antiquité, ont composé de véritables traités sur les théâtres de marionnettes. Celui de Philon est perdu, mais le traité de Héron nous a été conservé et récemment traduit en partie par M. Prou [1].

D’après l’ingénieur grec, il y eut plusieurs espèces de théâtres de marionnettes.

Les plus anciens et les plus simples se composaient d’un édicule fixe isolé de toutes parts, où la scène était fermée par des portes qui s’ouvraient d’elles-mêmes à plusieurs reprises pour montrer différents tableaux.

Le thème de la représentation était, en général, le suivant : Le premier tableau laissait voir une tête pointe sur le fond de la scène ; cette tête remuait les yeux, les élevant et les abaissant tour à tour. Les portes ayant été fermées et ouvertes de nouveau, on voyait à la place de la tète, un groupe de personnages ; enfin, la scène s’ouvrait une troisième fois pour montrer un nouveau groupe qui complétait la représentation. Il n’y avait donc que trois mouvements à produire : celui des portes, celui des yeux et celui des changements de fonds.

Ces représentations se donnant souvent sur la scène des grands théâtres, on imagina plus tard de faire partir l’édicule de la coulisse où il était caché à la vue des spectateurs, de le raire se porter automatiquement sur le devant de la scène où il exposait successivement les différents tableaux ; après quoi, il revenait, toujours automatiquement, dans la coulisse.

Voici l’un des scénarios indiqués par Héron : le Triomphe de Bacchus :

Le caisson mobile présente, à sa partie supérieure, une plate-forme sur laquelle s’ élève un édicule circulaire dont le faite, en forme de tourelle conique, repose sur six colonnes et est surmonté d’une Victoire aux ailes éployées, tenant dans sa main droite une couronne. Au centre de l’ édicule, Bacchus debout se montre, un thyrse dans la main gauche et une coupe dans la droite. A ses pieds est couchée une panthère. En avant et en arrière du dieu, sur la plate-forme de la scène, sont dressés deux au tel s garnis de copeaux combustibles. Tout près des colonnes, mais par dehors, se tiennent des bacchantes, dans telle posture que l’on voudra. « Tout étant ainsi préparé, dit Héron, on met en mouvement l’appareil automatique ; le théâtre se rend de lui-même jusqu’à l’endroit choisi ; là il s’arrête ; alors l’autel placé en avant de Bacchus s’allume et, en même temps, du lait ou de l’eau jaillit de son thyrse, tandis que sa coupe répand du vin sur la panthère. Les quatre faces du soubassement se ceignent de couronnes, et, au bruit des tambours cet des cymbales, les bacchantes dansent en rond autour de l’édicule. Bientôt, le bruit ayant cessé, Bacchus et la Victoire debout au sommet de la tourelle font ensemble volte-face. L’autel situé d’abord derrière le dieu, se trouve alors amené en avant et s’allume à son tour ; nouvel épanchement du thyrse et de la coupe ; nouvelle ronde des bacchantes au bruit des cymbales et tambours. La danse achevée, le théâtre revient. à sa station première. Ainsi finit l’apothéose. »

Je vais essayer d’indiquer brièvement les procédés lui permettaient d’effectuer ces diverses opérations, procédés qui offrent un intérêt beaucoup plus général qu’on ne serait tenté de le supposer au premier abord ; car presque tous avaient été employés dans les temps antérieurs pour produire les prestiges à l’aide desquels les religions anciennes assuraient leur puissance.

Dans un précédent numéro de la Nature (3 décembre 1881) nous avons déjà vu comment le mouvement des trépieds merveilleux d’Homère était obtenu à l’aide d’un contrepoids et de deux cordons convenablement disposés qui permettaient de produire sur un plan horizontal un mouvement d’aller, suivi d’un repos, puis d’un mouvement de retour.

Supposons les cordons moteurs convenablement enroulés autour de bobines verticales au lieu de l’être autour d’une bobine horizontale et vous aurez le demi-tour de Bacchus et de la Victoire, ainsi que le tour complet des bacchantes.

L’allumage successif des deux autels, l’écoulement du lait ou du vin, le bruit des cymbales et tambours, s’obtenaient à l’aide de cordons également mus par le contrepoids et dont les longueurs étaient graduées de manière à ouvrir et à refermer aux moments convenables des orifices, en agissant par traction sur les vannes ou soupapes à glissière qui les maintenaient fermés.

Sur les deux autels de menus copeaux ont été préalablement entassés ; le corps de l’autel est métallique et dans son intérieur est cachée une petite lampe, séparée des copeaux par une lamelle de métal qu’une chaînette écarte à l’instant voulu. La flamme, traversant l’orifice, se communique ainsi aux copeaux.

Le lait et le vin répandus, à deux reprises successives, par le thyrse et par la coupe de Bacchus, proviennent d’un double réservoir caché sous le comble de l’édicule en contre-haut des orifices d’épanchement, Ceux-ci communiquent chacun avec l’une des moitiés du réservoir par deux tubes logés dans les colonnes du petit édifice, recourbés sous le plancher’ de la scène, puis remontant jusqu’aux mains de Bacchus. Une clef, manœuvrée par des cordons de commande, ouvre et ferme tour à tour le passage aux deux liquides.

Quant aux bruits des tambours et des cymbales qui, à deux reprises également, accompagne la l’onde des bacchantes, il résulte de la chute de grains de plomb renfermés dans une boîte invisible et munie d’une vanne automatique, sur un tambourin incliné, d’où ils rebondissent contre de petites cymbales à l’intérieur du soubassement du chariot.

Enfin les couronnes et guirlandes,qui apparaissent tout à coup sur les quatre faces du soubassement de la scène, y ont été cachées d’avance entre les deux parois qui règnent autour du soubassement. L’espace ainsi ménagé aux couronnes est fermé en dessous, le long de chaque face, par une trappe horizontale, pivotant autour de charnières qui la relient à la paroi interne du soubassement, mais maintenue provisoirement fixe au moyen d’un loqueteau, Les couronnes sont attachées au sommet de leur compartiment par des cordons qui les laisseraient tomber au niveau du socle si elles n’étaient pas soutenues par les trappes, Au moment voulu le loqueteau, dont la queue est commandée par un cordon spécial, cesse de caler la trappe qui se rabat verticalement autour de ses charnières, donnant passage aux festons et couronnes que de petites masses de plomb entraînent avec toute la vivacité nécessaire.

Deux points méritent ici d’attirer plus spécialement l’attention, l’écoulement du vin ou du lait de la statuette de Bacchus et l’embrasement spontané de l’autel. C’étaient là en effet deux des prestiges les plus admirés dans l’antiquité et pour lesquels Il y avait plusieurs procédés.

Le P. Kircher possédait, dans son musée, un appareil qu’il décrit dans l’Œdipus Ægyptiacus (t. II, p. 333) et qui provenait vraisemblablement d’un ancien temple égyptien (fig. 1).

Il se composait d’un dôme hémisphérique creux, supporté par quatre colonnes et placé au-dessus de la statue de la déesse aux nombreuses mamelles. À deux des colonnes étaient adaptés des bras mobiles, à l’extrémité desquels étaient fixées des lampes ; l’hémisphère était hermétiquement clos en dessous par une plaque métallique.

On remplissait de lait te petit autel qui supportait la statue, à l’intérieur de laquelle il communiquait par un tube arrivant presque jusqu’au fond. L’autel communiquait également avec le dôme creux par un tube deux fois recourbé. Au moment du sacrifice, on allumait les deux lampes en tournant les bras de telle manière que la flamme allât échauffer la plaque inférieure du dôme. L’air renfermé dans celui-ci, se dilatant, sortait par le tube XM, pressait le lait renfermé dans l’autel et le faisait remonter par le tube droit jusque dans l’intérieur de la statue à la hauteur des mamelles. Une série de petits conduits, entre lesquels se divisait le tube principal, portait le liquide jusqu’aux mamelles par où il jaillissait au dehors à la grande admiration des spectateurs qui criaient au miracle. Ce sacrifice fini, on éteignait les lampes et le lait cessait de couler.

Héron d’Alexandrie décrit dans ses Pneumatiques plusieurs appareils analogues, Voici l’un d’eux ; je traduis littéralement le texte grec :

Construire un autel de telle manière que quand on allume du feu par-dessus, les statues qui sont sur les côtés tassent des libations (fig, 2).

Soit un piédestal ABΓΔ sur lequel sont placés des statues et un autel EZH fermé de toute part. Le piédestal doit aussi être hermétiquement clos, mais il communique avec l’autel par un tube central ; il est traversé également par le tube eΛ (dans l’intérieur du personnage de droite), peu éloigné du fond et venant aboutir il une coupe que tient la statue en e, On verse de l’eau dans le piédestal par un trou M que l’on bouche ensuite.

Si donc on allume du feu sur l’autel, il arrivera que l’air intérieur dilaté pénétrera dans le piédestal et en chassera l’eau ; mais celle-ci, n’ayant d’autre issue que le tube eΛ, monte dans la coupe et la statue fait ainsi une libation. Cela dure aussi longtemps que dure le feu. En éteignant le feu, la libation cesse et elle recommence autant de fois qu’on le rallume.

Il faut que le tube par lequel la chaleur doit’ s’introduire soit plus large au milieu ; il est nécessaire en effet que la chaleur, ou plutôt que le souffle qu’elle produit, s’accumule dans un renflement pour avoir plus d’effet.

Suivant le Père Kircher (loc. cit.), un auteur qu’il appelle Bitho, rapporte qu’il y avait à Saïs un temple de Minerve dans lequel se trouvait un autel où, quand on allumait le feu, Dyonysos et Artémis (Bacchus et Diane) répandaient du lait et du vin pendant qu’un dragon, en forme d’épervier, faisait entendre son sifflement.

Il est facile de concevoir la modification à apporter à l’appareil ci-dessus décrit par Héron, pour faire sortir d’un côté du lait, de l’autre du vin.

Après l’avoir indiquée, le Père Kircher ajoute :

C’est ainsi que Bacchus et Diane paraissent répandre l’un du vin, l’autre du lait et le dragon semblait applaudir leur action par des sifflements. Comme le peuple qui assistait à ce spectacle ne voyait pas ce qui se passait à l’intérieur, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il crut à une intervention divine. On sait, en effet, qu’Osiris ou Bacchus passait pour l’inventeur de la vigne et du lait, qu’Isis était le génie de l’eau du Nil, et que le serpent ou bon génie solaire était le principe de toutes ces choses ; comme de plus on devait faire des sacrifices aux dieux pour obtenir les biens susdits, l’écoulement du lait et du vin ou de l’eau, ainsi que le sifflement du serpent, aussitôt que la flamme du sacrifice étai t allumée, paraissaient démontrer clairement l’existence des dieux.

Dans un autre appareil analogue de Héron, c’est la vapeur d’eau qui remplissait le rôle que nous venons de voir jouer à l’air dilaté ; mais les anciens paraissent n’avoir jamais senti la différence essentielle qui existait, au point de vue de la force motrice, entre ces deux agents ; l’air avait même toutes leurs préférences, bien que les effets produits fussent naturellement peu considérables. Je pourrais citer plusieurs petites machines de cette espèce ; je me bornerai à un exemple qui a quelques rapports avec notre sujet. Il est encore emprunté aux Pneumatiques de Héron (fig. 3) :

Du feu étant allumé sur un autel, des figures paraîtront exécuter une ronde. Les autels doivent être transparents, en verre ou en corne.

Du foyer part un tube allant jusqu’à la base de l’autel, où il tourne sur un pivot pendant que sa partie supérieure tourne dans un tuyau fixé au foyer. Au tube doivent être ajustés d’autres tubes (horizontaux) en communication avec lui, qui se croisent entre eux à angle droit et qui sont recourbés à leurs extrémités en sens contraire. On lui fixe également un disque sur lequel sont attachées des figures qui forment une ronde. Lorsque le feu de l’autel est allumé, l’air, s’échauffant, passera à travers le tuyau dans le tube ; mais, chassé de ce tube à travers les petits tubes recourbés et … … , il fait tourner le tube ainsi que les figures qui forment la ronde.

Le Père Kircher, qui avait à sa disposition, ou bien des documents que nous ne connaissons pas, ou bien une imagination très vive, prétend (Œd. Æg., t. II, p. 338) que le roi Ménès s’amusait beaucoup à voir tourner ces chœurs.

Les exemples de foyers sacrés s’allumant spontanément ne manquent point non plus dans l’antiquité.

Pline (Hist. nat., II, 7) et Horace (Serm., sat. V) rapportent que ce phénomène se produisait dans le temple de Gnatia, et Solin (ch. V) qu’on le voyait également sur un autel près d’Agrigente. — Athénée (Deipn. l. 15) dit que le prestigiateur Cratisthène, de Phlionte, élève d’un autre prestigiateur célèbre nommé Xénophon, savait préparer un feu qui s’allumait de lui-môme.

Pausanias raconte que dans une ville de Lydie, dont les habitants, tombés sous le joug des Perses, avaient embrassé la religion des mages, « il existe un autel sur lequel il y a toujours de la cendre qui par sa couleur ne ressemble à aucune autre, le mage met des bois sur l’autel, invoque je ne sais quel dieu par des oraisons tirées d’un livre écrit dans une langue barbare et inconnue aux Grecs ; le bois s’allume bientôt de lui-même sans feu et la flamme en est très claire. »

Le secret, ou plutôt l’un des secrets des mages, nous a été révélé par un Père de l’Église (saint Hippolyte, à ce que l’on croit), qui a laissé, dans un ouvrage intitulé Philosophumena, destiné à réfuter les doctrines des païens, un chapitre sur les prestiges de leurs prêtres. D’après saint Hippolyte, les autels où ce miracle se produisait contenaient, au lieu de cendres, de la chaux calcinée et une grande quantité d’encens réduit en poudre ; ainsi s’expliquerait la couleur insolite de la cendre observée par Pausanias. Le procédé du reste est excellent et il suffit de jeter un peu d’eau sur la chaux avec certaines précautions pour développer une chaleur capable d’enflammer l’encens ou toute autre matière plus facilement combustible, comme le soufre et le phosphore. L’auteur sacré indique encore un autre moyen qui consistait à cacher des tisons dans de petits grelots que l’on recouvrait ensuite de copeaux ; ces copeaux étaient au préalable enduits d’une composition faite avec du naphte et du bitume (le feu grégeois). On voit qu’il suffisait d’un très petit mouvement pour provoquer leur combustion.

Albert de Rochas d’Aiglun

[1Les Théâtres d’automates en Grèce, par M. Victor Prou, Paris, Imprim. Nat., 1881. (Extrait des notices et mauuscrits de l’Ac. des inscr. et belles-lettres.)

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