Le Jardin d’Acclimatation continue la série de ses exhibitions ethnographiques en nous donnant le spectacle d’un campement de Lapons. Ces indigènes de la Norvège auront sans aucun doute, autant de succès auprès du public que les Hottentots. Tout le monde connait la pittoresque relation que Regnard a faite de la Laponie et des mœurs de ses habitants, et tout le monde voudra juger des séductions des Lapones. D’autre part il n’est guère de peuplades primitives aussi curieuses que cette petite race, et dont la connaissance importe plus au progrès des sciences qui ont l’étude de l’homme pour objet. L’âge du renne s’est maintenu jusqu’à nos jours en Laponie, et une partie des indigènes de ce pays mène encore une existence de chasseurs et de pêcheurs comme nos ancêtres préhistoriques.
Les Lapons sont an nombre de 25 à 26 000, disséminés dans le nord-est de la Russie (presqu’ile de Kola), la Finlande septentrionale et tout le nord de la péninsule scandinave. En Norvège, leur clan le plus méridional est à Röraas (62° 40’) sur un plateau désolé, au milieu de montagnes : c’est de cette localité que viennent les hôtes du Jardin d’Acclimatation.
Les Lapons peuvent être divisés en trois grandes catégories d’après leur genre de vie. Les uns sont pasteurs de rennes et nomades ; les autres pêcheurs sur le bord des lacs et des rivières et astreints également à changer de résidence par les nécessités de leur industrie ; ceux-ci ne se déplacent que dans une zone peu étendue et servent de traits d’union entre les pasteurs de rennes et les sédentaires. Ces derniers, établis sur les bords de l’océan glacial comme pêcheurs ou dans l’intérieur du pays comme colons, forment la troisième catégorie. Vivant au milieu de Scandinaves et de Finnois, ces colons et ces pêcheurs s’unissent souvent à eux, et c’est par ces unions mixtes que peu à peu les Lapons se fondent avec le restant de la population.
Le Lapon a deux espèces différentes d’habitation : la tente et la hutte, toutes deux construites d’après le même principe. Deux paires de montants réunis en croix au sommet et reliées en haut par une traverse forment la charpente de l’abri ; dessus s’appuie dans les tentes un appareil de perches légères qui supporte la toile, et dans les huttes un appareil de troncs d’arbres serrés les uns contre les autres, recouvert de tourbe et d’écorce de bouleau. Les joints sont bouchés arec de la mousse. Au sommet des deux habitations se trouve une large ouverture pour laisser échapper la fumée du foyer établi au centre de l’abri. Tout autour du feu est étendu une couche de minces branchages de bouleau tapissée de peaux de renne. C’est tout à la fois le lit de la famille et le siège sur lequel elle reste accroupie pendant la journée. Quand il se repose, le Lapon s’étend rarement : il est presque toujours accroupi à la turque et c’est dans cette position que la mère de famille reste le plus souvent en préparant la popotte. Lorsque le Lapon est devenu colon ou pêcheur sur les bords de l’océan glacial, il remplace, s’il en a les moyens, la hutte par une maisonnette en bois.
Le costume de nos gens se compose d’une longue robe serrée à la taille par une ceinture et ouverte en triangle sur la poitrine, d’un pantalon et d’une paire de mocassins. Il est complété par un bonnet dont la forme varie suivant la région et suivant la profession de l’individu. Les pasteurs de rennes du Finmark (Norvège septentrionale) ont, par exemple, une coiffure carrée, rembourrée de duvet d’oiseau et ornée de rubans de diverses couleurs, et dans cette région les pêcheurs se couvrent d’une calotte surmontée d’une touffe. Plus au sud, les Lapons portent, comme couvre-chef, un bonnet pointu qui ressemble à un vulgaire casque à mèche ; enfin les hôtes du Jardin d’Acclimatation ont une haute coiffure en drap, qui rappelle la forme du shako des soldats de Frédéric II. Ceux des Lapons qui vivent isolés au milieu des montagnes ou des forêts ne connaissent guère l’usage du linge. En guise de chemise, ils ont simplement, sur la poitrine, à l’endroit où leur robe est ouverte, un plastron en drap garni d’une poche où ils placent le briquet ou les allumettes, et ils remplacent les bas en s’enveloppant le pied de touffes de Carex vesicaria. Le costume des femmes ne diffère de celui des hommes que par la longueur de la robe. Toutes ces différentes parties du vêtement, sauf la coiffure, sont en peau de renne. Pour l’habillement d’été les Lapons n’emploient que des pelleteries tannées : leur costume d’hiver au contraire est entièrement en fourrure. Ajoutons cependant qu’un certain nombre de ces indigènes, surtout ceux établis en Norvège, confectionnent également leur garde-robe en vadmel, étoffe grossière tissée dans le pays.
Le renne ne fournit pas seulement au Lapon le vêtement, il lui donne encore la subsistance. Le nomade se nourrit de sa chair, soit fraiche, soit desséchée à l’air, de son lait, dont il fait des fromages, et enfin de son sang. Le fromage de renne est une friandise très appréciée des Lapons et des Scandinaves. Il passe pour très nourrissant ; d’après notre expérience, c’est surtout un mets indigeste. Quand on a mangé, le matin, un morceau de fromage, disent les indigènes, on n’a pas faim de toute la journée ; cela se comprend, car pendant plus de douze heures, votre estomac est embarrassé. Le lait de renne est, par sa rareté, une boisson de luxe. Soixante à soixante-dix femelles n’en fournissent que deux litres environ tous les trois jours. Le Lapon boit surtout du café qu’il additionne d’une petite quantité du précieux lait. Ceux établis en Russie prennent du thé, et, à défaut, une infusion de Reine des prés (Spirea ulmaria). Les Lapons mangent, en outre, à l’occasion quelques végétaux, l’oseille sauvage, l’angélique sauvage, enfin les baies dont la plus appréciée est le Rubus chamœmoreus (Baie jaune des marais). A l’usage de la viande de renne dont ils ne peuvent se procurer qu’une petite quantité, les Lapons pêcheurs substituent celui de la morue et des salmonides, suivant qu’ils habitent sur la côte de l’océan Glacial, ou les bords des lacs et des rivières de l’intérieur. Ceux-là mangent également plus de pain que leurs congénères nomades qui ne peuvent se procurer qu’une petite quantité de farine.
Le renne ne subvient pas seulement à l’alimentation et à l’habillement de son propriétaire ; il lui sert en outre de bête de trait et de bête de somme. C’est sur son dos que le pasteur transporte sa tente et son bagage dans ses migrations estivales, et c’est sur un traîneau attelé de cet animal qu’il parcourt l’hiver les solitudes de l’extrême Nord. Au Jardin d’Acclimatation on peut voir un de ces équipages, une sorte de nacelle plate dans laquelle une seule personne peut prendre place. Le renne ne porte pas de mors ; on le dirige simplement par une guide fixée à un collier ; un trait attaché au traineau complète le harnachement de l’animal. Le Lapon n’emploie pas de fouet, mais dans certaines régions de la Suède, il se sert d’un long bâton en bouleau pour diriger l’attelage et au besoin pour le corriger. Le dressage du renne est très imparfait, et quand on voyage dans un traîneau tiré par cet animal, il est prudent de s’envelopper de peau la tête et le corps pour éviter quelque fracture contre les pierres ou les arbres qui bordent l’étroite piste que l’on suit. On aurait tort d’ailleurs de croire que le renne est réellement domestiqué. Pendant l’été, le troupeau erre en liberté dans la montagne et pour le rassembler, le Lapon doit lancer des chiens à sa poursuite.
Les Lapons ne sont point des sauvages. Tous ceux établis dans les pays scandinaves et en Finlande savent lire, un grand nombre peuvent écrire ; et, il est bien rare de ne pas trouver dans les huttes ou dans les tentes une Bible, on un de ces manuels d’instruction primaire que les gouvernements de Suède et de Norvège font imprimer pour leurs sujets lapons. J’ai eu un guide qui emportait toujours avec lui deux ou trois bouquins. En Russie au contraire, les Lapons sont presque tous illettrés ; dans cette région je n’ai rencontré qu’un seul individu sachant lire dont la réputation de savant s’étendait au loin. Ses congénères parlaient de lui ml’ un profond respect.
Tous les Lapons ont été convertis, ceux de Suède, de Norvège et de Finlande au luthéranisme, et ceux de Russie au catholicisme grec.
Ils sont en général intelligents et comprennent parfaitement les livres qu’ils lisent [1].
Les Lapons sont très dom, très hospitaliers pour le voyageur, et quand on a passé, comme nous, six étés au milieu d’eux, on conserve une profonde sympathie pour ce petit peuple dont la vie au milieu des déserts du Nord est faite de souffrances et de privations.
Charles Rabot