À une certaine époque, nos lecteurs s’en souviennent peut-être, et certainement on en retrouverait la trace dans les collections de La Nature, l’Administration du Jardin zoologique d’Acclimatation avait pris l’habitude de faire venir de temps à autre des caravanes d’indigènes des pays les plus divers, Hottentots, Somalis, Fuégiens, etc. : sans doute il ne s’agissait pas là de tentatives d’acclimatation, mais, pour ne pas être purement scientifique,le but poursuivi n’en était pas moins intéressant. S’il est bon pour la masse de faire quelque peu connaissance avec la flore et la faune de contrées lointaines, il est encore plus utile pour elle de voir de ses yeux des représentants de ces populations qui habitent sous d’autres climats, et dont elle se fait le plus souvent des idées étranges. Sans compter que, parmi les gens mêmes qui s’intéressent aux questions ethnographiques, il y en a beaucoup qui n’ont pas la possibilité de voyager.
Aussi nous sommes-nous réjouis en voyant le Jardin d’Acclimatation reprendre ses exhibitions ethnographiques. Cette fois, ce sont des habitants de l’Inde immense que l’on a réunis sur la pelouse du Jardin : c’est ce qu’on appelle communément la Caravane Indienne, mais que nous demanderons la permission de désigner sous le nom général d’Indous, pour éviter toute confusion avec des Indiens de l’Amérique du Nord.
Tous ces indigènes ont été amenés par un imprésario, M. Hagenbeck, et ils sont originaires de la vaste région qu’on désigne sous le nom de Côte de Malabar. Mais il ne faut point s’y tromper, si ce sont bien tous des Indous, c’est-à-dire des natifs de l’Inde (cette désignation n’ayant aucune valeur ethnographique précise), ils sont fort différents de types, comme on peut s’en convaincre en examinant d’un peu près les gravures qui accompagnent ces lignes, et ils appartiennent bel et bien à des races diverses : rien ne présente autant de mélanges, du reste, que la population de l’Inde, et l’on n’est pas encore parvenu à tirer complètement au clair le problème de sa composition et de ses origines. Dans cette théorie considérable d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont passé sous nos yeux durant notre visite au Jardin d’Acclimatation, nous avons reconnu des types fort divers, et notamment cette caractéristique ethnique qui a fait supposer avec toute vraisemblance que des nègres africains sont jadis arrivés par mer sur la côte de Malabar. Mais nous n’avons pas l’intention de donner ici une étude ethnographique de l’Inde, et nous nous contenterons de signaler les choses intéressantes, amusantes ou curieuses ’lue nous avons eu l’occasion de voir.
Tous ces Indous ont été logés, pour la journée seulement, dans des huttes qui reproduisent les procédés de construction locale, et sont faites d’une charpente de bambou recouverte de feuilles ; et, dans ces diverses huttes, on peut assister à la vie quotidienne des habitants. Bien entendu, tous ne sont pas occupés, et beaucoup utilisent les quelques mots de français qu’ils ont appris ou l’anglais assez dénaturé qu’ils parlent parfois, pour conclure des petits marchés avec la foule ’lui les entoure. Mais voici, par exemple, un brodeur ’lui décore une étoffe d’une décoration sobre et élégante en travaillant au moyen d’une sorte de crochet qu’il enfonce perpendiculairement dans cette étoffe, et au moyen duquel il ramène à la surface du tissu le fil de soie qu’il tient en dessous : c’est en somme tout à fait analogue au point de chaînette des machines à coudre ou à broder, et il est curieux de constater que ces primitifs avaient inventé cette disposition bien avant qu’elle fût réalisée mécaniquement. Plus loin c’est un décorateur de faïences, qui applique sur de volumineuses jarres globuleuses ces couleurs aux tons éclatants et pourtant harmonieux dont les Indous se sont transmis le secret de siècle en siècle : sans doute, dans ces procédés industriels, ne retrouve-t-on pas l’esprit de création constamment en éveil qui caractérise nos industries, il n’y a là que des traditions qui se conservent presque immuablement ; mais on ne peut s’empêcher de reconnaître que les créateurs primitifs de ces motifs décoratifs, de ces procédés, ont su parvenir à une grande perfection. Nous recommanderons encore à l’attention des visiteurs, désireux de se rendre un peu compte de l’industrie indigène, l’ examen de ce bijoutier qui travaille au repoussé, de cette femme qui fait de la dentelle au fuseau et sur un carreau, tout comme les habitants de l’Oberland Bernois ou de la région française de Mirecourt. Nous passons devant l’école, où des bambins un peu de toutes les nuances étudient, si cela peut s’appeler étudier, sous la férule du maître d’école : tout ce petit monde est peu vêtu, mais les parents ne le sont pas beaucoup plus, au moins les hommes : ils supportent du reste vaillamment la température peu estivale dont nous jouissons, car ils sont accoutumés, dans la région montagneuse qu’ils habitent, à des différences de température considérables. Des odeurs de kari et de cuisine épicée nous arrivent ; c’est en effet la cuisine indoue qui est installée au bout du village, et qui nous initie aux mystères de la cuisson du mouton au riz.
Mais, parmi ces indigènes, il y en a une série qui appartiennent à ce qu’on appelle parfois en France les baladins, les forains, les romanichels ; ce sont des jongleurs, des prestidigitateurs, des magiciens, des acrobates, des bayadères, et certes ils accomplissent des exercices qui auraient leur place toute marquée aux Folies-Bergère ou au Nouveau-Cirque, Des bayadères nous ne dirons pas grand’chose : il faut voir ces poses et ces pas hiératiques, qui rappellent un peu les fameuses danses javanaises, et qui sont accompagnées par une musique bizarre et plaintive ayant une étrange parenté avec les modulations des musiques des cafés arabes ou maures. Les jongleurs sont très curieux, surtout quand ils mettent en mouvement, en haut d’une baguette, une grosse toupie qui semble obéir à leurs ordres : en fait, ils tirent parti de lois physiques, notamment de l’inertie, dont ils ne connaissent certainement pas la formule, mais qu’eux ou leurs ancêtres dans le métier ont su observer, lois qui entraînent les phénomènes les plus surprenants. Les acrobates qui font partie de la troupe savent, eux aussi, tirer parti de ces mêmes lois, et c’est en s’aidant de la décomposition des forces qu’ils parviennent à se maintenir, par une pression oblique d’une jambe ou des deux jambes, dans une position où il serait impossible de demeurer sans cet artifice. Les questions de centre de gravité, de déplacement de ce centre n’ont certainement aucun mystère pour eux dans la pratique, et la pratique leur suffit. C’est ainsi que, suspendu par un jarret au bout d’un long bambou flexible qu’il met en oscillation, l’un d’eux arrive à rester accroché avec une solidité à toute épreuve, à se livrer à des évolutions compliquées, simplement parce que, du bout du pied de l’autre jambe, il fait effort obliquement contre le bambou, et en même temps déplace le centre de gravité de son corps de manière à l’abaisser autant que possible par rapport à l’extrémité de la perche.
Nous avons parlé tout à l’heure prestidigitation et magie, et c’est là effectivement un amusement fort apprécié des foules indiennes : les représentants de la prestidigitation indoue que nous avons vus opérer au Bois de Boulogne le font avec une habileté consommée, et il y a notamment un certain panier à disparition, où s’enferme une jeune fille, qui ferait très bonne figure sur la scène de Robert Houdin.
Enfin l’exhibition est complétée par un montreur d’ours lutteur, et surtout par un charmeur de serpents, qui, au son de sa flûte primitive faite d’un roseau emmanché dans une courge vide, appelle un vrai cobra-capello qui sort d’un panier et se met à osciller à peu près en mesure. En somme tout cela c’est un peu l’impression d’un petit coin des Indes pour ceux qui ne peuvent se payer le luxe d’un déplacement.
Pierre de Mériel