L’un des plus illustres naturalistes vient de s’éteindre. La science française pleure Albert Gaudry.
Son œuvre, d’une merveilleuse unité, a été admirablement féconde ; il n’est pas un zoologiste, pas un géologue, pas un paléontologiste, je dirai même pas un homme instruit, qui ne soit directement ou indirectement son disciple. Pour comprendre la grandeur de cette œuvre, reportons-nous aux années, moins lointaines qu’il ne semble, où les idées de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire étaient oubliées en France, où l’ « Origine des espèces » de Darwin soulevait les plus ardentes polémiques. Un paléontologiste de trente-cinq ans revenait de Grèce, rapportant par milliers des ossements fossiles recueillis près de Marathon, dans le ravin de Pikermi, dont il devait rendre le nom à jamais célèbre. Tandis que les maîtres de la science croyaient faire œuvre saine en cherchant à écraser, pour ainsi dire dans l’œuf, les idées de transformisme, de descendance, d’évolution, il adressait à l’Académie une série de notes pour signaler la découverte de Singes, de Carnassiers, de Pachydermes, de Solipèdes, de Ruminants fossiles qui réalisaient les formes intermédiaires, jusqu’alors hypothétiques, entre des espèces, des genres ou des familles connus. Quelques années plus tard, il exposait magistralement dans son grand ouvrage sur « Les animaux fossiles et la géologie de l’Attique » les résultats de ces découvertes ; il rendait sensibles aux yeux ces filiations. Dès lors, les faits précis permettaient d’affirmer que « l’histoire du monde est l’histoire d’une évolution qui se poursuit à travers l’immensité des âges ; la paléontologie tâchait d’embrasser l’étude du plan qui a présidé au développement de la vie ». L’étude des fossiles n’était plus une nomenclature descriptive, c’était véritablement une science nouvelle.
Mais cette orientation philosophique de la paléontologie se heurtait à l’opposition des disciples de Cuvier, si fortement impressionnés du talent descriptif de leur maitre, qu’ils méconnaissaient et repoussaient comme un danger toute généralisation scientifique. Et l’opposition grondait encore quand, en 1878, Albert Gaudry fit paraître le premier volume de ses « Enchaînements du monde animal » consacré aux Mammifères tertiaires. C’est l’œuvre du maître qui a fait sur les naturalistes la plus profonde impression ; il n’est pas un professeur, pas un étudiant, pas un philosophe qui ne l’ait lue et méditée et qui, après cette lecture attachante, n’ait abandonné ses derniers doutes quant à la certitude de l’évolution du monde animal. Ce n’étaient pas là de simples vues de l’esprit, des théories séduisantes, c’était un ensemble de faits patiemment et rigoureusement observés, exposés avec une merveilleuse clarté, forçant l’adhésion des esprits sincères. Le mot d’enchaînements eut un plein succès ; il exprime le but principal des recherches paléontologiques : découvrir dans l’histoire du monde animé les liens qui unissent le présent au passé. Albert Gaudry avait vaincu les derniers partisans de la fixité des espèces.
Né à Saint-Germain-en-Laye en 1827, Jean-Albert Gaudry était fils d’un bâtonnier de l’Ordre des avocats, qui, dans ses moments de loisir, cultivait avec ardeur diverses branches de l’histoire naturelle et fut l’initiateur de ses recherches ; il se plaisait à raconter ses promenades aux plâtrières de Montmartre, jeune collégien épris des découvertes que Cuvier y avait faites quarante ans plus tôt ; il entra de bonne heure dans les laboratoires du Muséum, sanctuaire unique alors des Sciences naturelles et à vingt-cinq ans, à l’âge où un grand nombre de nos étudiants n’exercent guère que leur mémoire, il était docteur ès sciences.
Peu après, en 1855, il allait étudier la géologie de Chypre. Ce voyage en Orient, fixant sa destinée scientifique, le conduisit à Pikermi, Les fouilles furent difficiles, les inondations ravageaient ses travaux, les fièvres terrassaient ses ouvriers, les brigands harcelaient son campement ; mais son âme, éprise de beauté autant que de vérité, oubliait devant le ciel de Grèce et devant les découvertes presque quotidiennes l’éloignement, de la terre natale et les plus dures fatigues. Le souvenir de ce coin de terre, d’où l’intelligence humaine a rayonné d’un si vif éclat, a toujours éclairé ses œuvres synthétiques. « Quand je faisais mes voyages eh Orient, a-t-il écrit, je voyais, le matin, les horizons cachés sous les brumes bleutées que les poètes aiment tant et je tâchais d’y découvrir les silhouettes des belles montagnes de marbre. Ainsi, au matin de notre science paléontologique, nous regardons les lointains de la vie esquissés vaguement, et nous nous efforçons de distinguer quelques traits du plan qui la domine. »
Il pensait que les recherches ou les conclusions du savant ne doivent pas être influencées par ses croyances. C’est dans cet esprit qu’il publia en 1896 ses Essais de paléontologie philosophique, sorte de conclusion des Enchaînement du Monde animal, qui résumait ses travaux scientifiques et ses méditations. Il avait constaté que les transformations des êtres depuis l’ère des plus anciens fossiles jusqu’à l’apparition de l’homme nous montrent un incessant progrès. « L’histoire du monde animé nous révèle, disait-il, une unité de plan qui se poursuit à travers tous les âges, annonçant un Organisateur immuable. L’âme du paléontologiste se complaît dans l’idée d’un Être infini qui, au milieu du changement des mondes, ne change point. »
Mais ce qui survit à un homme de science, ce ne sont pas seulement ses théories, si fécondes soient-elles, ce sont aussi ses observations de faits, claires, exposées sans détails inutiles. Celui que tous les paléontologistes du monde se plaisaient, hier encore, à appeler leur « maître vénéré » a fait au cours de sa longue carrière une ample moisson de découvertes, mettant en évidence les caractères primitifs des plus anciens Amphibiens ou Reptiles trouvés en France aux environs d’Autun, appliquant son esprit au plus minutieux examen des Mammifères fossiles d’Europe ou d’Amérique, attachant son nom d’une façon impérissable à l’une des découvertes capitales de XIXe siècle, celle de l’homme fossile. Quand la mort l’a ravi à la Science, il terminait, à quatre-vingt-un ans, un mémoire sur les Mammifères fossiles de Patagonie.
Résumer en quelques lignes une telle œuvre est une tâche impossible. Ceux qui ont eu l’honneur d’être les élèves d’Albert Gaudry savent seuls quel travail elle nécessita. Nul savant n’apporta un soin plus minutieux à la forme de son style, à l’illustration de ses livres, s’efforçant sans relâche de faire disparaître pour le lecteur toute son énorme besogne scientifique.
Si, dans la première partie de sa carrière, il avait beaucoup lutté pour le triomphe de la cause évolutionniste, s’il avait dû conquérir pied à pied le maintien de l’enseignement de la paléontologie, la direction des collections de fossiles et enfin la création d’un musée de paléontologie, il avait recueilli dans les vingt dernières années tout le fruit de ses persévérants efforts. Membre de l’Institut en 1882, puis de la Société Royale de Londres, il fut Président de l’Académie des sciences en 1902. La galerie de Paléontologie où il avait voulu rendre sensible le développement progressif des êtres, inaugurée en 1896, fut un objet d’enthousiasme pour le monde savant autant qu’une leçon tangible de philosophie pour le peuple avide de s’instruire. Président du Congrès géologique international en 1900, il put sentir vibrer autour de lui la sympathie des savants du monde entier. Enfin, en 1902, dans ce Muséum où depuis cinquante ans il travaillait, où depuis trente ans il enseignait, dans le Musée même qu’il avait créé, son élève bienaimé, son collaborateur dévoué, M. Marcellin Boule, bientôt continuateur de son œuvre, faisait éclater en son honneur, comme des noces d’or scientifiques, la plus unanime manifestation de respect et d’admiration qu’un homme de science puisse rêver.
A toutes les qualités d’un grand savant : extrême sagacité, merveilleuse faculté de généralisation, admirable clarté de style, Albert Gaudry, imbu des plus hautes conceptions morales, alliait les qualités, aussi rares, d’un grand homme de cœur.
D’une âme délicate et tendre, d’une bonté chaque jour plus sereine, il était toujours prêt à mettre en lumière les efforts des travailleurs jeunes, à soutenir sans défaillance ceux que sa conscience estimait les plus dignes, à défendre obstinément les causes qu’il croyait justes.
Son abord si parfaitement aimable réalisait si bien aux yeux des savants étrangers l’union de la science moderne et de l’ancienne courtoisie française que peu de naturalistes comptèrent autant d’amitiés en dehors de leur propre pays.
Quelle que soit la rapidité du progrès scientifique, le rayonnement de ses travaux durera pendant de longues années, il ne sera pas éteint quand disparaîtront à leur tour ses disciples, ses collègues, ses amis qui auront gardé précieusement le souvenir de son grand caractère, de sa rare aménité, de son admirable conscience scientifique.
Armand Thévenin