Ch. Darwin, que la mort a récemment enlevé à la science, est incontestablement l’un des plus remarquables naturalistes de notre siècle, et l’un des plus grands philosophes qui aient jamais existé. Fils du Dr R. W. Darwin, petit-fils du célèbre Érasme Darwin, il naquit à Shrewsbury, en 1809. Le futur auteur de l’Origine des espèces, élevé à l’école primaire de sa ville natale, fit un peu plus tard ses études aux Universités d’Édimbourg et de Cambridge.
En 1831, lorsque l’amiral Fitzroy faisait les préparatifs de la grande expédition qu’il devait exécuter autour du monde, il offrit de donner l’hospitalité de sa cabine à un naturaliste qui voudrait l’accompagner. Le jeune Darwin se présenta sans demander aucune rétribution, mais à la condition d’avoir la libre et entière disposition des collections qu’il pourrait recueillir pendant la route. Darwin disposa plus tard en faveur de plusieurs institutions scientifiques des véritables richesses qu’il recueillit et qui offraient une valeur incomparable. Ch. Darwin, pendant celle longue croisière, fit preuve d’une volonté et d’une persévérance à toute épreuve ; il ne cessa pas d’être affligé du mal de mer, mais la souffrance ne lui faisait pas perdre de vue l’importance de sa mission. Il parcourut ainsi le Brésil, visita le détroit de Magellan, les côtes ouest de l’Amérique du Sud, les îles de l’océan Pacifique, et après une navigation de cinq années, il revint en Angleterre. Jamais exploration ne fut plus profitable à la science ; des publications hors ligne, tels que le Journal de recherches géologiques et naturelles dans divers pays, la Constitution et distribution des bancs de coraux, et l’Histoire zoologique de l’expédition en furent le résultat, et donnèrent la mesure du talent d’observation du nouveau naturaliste qui se révélait au monde scientifique. Ces premiers travaux furent suivis d’autres ouvrages, parmi lesquels nous citerons la Description des îles volcaniques visitées pendant le voyage, les Observations géographiques dans le Sud-Amérique, et un mémoire sur la Formation de la terre végétale, que le grand observateur devait compléter par des recherches étonnantes qu’il publia plus tard, pour ainsi dire la veille de sa mort.
En 1839, Darwin épousa sa cousine Emma Wedgwood, petite-fille du célèbre inventeur de la poterie moderne. En 1842, il s’installa à Down, près de Beckenham, dans le Kent, où il devait résider jusqu’à sa mort. L’existence du grand penseur fut toujours heureuse et tranquille ; en dehors de ses devoirs de famille, il se consacra tout entier, avec une incomparable puissance de travail, aux recherches scientifiques et aux méditations de l’intelligence. Il, faut remonter à Newton, pour trouver un génie aussi vaste . qui ait éclairé la philosophie naturelle d’une lumière si brillante.
L’Origine des espèces, publiée en 1859, produisit une véritable révolution, et souleva des clameurs de protestation.Mais à la suite des années on se fit aux idées nouvelles , qui n’expriment souvent que la réalité des faits, et le philosophe, qui rencontra d’abord tant d’ennemis, n’eut plus guère à la fin de sa vie que des adeptes et des admirateurs. Ajoutons d’ailleurs à la gloire de notre génie national, que Darwin eut pour maître et pour précurseur notre grand Lamarck. C’est dans la Philosophie zoologique, dans ce livre « jusque-là sans modèle », suivant l’expression d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, que le naturaliste anglais trouva les premiers fondements du transformisme ou de la descendance modifiée. Lamarck, en effet, affirme pour la première fois, et avec une complète assurance, que les animaux et les végétaux actuels n’ont pas apparu sur la terre tels qu’ils existent de nos jours, mais dérivent d’autres animaux et d’autres végétaux, par des modifications successives et continues.
C’est sur cette théorie que Darwin devait édifier le monument du transformisme, en y apportant les innombrables matériaux de faits observés avec une prodigieuse sûreté de coup d’œil, tout en les cimentant par des conceptions puissantes. Nous ne reproduirons pas ici les principes de la philosophie de Darwin, tous nos lecteurs connaissent la doctrine de la variabilité des espèces, prouvée par la concurrence vitale et la sélection naturelle. La conclusion de l’œuvre du grand naturaliste, peut être formulée ainsi : « Toutes les espèces anciennes et actuelles, y compris l’espèce humaine, descendent par voie de transformations graduelles et successives, d’un ou de plusieurs types primitifs d’une extrême simplicité. »
L’opinion des partisans de Darwin est résumée par cette appréciation d’un naturaliste distingué, disciple convaincu du célèbre philosophe anglais : « L’ étude de nos organes inutiles, celle des monstruosités, l’histoire de la succession des êtres à travers l’immense série des temps géologiques, depuis l’aube de la vie jusqu’à l’époque actuelle, l’histoire même des commencements de l’humanité, l’étude de l’homme moral aussi bien que celle de l’homme physique, tout concourt à appuyer la doctrine généalogique fondée par notre illustre Lamarck et développée par le génie de Darwin. »
Quelques autres savants, au contraire, tout en reconnaissant que la doctrine de Darwin est sur plusieurs points inattaquable, notamment en ce qui concerne la lutte pour l’existence et la sélection naturelle, signalent des faits qui militent en faveur de ses adversaires. Darwin, disent ceux-là, ne sait rien sur l’apparition de l’archétype primitif, ancêtre de tous les êtres organisés, et il n’explique pas comment il se rencontre tant de lacunes dans l’échelle des êtres.
Quoi qu’il en soit, le point de départ de la doctrine darwinienne est l’observation patiente et minutieuse des phénomènes de variation chez les animaux domestiques ou les plantes cultivées, et cette observation continue de la nature a conduit Darwin à écrire les nombreux ouvrages qui ont fait sa gloire scientifique. Nous citerons spécialement : De la Fécondation des orchidées par les insectes, et des bons résultats des croisements, — la Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, — l’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, — les Plantes insectivores, — les Mouvements et les habitudes des plantes grimpantes, — Des effets de la fécondation croisée et directe dans le règne végétal, et enfin la Formation de la Terre végétale par les vers, dont nous publierons prochainement une analyse. Ces livres divers ont été traduits dans toutes les langues de l’Europe, et ceux même qui ne partagent pas toutes les opinions de l’auteur ne lui refusent pas un talent exceptionnel d’observateur et un rare génie d’investigation.
Ch. Darwin n’était pas seulement un savant hors ligne, un profond philosophe, un écrivain émérite, il avait un jugement sûr, et professait un grand amour de la vérité. Quand au début de sa carrière, il entendit dans son pays les protestations indignées d’une bigoterie exagérée, il ne s’en émut nullement ; il continua patiemment son œuvre avec la conviction qu’en accumulant les preuves, les clameurs seraient étouffées. Darwin ne se trompa pas.
A sa mort, personne ne se présenta pour protester contre le grand penseur. Ses funérailles furent faites avec la plus grande solennité, on conduisit ses dépouilles mortelles dans l’abbaye de Westminster à Londres, et tout ce que l’Angleterre compte d’hommes illustres rendit hommage à sa mémoire.
Le cercueil de Charles Darwin a été placé en face du tombeau d’Isaac Newton.