La mort de M. Giard a été annoncée dans le dernier numéro de La Nature [1]. On a dit la carrière officielle du savant et nous n’y reviendrons pas. La vie des savants est stéréotypée ; le peu d’importance qu’y prennent les variations individuelles rend uniques leurs biographies, en ce qui concerne du moins les événements extérieurs, le pittoresque de l’existence. Lorsque nous pensons à eux, c’est l’œuvre et la pensée intérieure qui nous importent seules.
Certains consacrent leur vie à une série d’études concrètes ; limités à un groupe défini de phénomènes, ils le décrivent jusqu’à épuisement, passant de celui-là à un autre, lorsqu’ils ont terminé leur tâche : l’œuvre qu’ils laissent est une collection de monographies, un catalogue de faits ; ce sont les ouvriers de la science. D’autres en sont les architectes : leur but est de coordonner le savoir acquis, de construire l’état actuel de la connaissance ; ils condensent le travail passé, préparent le travail à venir, et laissent des idées. Il semble que Giard n’ait appartenu rigoureusement à aucun de ces deux groupes : ce fut surtout un esprit critique.
Sans doute, maitre à l’observation et au travail technique, il possédait tout le métier du naturaliste ; il a publié, surtout au début, des monographies devenues classiques [2] ; il a décrit des espèces et des genres nouveaux, observé le développement ou les mœurs d’êtres nombreux, découvert tout un groupe d’animaux, les Orthonectidés, étroit par le nombre des formes, capital par leur importance, et il avait prêché d’exemple lorsque, dans un dernier écrit, charmant et profond, il faisait du morphologiste, c’est-à-dire de celui qui « étudie les formes innombrables des êtres vivants » , le type du « vrai naturaliste » [3].
D’autre part, si soucieux qu’il fût du détail, il ne le pensait jamais isolément, mais, ayant l’ambition réalisée des vues d’ensemble, il lui cherchait un sens parmi les phénomènes vitaux, et se donnait justement comme biologiste ; il aimait les êtres avec une sensibilité artiste, voulait à cause de cela les comprendre, et comprendre la vie pour y parvenir, ce qui le ramenait à l’observation ; aussi pas une de ses notes dont l’intérêt ne déborde l’objet apparent ; où qu’il frappe, c’est toute une harmonie : de là la portée de travaux quelquefois très courts, mais riches jusqu’au trop-plein en idées éprouvées personnellement, comme par exemple cette conférence faite au Congrès de Saint-Louis en 1904, où pour montrer les tendances actuelles de la morphologie et ses rapports avec les autres sciences [4], il faisait le tableau de toute la biologie. Mais ni ses tendances ni sa méthode ne le conduisaient soit à l’étude systématiquement complète d’une question, soit à l’invention de quelque principe explicatif. Ni pur descripteur, ni grand créateur, sans doute autant par nature et par volonté, il travaillait à la fois dans toutes les parties de la science, précisant, débroussaillant, voulant avant tout rendre claires et nuancées les doctrines biologiques, sorties toutes rudes des efforts de la première moitié du XIXe siècle.
Notre science française avait été longtemps dominée par la grande œuvre de Cuvier et semblait tendre à s’immobiliser sur soi-même. Giard fut des premiers à violenter ce particularisme, à nous remettre en l’apport avec l’esprit cosmopolite, par des travaux imprégnés de la double pensée de Lamarck et de Darwin, ainsi que de leurs successeurs, jusqu’alors méconnus chez nous : on trouvera l’écho des luttes qu’il y eut à soutenir pour cette tâche, maintenant si parfaitement accomplie, dans un livre qu’on a souvent eu l’occasion de citer ici : les Controverses transformistes, publiées en 1904 [5], et l’on y reconnaîtra ce procédé particulier à l’auteur, cette méthode de travaux juxtaposés, sorte d’impressionnisme scientifique, riche en résultats, mais rebelle à l’analyse et au résumé [6].
Jean-Paul Lafitte