Mercredi 8 février, M. Decaisne s’éteignait sans souffrances dans ce Jardin des plantes où il était entré il y a près de soixante ans comme simple manœuvre-jardinier, où s’est entièrement développée sa longue et laborieuse carrière scientifique, où il laisse son illustre renommée.
Samedi dernier, ce n’étaient pas seulement les membres de l’Institut, ses collègues ou ses amis qui assistaient à son convoi, les pauvres, auxquels M. Decaisne donnait tout son avoir, auxquels il savait procurer du travail, étaient venus se joindre aux professeurs et aux élèves pour rendre un dernier hommage il cet homme de bien.
Au cimetière Montmartre, de nombreux discours ont été prononcés. M. Frémy a dit d’abord quelques paroles émues au nom de la vieille amitié qui l’unissait à M. Decaisne. Parlant au nom du Muséum, M. Van Tieghem, membre de l’Institut, a retracé les diverses étapes de celle vie toute de travail. M. Bouler a ensuite rendu compte, au nom de l’Académie des sciences, des travaux de botanique agricole dus à M. Decaisne. Puis, au nom de la Société d’agriculture M. Barral, au nom de la Société d’horticulture M. Lavallée ont fait voir quels talents de praticien consommé possédait aussi l’homme de science qu’ils venaient de perdre. Enfin c’est encore un ami de M. Decaisne, M. Duchartre, professeur à la Sorbonne, qui, d’une voix altérée par l’émotion, est venu, au nom de la Société botanique, prononcer sur sa tombe les dernières paroles d’adieu.
M. Decaisne, entré au Muséum en 1824, a donné d’abord à ses études une direction toute pratique. C’est seulement après avoir suivi pendant plusieurs années les travaux des pépinières et de l’École d’expériences du jardin qu’il fut chargé par M. de Mirbel de la direction des semis. Mais dans ces fonctions, en apparence si simples, et qui exigent en réalité pour être bien remplies un grand nombre de connaissances variées, M. Decaisne sut montrer des qualités exceptionnelles. Son talent d’observation précise, son savoir rapidement acquis en physiologie et en classification, son goût pour les expériences de culture et aussi ses aptitudes toutes spéciales pour le dessin attirèrent bientôt l’attention d’Adrien de Jussieu, qui sut reconnaître en lui un futur savant. Au moment où M. Decaisne, ne voyant pas nettement l’avenir scientifique qui s’ouvrait devant lui, songeait à embrasser la carrière artistique, son maître l’encouragea à poursuivre ses études botaniques et en 1833 il l’appela auprès de lui comme aide-naturaliste de la chaire de botanique rurale. On sait quelle part il a prise aux célèbres herborisations de Jussieu.
C’est à partir d’une époque un peu antérieure (1831) que M. Decaisne publia successivement ces travaux si nombreux et si variés sur toutes les .branches de la science des végétaux, dont la série ininterrompue ne devait finir qu’avec leur auteur. Ses recherches sur diverses questions d’agriculture, sur l’introduction des plantes industrielles en France le désignèrent aux suffrages de l’Académie qui l’appela à prendre place, en 1847, dans la section d’économie rurale. Les connaissances si approfondies des affinités naturelles, les expériences de culture qu’il avait entreprises, les mémoires qu’il avait publiés sur l’anatomie et la physiologie végétales le firent choisir d’un accord unanime comme successeur de Mirbel, dans la chaire de culture au Muséum, en 1850. Plus tard M. Decaisne devait être président de l’Académie des sciences, membre de la Société royale de Londres, associé étranger des principales académies de l’Europe.
Ce n’est pas seulement par ses travaux personnels que le savant professeur du Muséum servait la science, il s’occupait aussi de faire publier les travaux des autres et de répandre les connaissances scientifiques. M. Decaisne était directeur des Annales des sciences naturelles, recueil de la plupart des travaux français ; il avait collaboré activement à de nombreux journaux spéciaux ou revues scientifiques (Journal d’agriculture pratique, Bon Jardinier, Revue horticole, Flore des serres, etc.) L’un des fondateurs de la Société botanique de France, il s’intéressait toujours à la publication du bulletin de cette société, il faisait encore partie de l’une de ses commissions permanentes. Mais M. Decaisne a contribué pour une large part à la propagation des connaissances scientifiques, sous d’autres formes encore. Lié d’amitié avec M. Le Maoût, qui, très amateur de botanique, était aussi par son excellente diction et par la clarté de son style un remarquable professeur, il publia avec lui plusieurs ouvrages qui sont maintenant classiques ; il faut citer surtout la Flore des jardins et des champs qui est entre les mains de tous les horticulteurs, et le grand ouvrage appelé Traité général de botanique, où sont décrits et figurés les caractères des familles naturelles, qui est sur la table de tous les laboratoires. M. Decaisne, d’ailleurs, avait toujours aimé l’enseignement sous toutes ses formes : il s’intéressait avec ardeur aux réformes de l’instruction publique ; il donnait de précieux conseils à ceux qui publiaient des traités élémentaires ou des gravures d’histoire naturelle, et souvent revoyait lui-même leur travail ; consulté fréquemment par M. Charton, il revisait un certain nombre des articles scientifiques du Magasin pittoresque ; enfin il avait toujours voulu conserver les modestes fonctions de professeur de botanique au collège Chaptal.
Nous ne pouvons analyser ici tous les travaux de M. Decaisne, nous essayerons seulement de donner une idée des plus importants et de signaler ceux qui présentent un intérêt particulier.
Après avoir tout d’abord montré les qualités d’un botaniste descripteur de premier ordre, M. Decaisne s’est révélé anatomiste et physiologiste en même temps qu’il faisait voir tout l’intérêt qu’avaient pour lui les applications pratiques et l’étude de la géographie botanique. Examinons l’œuvre du savant membre de l’Institut à ces divers points de vue.
Parlons d’abord de l’anatomie et de la physiologie. C’est M. Decaisne qui, en compagnie de son élève G. Thuret, a découvert les organes reproducteurs des varechs [1], démontrant aussi la sexualité chez les cryptogames inférieures. A l’époque où ce travail parut, il fit parmi les physiologistes une sensation profonde. Ce résultat inattendu était en désaccord avec les travaux récents des auteurs les plus estimés. Par là, un champ nouveau était ouvert aux investigations des chercheurs ; on sait quelle moisson de découvertes y firent ensuite les élèves et amis de M. Decaisne, Thuret et Bornet. M. Decaisne s’était proposé au début d’établir, en se fondant sur la disposition des appareils de reproduction, une classification des algues [2], qu’il est actuellement encore impossible d’édifier complètement. C’est à ce propos qu’il fit le travail dont nous venons de parler. C’est aussi au cours de ces recherches, qu’il sut reconnaitre la nature de certains êtres ambigus que les naturalistes classaient depuis longtemps parmi les animaux ; ces prétendus polypiers calcifères n’étaient autres que des algues (corallines), qui ont la propriété de se recouvrir d’une couche de carbonate de chaux. C’est encore en étudiant les organes reproducteurs de ces corallines, que M. Decaisne a indiqué la place que chacun des genres doit occuper [3]. Un autre travail est consacré à l’étude du mode de développement de certaines algues, appartenant à différents groupes [4]. Les premiers travaux anatomiques de M. Decaisne sont antérieurs aux recherches dont nous venons de parler. Dès 1837, dans l’introduction d’un mémoire sur une famille de plantes exotiques [5], il avait comparé l’anatomie des tiges de nombreux végétaux dicotylédonés. Il avait montré, par exemple, que le liber, qu’on considérait alors comme un des éléments essentiels de l’écorce, pouvait se trouver dans des couches plus profondes chez certaines plantes ligneuses ; que, dans certaines familles, les tiges à végétation continue de nos espèces indigènes présentent les mêmes caractères anatomiques que les espèces tropicales du même genre, tandis qu’il n’en est pas de même pour les espèces à feuilles caduques dont la végétation est interrompue pendant l’hiver de nos régions. Dans un autre mémoire important, qui était encore cité l’année dernière dans un travail de M. Treub, M. Decaisne a étudié le développement du pollen et de l’ovule du gui, ainsi que la structure de la tige de cet intéressant parasite [6].
D’autres plantes parasites devaient ensuite appeler son attention [7] et l’amener à une découverte importante. M. Decaisne démontra en effet par des expériences concluantes, contrairement à l’opinion de beaucoup de botanistes, que les plantes qui forment toute une tribu de la famille des Scrofularinées, malgré leur apparence verte, quoiqu’elles aient une ressemblance extrême avec leurs congénères, sont bien réellement des plantes parasites. Les Rhinanthacées (Rhinanthus, Melampyrum, etc.) végètent aux dépens des graminées, soit des graminées fourragères, soit des céréales. On comprend quelle est l’importance de ce résultat pour l’agriculture [8].
C’est dans une suite de Mémoires d’un autre caractère que M. Decaisne sut montrer quelles étaient ses aptitudes pour l’application pratique de la science. Dans un travail très étendu sur la garance, couronné par l’Académie des sciences de Bruxelles, qui avait mis le sujet au concours [9], il mit en évidence tout le parti que les cultivateurs peuvent tirer des expériences scientifiques et du résultat des éludes anatomiques. L’extension de la culture de la garance dans plusieurs départements de la France, à partir de celle époque, a été la conséquence de ces recherches. Les mêmes tendances vers l’application se retrouvent dans le célèbre Mémoire sur la betterave à sucre [10] publié en même temps que les recherches de M. Péligot sur le même sujet, et où l’auteur montre comment sont localisées, dans les tissus, les cellules où le saccharose est mis en réserve, ainsi que dans son histoire de la maladie des pommes de terre en 1845 [11] et dans ses études sur l’Igname. Parmi ces travaux de botanique agricole, il faut signaler spécialement les Recherches sur la Ramie [12], à cause des modifications que l’introduction de cette précieuse plante textile de Chine va sans doute apporter dans plusieurs régions du midi de la France. Il y a peu de temps que les premiers essais ont été faits pour propager cette nouvelle culture dans ces contrées si éprouvées. On a vu combien sont réels les avantages signalés par M. Decaisne, et deux manufactures se sont déjà établies.
Quant aux études de botanique descriptive, elles sont encore beaucoup plus nombreuses que les précédentes ; dès 183t, M. Decaisne publiait un travail sur la comparaison des diverses espèces d’un genre de Paronychiées [13]. et, en 1882, quelques jours avant sa mort, le savant botaniste mettait la dernière main à un Mémoire sur les Clématites tubuleuses, qui paraîtra prochainement. Entre ces deux dates extrêmes, se sont succédé sans relâche de nouvelles communications qui faisaient connaître une multitude de genres nouveaux ou d’espèces inconnues, et des mémoires plus étendus sur les flores de divers pays ou sur des familles peu étudiées jusqu’alors. Il faut surtout citer, parmi les premières, l’étude des plantes récoltées en Asie par son ami Jacquemont, dont M. Decaisne a publié 120 planches, l’examen des Cryptogames (Algues, Fougères, Lycopodiacées), rapportées de l’Arabie Heureuse par M. Botta, l’énumération des plantes recueillies au Sinaï par M. Bové, et de nombreuses observations qui font connaître les caractères de plantes nouvelles introduites dans les jardins [14]. La belle étude sur la famille des Asclépiadées [15], qui devait ensuite être développée dans le prodrome de De Candolle en une monographie complète, est le plus étendu des travaux purement descriptifs dus à M. Decaisne. A diverses dates, plusieurs autres travaux du même genre furent publiés successivement [16].
Dans un certain nombre de ces mémoires et dans quelques-uns que nous avons cités plus haut, M. Decaisne a abordé diverses questions de géographie botanique ; c’est aussi à celte partie de la science, qui a toujours beaucoup intéressé III. Decaisne, qu’il faut rapporter plusieurs au Ires publications [17] et, entre toutes, la remarquable description de la flore de Timor [18], où sont développées, à propos des plantes de cette île, de nombreuses considérations d’un caractère général, fondées sur de nombreuses comparaisons et sur l’examen approfondi de la distribution des espèces dans les archipels indiens.
M. Decaisne s’est aussi occupé bien souvent de l’histoire de la géographie botanique, et l’origine des espèces cultivées a toujours été une de ses principales préoccupations. Dans ces études, plus encore que dans toute autre, il mettait en relief son génie de chercheur ; il poursuivait une idée déterminée à l’avance dans son esprit, et presque toujours les faits venaient démontrer l’exactitude de sa supposition première. C’est ainsi qu’en recherchant l’origine du marronnier d’Inde, il avait pensé que cet arbre provenait non de l’Inde ou même de l’Asie, mais de l’Europe, et que son origine devait être cherchée dans un groupe des Balkans. C’est là, en effet, qu’on a découvert sur plusieurs points le marronnier d’Inde à l’état spontané. Il a déterminé de même l’origine du Grand Soleil (Helianthus annuus), du Topinambour (H. Tuberosus), etc.
On voit quelles aptitudes diverses possédait le savant que la France vient de perdre ; mais les qualités de M. Decaisne ne sont pas toujours demeurées isolées les unes des autres, il ne les a pas toujours appliquées successivement. Anatomiste et physiologiste, patient expérimentateur, horticulteur praticien, descripteur consciencieux et habile dessinateur, toutes ces mérites ont été réunis par M. Decaisne, dans la plus importante de ses œuvres, dans un monument scientifique impérissable, qui est pour ainsi dire la synthèse de tous ses talents.
Sous ce titre de peu d’apparence, le Jardin fruitier du Muséum [19], cet ouvrage contient les résultats de plus de vingt années d’expériences et de recherches du plus grand intérêt scientifique. C’est là que le savant professeur du Muséum a abordé expérimentalement la question si controversée de la variabilité des espèces. Il a prouvé, par exemple, à l’aide de semis successifs que les variétés les plus différentes du genre Poirier, considérées par tous comme formant des espèces bien tranchées, sont susceptibles des plus grandes variations, peu vent passer de l’une à l’autre et qu’en résumé tous les poiriers connus appartiennent à une seule et même espèce. On saisit toute l’importance d’un pareil résultat pour la philosophie de la science.
Le résumé rapide que nous venons de faire des travaux de M. Decaisne aura peut-être suffi pour montrer quel était le savant ; mais ceux qui ont été ses amis ou ses élèves, qui perdent en lui un affectueux conseiller, un maitre dévoué, ceux-là seuls savent quel était l’homme qui vient de mourir.