C’est avec une profonde douleur que, répondant à l’appel de l’éminent directeur de La Nature, l’auteur de cette notice vient ici rendre en dernier hommage à celui qui pendant trente-cinq ans fut à la fois son maître dans la science et son guide dans la vie.
Au souvenir de ces beaux jours d’autrefois, pleins d’espérance et de jeunesse, où nous devisions ensemble sur nos travaux et sur notre avenir, il lui semble qu’un vide immense se fait autour de lui, et, en ce moment d’infinie tristesse, c’est l’homme plus que le savant, c’est l’ami aux affections immuables, c’est presque un père dont il déplore la perte.
Né le 19 avril 1830, P.-P. Dehérain se sentit de bonne heure attiré vers les questions scientifiques. Après avoir fait ses études élémentaires au collège municipal de Chaptal, nous le voyons d’abord muni de ses deux diplômes de bachelier ès sciences et ès lettres, fréquenter le laboratoire de M. Frémy, au Muséum d’Histoire Naturelle, puis occuper la place de préparateur du cours de Zoologie appliquée à l’Agriculture professé par M. Baudement au Conservatoire des Arts et Métiers. Là, à l’âge de 29 ans, il se fait recevoir docteur ès sciences, avec un travail relatif aux chloro-sels et à l’emploi des phosphates en Agriculture.
Entre temps, il est nommé professeur de chimie au collège Chaptal, puis, en 1864, il quitte le conservatoire pour prendre les fonctions de chargé de cours à l’école d’Agriculture de Grignon.
Il professe à Chaptal pendant vingt-quatre ans : c’est là où j’eus le bonheur de le rencontrer, en 1867 ; il occupait encore, la veille du jour où la maladie vnt l’abattre, sa chaire préférée de Grignon.
Intimement lié d’autre part avec M. Frémy, son ancien maître, ainsi qu’avec M. Decaisne, Dehérain est entré au Muséum, en 1872, comme aide-naturaliste et directeur du laboratoire de culture ; en 1880, il fut nommé par décret professeur de physiologie végétale appliqué à l’Agriculture, au même établissement ; enfin, en 1887, l’Académie des sciences l’appelait dans son sein, en remplacement de M. Boussingault, décédé.
Le nombre de ses travaux est considérable et la place nous manquerait pour en donner ici les seuls titres : ils touchent surtout à la physiologie végétale, et à l’agriculture proprement dite, dont il connaissait à fond la pratique et les besoins.
Ses recherches sur l’assimilation des matières minérales par les plantes, qui lui ont valu le prix Bordin en 1866, ses études sur le plâtrage de la terre, la transpiration des feuilles, l’assimilation du carbone et la respiration végétale sont devenus classiques ; ses Mémoires de 1885 et 1886 sur la culture des blés à haut rendement eurent dans le monde agricole un grand retentissement ; on lui doit également un grand nombre d’études tirées de ses cultures au champ d’expériences de Grignon, qui toutes ont une haute portée pratique.
Les causes qui font varier la fertilité du sol et les façons que lui prodiguent les cultivateurs le préoccupent longuement ; il s’efforce, en s’appuyant toujours sur l’expérience, de donner les raisons du labour, du hersage ; il constate qu’une terre de prairie s’enrichit d’elle-même en azote quand on l’abandonne au repos ; il cherche à se rendre compte des réactions microbiennes qui s’accomplissent dans le sol ou dans un tas de fumier ; il détermine la composition des eaux de drainage qui s’éculent de son champ d’expériences, entreprend une série de recherches sur la nitrification, s’intéresse enfin à l’influence des organismes fixateurs d’azote sur le développement des légumineuses. Il poursuivait encore, il y a seulement quelques semaines, des recherches sur la culture des différentes espèces de lupins, en vue de fournir une explication rationnelle de leurs allures souvent si déconcertantes.
En un mot, Dehérain a résolument attaqué toutes les questions qui intéressent la production végétale ; sur toutes il a réussi à jeter quelque lumière et nombreux sont ceux qui pourront, tôt ou tard, mettre à profit les enseignements de ce labeur, ininterrompu pendant 45 années.
Dehérain aimait la vulgarisation et, en 1862, nous le voyons publier, sous le titre d’Annuaire scientifique, et avec la haute collaboration de MM. Brouardel, Duméril, Gariel, Marey, Mascart, Potier, Rayet, Gaston Tissandier, Trélat et d’autres encore, une revue annuelle des progrès de la science. Cette publication intéressante fut arrêtée par la guerre en 1870 ; il se mit alors à rédiger son Cours de Chimie Agricole, dont la seconde édition date d’un an à peine, et enfin, en 1875, sous les auspices du Ministère de l’Agriculture, il fonda les Annales agronomiques, dont la collection, actuellement rare, offre un exposé complet de tous les travaux, français ou étrangers, qui intéressent l’Agriculture.
En même temps que savant agronome, Dehérain fut un brillant professeur, apprécié même par ses auditeurs les moins attentifs ; mais c’est surtout au laboratoire que ses hauts qualités se dévoilaient. Persuadé qu’il ne saurait y avoir jamais trop de contacts entre le Maître et ses élèves, il se plaisait à travailler au milieu d’eux, dans une grande salle commune, à les aider directement de ses conseils ; il les entretenait des actualités scientifiques, de ses projets de travaux ; il leur communiquait ses idées, leur demandait familièrement leur avis, acceptant volontiers toutes leurs observations ; souvent il en faisait ses collaborateurs, enfin il aimait à les réunir périodiquement en un banquet familial où, passant en revue les travaux sortis du laboratoire pendant l’année courante, il ne manquait pas d’adresser à chacun d’eux quelques mots d’encouragement.
Parfois se glissait parmi ceux-ci une ombre de reproche -il trouvait souvent que nous étions trop chimiste et pas assez agronomes mais combien paternelle et douce ! Se souvenant que lui aussi avait sacrifié sur le même autel, il se gardait bien d’insister, et, juge impartial, il finissait toujours par applaudir quand l’importance du résultat obtenu lui apparaissait manifeste.
Rien d’ailleurs n’égala sa joie lorsque l’un des moins agronomes d’entre nous vint tout à coup prendre rang parmi les maîtres de la chimie française et s’assoir auprès de lui sous la coupole de l’Institut : c’était sa récompense autant que celle du nouvel académicien.
Depuis quelques années, nos rangs s’étant malheureusement éclaircis, ces réunions intimes n’avaient plus lieu, mais la mémoire de leur charme nous en reste, impérissable. Que tous ceux qui les ont fréquentées veuillent bien, à la lecture de ces lignes, y reporter leur souvenir, et comme alors nos cœurs vibreront ensemble, dans un même élan de reconnaissance et de filiale sympathie pour notre cher disparu.
Pour tous ceux qui l’approchaient, Dehérain allait s’affaiblissant d’une manière visible, sans pourtant nous donner d’inquiétude ; il se disait fatigué, sa bonne humeur naturelle devenait moins expansive, puis, brusquement, il fut arrêté, sans avoir jamais cru devoir prendre un seul instant de repos. Il emporte avec lui l’inaltérable affection de ses nombreux amis et laisse à tous le souvenir d’un homme de bien, dont la vie fut pleine de travail et d’excessive bonté.
L. Maquenne
Publications :
- Les progrès des sciences , revue, 1861
- Cours de chimie agricole , Librairie Hachette, 1873
- Évaporation de l’eau par les feuilles , La Nature N°11 — 16 Aout 1873
- Sur quelques expériences de physiologie végétale : germination , La Nature N°79 — 5 décembre 1874
- La ferme de Rothamsted - MM. Lawes et Gilbert , Revue Scientifique N° 34 — 20 février 1875, N° 39 — 27 mars 1875 et N° 46 — 15 mai 1875
- La dernière campagne sucrière , Revue scientifique — 19 février 1876
- Sur la respiration des racines , La Nature N°183 — 2 Décembre 1876
- La betterave à sucre , Revue Scientifique — 12 mai 1877
- Les engrais chimiques dans les années de sècheresse , La Nature N°216 — 21 Juillet 1877, N°217 — 28 Juillet 1877
- Annales agronomiques , G. Masson — 1875-1902
- La production du blé aux États-Unis , La Nature N°349 — 7 Février 1880 et N°355 — 20 Mars 1880
- La chaire de physiologie végétale , Revue Scientifique N°45 — 8 mai 1880
- Origine du carbone des végétaux , Revue Scientifique N°19 — 6 Novembre 1880, N°20 — 13 Novembre 1880, N°22 — 27 Novembre 1880, N°4 — 22 janvier 1881, N°6 — 5 février 1881
- L’Association française à Alger , Revue Scientifique — 21 mai 1881
- Influence de la lumière électrique sur le développement des végétaux , Revue Scientifique — 13 août 1881 — 19 novembre 1881
- La fermentation butyrique provoquée par la terre arable , La Nature N°494 — 18 novembre 1882
- Culture rémunératrice du blé , La Nature N°700 - 30 octobre 1886 et N°701 — 6 novembre 1886
- La fabrication du fumier de ferme , La Science illustrée N°25 — 19 Mai 1888
- L’œuvre de Gay-Lussac , Revue Scientifique N° 7 — 16 Aout 1890
- Emploi agricole des superphosphates , La Nature N°914 — 6 Décembre 1890
- Traité de chimie agricole. Développement des végétaux, terres arables, amendements et engrais , Paris, Masson, 1892
- Le fumier de ferme , Revue Scientifique N° 10 — 2 Septembre 1893
- Les cases de végétation à la station agronomique de Grignon , La Nature N°1023 — 7 janvier 1893
- La disette des fourrage en 1893 , La Nature N°1049 — 8 juillet 1893 et N°1050 — 15 juillet 1893
- Le blé et le foin en 1893 , La Nature N°1057 — 2 septembre 1893
- Les eaux de drainage en hiver , La Nature N°1081 — 17 février 1894
- Le bulletin du Muséum d’Histoire Naturelle , La Nature N°1140 — 6 avril 1895
- Composition des eaux de drainage , La Nature N°1143 — 27 avril 1895
- Le travail du sol et la nitrification , Revue scientifique, N°25 — 22 juin 1895
- La perméabilité de la terre , La Nature N°1182 — 25 janvier 1896
- Revue annuelle d’agronomie , Revue générale des sciences pures et appliquées — 30 janvier 1897
- Cultures dérobées d’automne , La Nature N°1373 — 16 septembre 1899
- Inoculation des sols destinés à porter des légumineuses , La Nature N°1500 — 22 février 1902 et N°1517 — 21 juin 1902
- La culture du blé en France , Revue générale des sciences pures et appliquées — 30 Aout 1902