Écailles et écaillières

G. Angerville, La Science Illustrée N°812 — 20 juin 1903
Dimanche 25 avril 2010

Ce n’est pas de nos jours que l’huître est devenue le régal des gourmets ; les Romains en étaient très friands, ils savaient l’engraisser et affiner sa saveur aussi bien que nos ostréiculteurs modernes. L’histoire rapporte que le fameux Vitelluis en mangeait deux à quatre fois par jour et près de 1200 chaque fois ; soit un total de plus de 4000 dans sa journée ; c’est peu croyable. Les Gaulois, nos ancêtres, avaient aussi beaucoup d’estime pour ce mollusque ; le moyen âge en fit une grande consommation, surtout pendant les longues périodes de jeûne. Il y a un siècle, les huîtres comme les autres coquillages et les poissons, arrivaient à Paris par diligence ou dans des voitures spéciales. Leur entrée dans la bonne ville où elles étaient tant aimées avait, lieu généralement le Jeudi soir ou le vendredi au matin ; on les transportait au port Saint-Nicolas, sur le quai des Écoles, dans des barques, sortes de viviers où on les conservait, Le cri de « A la barque !… A la barque ! » se répandait alors dans toute la ville, et chacun accourait pour choisir les huîtres les plus appétissantes.

Nos écaillières modernes, poussant leur petite voiture, crient toujours : « A la barque … A la barque … ? » bien que l’antique barque depuis longtemps soit morte, tuée par la locomotive ; cette survivance’ finira -par s’éteindre et bientôt rien ne subsistera plus de cette vieille coutume.

Avant de se laisser manger, l’huître se défend. Dans une des plus jolies fables de La Fontaine, un rat campagnard, en excursion au bord de la mer, aperçoit une foule d’huîtres « toutes closes » qu’il prend d’abord pour des vaisseaux de ligne ; mais l’une d’elles s’étant ouverte et bâillant au soleil « par un doux zéphyr réjouie », il acquiert aussitôt la conviction en la voyant si blanche et si grasse, que « c’est quelque victuaille », Dans l’espérance d’une bonne chère, il s’avance, « approche un peu le cou » et … l’huître se referme. Souvent est pris qui croyait prendre.

Cette souricière naturelle fonctionne souvent sur les bateaux huîtriers. Des souris, alléchées par l’odeur appétissante d’huitres entre-baillées, tentent d’en entamer la chair, mais le mollusque, dès qu’il perçoit le contact, referme sa coquille avec assez d’énergie pour étrangler l’envahisseur.

Malgré son épaisse coquille, l’huître ne se protège pas aussi bien contre tous ses ennemis. Beaucoup l’attaquent traîtreusement de façon à éviter la puissance de son muscle adducteur. Le buccin et le bigorneau se fixent sur sa coquille et la percent avec leur radula, sorte de langue munie de dents qui fonctionne à la façon d’une râpe, puis aspirent avec une sorte de trompe rétractile ou siphon les sucs nutritifs de leur victime. Ce n ’est que lorsque l’huître a atteint quatre à cinq ans qu’elle est à l’abri de leurs attaques.

Les étoiles de mer enlacent la coquille de leurs bras garnis d’aspérités comme une râpe, et en liment les bords jusqu’à la formation d’un passage suffisant pour pouvoir, par succion, en dévorer la chair. La crevette elle-même — qui le croirait ? — mange. les jeunes, huîtres après avoir percé leur coquille encore tendre. Elle se sert de son rostre denté en scie, comme un cuirassé de son éperon, elle se précipite de toute sa force sur la coquille à peine formée et finit par la trouer tant elle y met d’ardeur.

Il est un autre ennemi à laquelle l’huître ne résiste jamais, malgré la défense de son muscle, c’est l’homme … Ou plutôt sa plus faible moitié, car l’ouverture des huîtres constituait, jadis une profession presque exclusivement féminine, et les écaillières sont encore aujourd’hui fort nombreuses.

Ouvrir une huître est une opération qui exige un peu de force, sans doute, mais encore plus d’adresse et d’habitude ; il faut aussi un outil convenable, résistant à souhait. Chaque espèce d’huitre présente, au point de vue de l’ouverture de sa coquille, des inconvénients. La marennes et l’arcachon ont les bords cassants qui cèdent au moment de l’effort et causent des coupures profondes, irrégulières, à guérison lente ; la portugaise a des contours capricieux et il faut chercher par quel point on doit l’attaquer à la façon d’un assiégeant voulant enlever une place-forte ; le pied-de-cheval laisse passer assez facilement le couteau, mais exige un effort considérable pour la fracture de sa charnière et la section de son muscle.

Les écaillières, ont pour risques professionnels les coupures et écorchures des doigts et de la main et, s’il faut en croire une revue américaine de médecine, une inflammation spéciale de la cornée déterminée par les minuscules fragments de coquille pénétrant dans l’œil et se logeant dans les tissus de l’organe. Si localisée que soit la petite blessure qui en résulte ; elle n’en entraîne pas moins une grave inflammation générale. A Baltimore, le plus grand marché aux huîtres des États-Unis, la maladie en question est extrêmement fréquente chez les écaillières et les hôpitaux de cette ville qui traitent des maladies des yeux en ont vu plusieurs centaines de cas, dans ces dix dernières années.

Dès le moyen âge, il se fabriquait des couteaux spéciaux pour ouvrir les huîtres, mais ces instruments devaient être peu répandus, car ils sont fort rares dans les collections. Le musée de Cluny n’en possède que deux, l’un datant du XVIe siècle. L’autre du siècle suivant, C’est ce dernier que nous reproduisons. Il se compose d’une lame en fer enrichie d’inscriptions et d’ornements gravés ; le manche, très plat, est formé de deux plaques de cuivre jaune ajourées. Sur la lame sont écrits ces mots : « Vive le roy. » La phrase, quoique loyaliste alors, est peu de circonstance ; « Mort aux huîtres ! » eut mieux convenu en l’espèce ..

Les couteaux à huîtres ignorent aujourd’hui tous ces ornements ; ils sont formés d’une lame résistante et d’un manche simple, mais solide, souvent pourvu d’une garde pour éviter, Je choc de l’huître si la lame vient à glisser.

On emploie beaucoup aussi les« écaillières », instruments composés d’un levier, articulé fixé sur une table et muni, en un de ses points, d’une lame triangulaire.

En Amérique, on se sert beaucoup ; du coupe huitres. C’est une sorte de cisaille avec la quelle on pratique une légère incision à la partie la plus mince et la moins dure, c’est-à-dire celle qui est opposée à la charnière. On ferme alors la cisaille dont les deux branches réunies, forment couteau et on introduit cette lame en la poussant dans la direction du muscle qu’on coupe. La valve supérieure de l’huître s’enlève sans difficulté ; le travail se fait sans effort ni secousse, et les débris de coquille et la chute de l’eau contenue dans l’huitre sont évités.

Que deviennent les coquille des huitres que par millions on ouvre chaque année dans les grandes villes ? Beaucoup sont simplement jetées dans les décharges publiques qu’elles contribuent à combler. Il y a un meilleur parti à en tirer, mais il faut pouvoir les chauffer pour les rendre friables, et les utiliser pour l’amendement agricole. Chatin et Muntz ont montré qu’en plus du carbonate de chaux qui en forme la majeure partie, elles contiennent du fer, du soufre, du carbonate de magnésie, du manganèse, du fluor, du brome et de l’iode.

Le phosphore, joint au brome et à l’iode, justifie l’emploi depuis Ambroise Paré des écailles d’huîtres calcinées contre le rachitisme, les mauvais ulcères et le goitre. Il convient aussi de remarquer que les coquilles d’huîtres, qui entrent dans tous les remèdes des empiriques contre la rage, renferment, outre le, fluor, dont les propriétés physiologiques sont incertaines, le brome, substance antinévralgique, et l’iode, substance antisepticémique.

G. Angerville

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