La « pierre à aiguiser » de l’appétit, comme l’appelle Grimod de la Reynière, était déjà connue et appréciée des Grecs, qui l’employaient réduite en poudre dans leurs ragoûts, comme nous le faisons actuellement pour le poivre. A Rome, vers le début de l’ère chrétienne - l’histoire ne nous a pas conservé la date exacte d’un si mémorable événement - on commença à préparer ce condiment, sous forme de pâte liquide, en broyant la moutarde dans un mortier et en la délayant ensuite avec du vinaigre.
Dans les Gaules, au IVe siècle, on préparait la moutarde d’une façon qui nous semble aujourd’hui étrange ; on pulvérisait les graines dans un mélange de vinaigre, d’huile d’olive et de miel.
Dès le début du XIIIe siècle il y avait, à la cour des princes, des officiers de bouche appelés « moustardiers », qui étaient spécialement chargés de la fourniture de cette préparation. Sous saint Louis, les vinaigriers avaient seuls le droit de fabriquer et de vendre de la moutarde. Il existait aussi à cette époque des marchands nommés sauciers qui, lorsque arrivait l’heure du dîner, portaient des sauces dans les maisons et parcouraient les rues de Paris en criant : « Sauce à la moutarde ! sauce à l’ail ! sauce au verjus ! sauce à la ravigote ! » etc. Pantagruel prédit fréquemment à Panurge qu’il finira crieur de « saulce verte ».
La moutarde paraissait alors sur les tables beaucoup plus souvent qu’aujourd’hui ; elle figurait dans une foule de mets, il y avait même des soupes à la moutarde. Lors des fêtes que le duc de Bourgogne, Eudes IV, donna au roi Philippe de Valois à Rouvres, en 1336, on consomma, en un seul jour, 300 litres de moutarde. Il serait intéressant de savoir combien il fut bu de vin.
Louis XI était grand amateur de moutarde et ne dînait jamais hors du Louvre sans emporter avec lui un peu du précieux condiment favorable à ses digestions.
Parmi les fervents de la moutarde, il faut citer aussi le pape avignonnais, Jean XXII, Il en faisait mettre dans tous les plats qui lui étaient servis. C’est lui qui créa, pour un de ses neveux, cette fameuse charge de « premier moutardier du pape » qui a donné lieu depuis à tant de plaisanteries.
Au XVIIe siècle le commerce de la moutarde était considérable en France. A Paris, il n’y avait pas moins de 600 moutardiers, tous roulant leur brouette. Leurs statuts les obligeaient à être proprement habillés. Dans leur salle d’assemblée figuraient les portraits de tous les doyens de la corporation.
Au XIIIe siècle Angers et Dijon étaient les centres de la culture et de la fabrication de la moutarde française. Dijon les accapara bientôt et s’en fit une spécialité qu’il a gardée jusqu’à ces dernières années. « Il n’est moutarde qu’à Dijon » dit un vieux proverbe. Cependant, les sophistications auxquelles se livrèrent quelques industriels, la routine des procédés de fabrication transmis de père en fils sans modifications firent baisser la production dijonnaise dès la fin du XVIIIe siècle ; quelques marques seules demeurèrent estimées. Les moutardes anglaises, celles de Colmann surtout, commencèrent bientôt à pénétrer chez nous et y furent appréciées. Des fabricants s’établirent à Paris et dans les principales villes de France. L’un deux, un Bourguignon, Bornibus, vint s’installer à Paris et devint fameux à la fois par la perfection de ses produits et par une savante réclame très efficace à une époque où la publicité n’était pas aussi répandue qu’aujourd’hui.
Alexandre Dumas, dans son Dictionnaire de cuisine, ne lui consacre pas moins de 500 lignes à la moutarde ; Monselet, fort gourmand de son naturel, célèbre ses vertus en différents écrits ; des poètes ne craignirent pas de lui dédier quelques alexandrins : Bornibus connut à la fois la gloire et la fortune. Parmi les différentes formes qu’il donna à ses produits, il faut citer la moutarde en tablettes sèches comprimées et revêtues d’une feuille d’étain, Très utile pour les voyages au long cours, on l’employait en grattant avec un couteau la quantité désirée sur une assiette et en l’humectant de quelques gouttes d’eau.
Dès le XIIIe siècle, le moutardier joue un rôle important dans le service de la table. C’est une pièce d’orfèvrerie ou de Céramique composée d’une panse reposant sur un pied et munie d’une anse ; un couvercle souvent troué pour laisser passer une cuiller spéciale, la surmonte. Les moutardiers suivent naturellement les variations des styles. Parmi les plus élégants, il faut citer ceux de style Louis XV ; Pierre Germain en a dessiné de charmants, parmi lesquels celui que reproduit notre gravure.
De nos jours, le moutardier participe de l’éclectisme de nos goûts artistiques ; on en fabrique de toutes formes, de toutes les matières possibles, pour tous les goûts et toutes les bourses.