LE MONDE DES PLANTES Avant l’apparition de l’homme

G. de Saporta, la Revue Scientifique 11 octobre 1879
Lundi 1er juin 2009 — Dernier ajout dimanche 29 novembre 2015
Le Monde des plantes avant l’apparition de l’homme, par le comte De Saporta, correspondant de l’Institut, Un beau volume in-8° de 416 pages, avec 13 planches, dont 5 en couleur, et 118 figures dans le texte. (Paris, G. Masson, 1879.)

Les savants dont les patientes recherches ont accumulé les preuves sur lesquelles repose aujourd’hui la théorie de l’évolution ont trouvé dans le monde des végétaux, plus peut-être que dans le règne animal, les faits qui font le mieux ressortir la valeur de la grande doctrine philosophique. Quand nous disons le monde des végétaux, nous voulons parler surtout des végétaux fossiles, car ce n’est évidemment que par l’étude des flores éteintes, et leur comparaison avec la flore vivante, qu’on parvient à découvrir la filiation qui unit les types actuels à leurs ancêtres les plus éloignés, et à saisir par conséquent le mode d’évolution de ces types. La paléontologie végétale n’est encore, il est vrai, qu’à ses débuts, et il existe en elle de bien nombreuses et bien grandes lacunes. Cependant la rapidité avec laquelle cette science s’est développée, le nombre prodigieux de faits qu’elle a déjà recueillis, autorisent les plus belles espérances, et le jour n’est peut-être pas si éloigné où l’on aura déterminé sûrement les lignées ancestrales de la plupart de nos plantes. C’est à cela que tendent les efforts des paléontologistes, dont l’activité est d’ailleurs au-dessus de tout éloge. Depuis une trentaine d’années, leurs découvertes ont fourni la matière de gros volumes et d’une quantité de mémoires insérés un peu partout, dans les comptes rendus des académies des sciences, dans les bulletins des sociétés géologiques, etc. Cependant le profond enseignement qui se dégage de ces découvertes est resté jusqu’ici l’apanage à peu près exclusif des hommes compétents, et le public instruit, qui s’intéresse pourtant à tous les progrès, n’a été que rarement admis apprécier les résultats obtenus. C’était une injustice qu’il convenait de faire cesser, et pour cela un travail d’ensemble, résumant les progrès accomplis, et écrit de façon à être compris de tous, était nécessaire. Ce travail, nous l’avons aujourd’hui : c’est l’ouvrage qu’a publié ; M. de Saporta, l’un des représentants les plus autorisés de la paléontologie végétale.

M. de Saporta a consacré son premier chapitre à la théorie de l’évolution Il y passe successivement en revue les arguments les plus sérieux qu’ont fait valoir en faveur de cette théorie ses défenseurs les plus illustres. On comprend toute l’importance et tout l’intérêt qu’offre une pareille étude ; cependant nous ne nous y arrêterons pas, pressé que nous, sommes d’aborder l’examen des deux autres parties qui constituent le fond même de l’ouvrage. D’ailleurs M. de Saporta écrit en ce moment pour la Bibliothèque scientifique internationale un livre consacré spécialement à l’étude de l’évolution dans le règne végétal, où il montrera la filiation des. grandes familles de nos plantes.

L’étude des flores fossiles n’a pas seulement pour résultat de nous faire suivre l’évolution des plantes depuis l’ancêtre le plus ancien connu jusqu’au descendant actuel ; elle jette. aussi une vive lumière sur le mystérieux passé de la Terre, et notamment sur les conditions climatériques qui ont régné à sa surface et au milieu desquelles se sont accomplies les lentes révolutions de la vie organique. Le climat est certainement de tous les milieux celui dont l’influence se fait le plus vivement sentir sur la vie des êtres. Or nous savons combien sont nombreuses les causes qui concourent à l’établissement d’un climat : c’est la latitude et l’altitude, c’est le régime des vents, celui des eaux, c’est la nature et le relief du sol, c’est le voisinage ou l’éloignement de la mer. Toutes ces causes, dont les effets respectifs sont connus, ont dû évidemment agir dans le passé comme elles agissent aujourd’hui, mais on comprend que s’il fallait établir la part d’influence exercée par chacune d’elles aux diverses époques géologiques, on tomberait en présence de difficultés telles qu’on serait obligé d’y renoncer. Toutefois il est une de ces causes, la latitude, dont on peut, par analogie avec ce qui se passe sous nos yeux et abstraction faite de toute autre influence,connaitre les anciens effets. On sait qu’avec la latitude croit l’obliquité des rayons du soleil, et que par conséquent la température diminue dans la même proportion, c’est-à-dire qu’en général plus grande est la latitude d’une région, el moins chaud est son climat. Mais on sait aussi que la végétation suit la même marche que la température, pourvu toutefois qu’à la chaleur s’ajoutent des conditions" de sol et d’humidité convenables. La flore tropicale, la flore tempérée et la flore des régions polaires traduisent nettement la décroissance de la température de-l’équateur au pôle. Il existe même entre une flore et le climat sous lequel elle vit une relation si étroite que connaissant l’un on peut se représenter l’autre. Ce n’est pas au Groenland que croissent les palmiers, et ce n’est pas non plus dans les chaudes plaines de l’Afrique équatoriale qu’il faudrait aller chercher des sapins. Chaque climat a donc sa flore et chaque flore son climat.

La paléontologie a constaté l’éternité et l’universalité de cette loi ; mais elle a constaté en même temps un fait étrange qui reste encore inexpliqué. Le voici : Les différents climats de la terre n’ont point toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui, ni comme température ni comme distribution. Il est bien entendu que nous ne parlons ici que des époques qui se sont succédé depuis celle où nous faisons remonter les plus anciennes plantes connues. Si l’on se transporte par la pensée vers la fin de la période tertiaire et que, laissant derrière soi l’époque quaternaire, on remonte le cours des âges, on constate comme une extension croissante de la zone tropicale, ce qui équivaut à une élévation de température par toute la terre. Plus étendue à l’époque pliocène que de nos jours, cette zone l’était plus encore à l’époque miocène, encore plus pendant l’éocène, et ainsi de suite jusqu’au moment où elle embrassait pour ainsi dire toute la surface terrestre ; car, à ce moment, régnait partout une température égale oscillant faiblement entre certaines limites. Cette égalité climatérique, que M. de Saporta fait remonter au moins jusqu’au temps des houilles, cessa probablement vers l’époque de la craie inférieure. Tel est le fait qui ressort le l’examen des flores des différents âges.

Entrons dans quelques détails. L’époque quaternaire, contrairement à l’opinion soutenue par la majorité des géologues, n’a pas été, en France spécialement, et probablement aussi dans les autres contrées, une période de froid universel. Le nom de glaciaire qu’on lui a donné lui convient certaine ment, à Cause de l’extension énorme et inconnue jusqu’alors des glaciers, dont les traces restent comme le caractère principal de cette époque. Mais, à de certaines distances des glaciers existaient, sans aucun doute des vallées au climat sinon très chaud, du moins tempéré. La faune et la flore mixtes à cette période le prouvent surabondamment. Les restes de grands animaux, recueillis dans les alluvions anciennes de la Seine et de la Somme, et déterminés par MM. Lartet et Gaudry, ont démontré que les espèces considérées comme indices d’un climat très froid se trouvent associées à d’autres d’un caractère diamétralement opposé. A côté du mammouth, on a rencontré l’éléphant antique, qui se rapprochait de celui de l’Inde ; l’hippopotame des fleuves d’Afrique peuplait les eaux de la Seine, tandis que l’hyène du Cap fréqyentait le midi de la France. L’étude de la flore forestière, dont on trouve les restes nombreux dans les tufs contemporains de ces animaux, conduit aux mêmes résultats : la vigne, le laurier, le figuier s’y montrent en abondance, non seulement dans nos régions méridionales, mais aussi à Moret, près de Paris. On y trouve aussi le laurier des Canaries, bien plus frileux que le nôtre. Les arbres du nord, à la même époque, étaient des pins, des tilleuls,des érables, des chênes.

Tous ces faits prouvent que les animaux et les plantes quaternaires, caractéristiques des climats froids n’existaient que dans le voisinage des glaciers, et que, plus loin, dans les vallées, vivaient des êtres dont la présence indique un climat plus doux que le nôtre, comme aussi plus humide.

La chaleur moyenne annuelle nécessaire à l’existence de ces derniers êtres ne saurait être évaluée à moins de 14 à 15 degrés centigrades. Mais, si nous nous plaçons maintenant en pleine période pliocène, c’est auprès de Lyon que nous rencontrons les mêmes végétaux, avec d’autres d’un caractére encore plus méridional. A cette époque, en effet, le laurier-rose fleurissait sur les bords de la Saône en compagnie du laurier et de l’avocatier des Canaries, du bambou, du magnolia et du chêne vert. Les exigences climatériques bien connues de ces diverses essences autorisent à assigner à la contrée une moyenne annuelle de 17 à 18 degrés, et comme la moyenne actuelle de Lyon est de 11 degrés seulement, on peut juger de la différence de température gui sépare notre époque de l’époque pliocène. De plus, comme le fait remarquer M. de Saporta, non seulement le chiffre qui exprime le climat de Lyon pendant le pliocène se trouve plus élevé que celui qui s’appliquait aux environs de Marseille aux temps quaternaires, mais au lieu de correspondre au 43e degré de latitude, ce chiffre plus élevé coïncide avec le 46e ; il marque ainsi une progression de la chaleur dans le sens des latitudes, progression dont l’effet est de faire remonter vers le nord les hautes températures, à mesure que l’on s’enfonce dans le passé.

Ce curieux phénomène apparaît encore bien plus évident et bien plus général si l’on se transporte par la pensée à l’époque miocène. Là, les documents abondent dans l’hémisphère boréal tout entier, et l’on peut déterminer avec exactitude les climats de toutes les latitudes, depuis le 40e jusqu’au 80e degré. Les plantes fossiles, rapportées par les différents voyageurs des régions polaires, et dont l’admirable conservation atteste que dans ces régions la vie s’est, à un moment donné, comme endormie, ces plantes, disons-nous, montrent que les glaces n’ont pas toujours désolé le pôle. L’un des principaux gisements de ces végétaux a été trouvé sur la côte occidentale du Groënland, à Atanekerdluk, par 70 degrés de latitude, dans la presqu’île de Noursoak. Sur les flancs d’un ravin escarpé, à une hauteur de 1000 pieds anglais, existent des lits entièrement pétris de feuilles et d’autres débris empâtés dans une roche très ferrugineuse. La masse des feuilles entassées est vraiment surprenante ; des troncs encore en place, des fleurs, des fruits, des insectes les accompagnent. M. Heer, qui a étudié ces précieux restes, dit que là s’élevait une vaste forêt où dominaient les séquoias, les peupliers, les chênes, ’les magnolias, les plaqueminiers, les houx, les noyers et une foule d’autres essences. Plus au nord encore, et jusqu’au 80e degré de latitude, on a trouvé des plantes aquatiques, des potamots, des nénuphars, des joncs, etc., et des plantes terrestres : cyprès chauves, thuyas, sapins, platanes, tilleuls, érables, sorbiers, magnolias même, dont l’ensemble constituait de grandes forêts. L’illustre professeur de Zurich, M. Heer, a reconnu que la plupart de ces plantes étaient miocènes, et la conclusion de sa belle étude de cette végétation arctique est que, si les latitudes étaient, à cette époque, comme toujours d’ailleurs, disposées dans le même ordre, c’est-à-dire si l’axe terrestre ne s’est pas déplacé, toutes les régions recevaient plus de chaleur, et, par suite, la ligne des tropiques remontait bien plus loin dans la direction du nord. La différence, lors de la période miocène, peut être évaluée à 25 ou 30 degrés de latitude en ce qui concerne les régions boréales, c’est-à-dire qu’il faut aujourd’hui à descendre jusqu’au 40e ou 45e degré pour retrouver la température et la végétation qui existaient alors vers le 70e degré dans Ie Groënland.

L’étude des flores plus anciennes ne fait qu’apporter de nouvelles preuves de ce phénomène d’extension de la chaleur suivant les latitudes, et elle nous conduit enfin à cette égalité climatérique dont nous avons parlé plus haut, et qui a régné pendant l’époque jurassique et les époques antérieures. « Tout porte à penser cependant, fait remarquer M. de Saporta, lorsque l’on aborde le temps des houilles et l’âge le plus reculé de l’histoire des êtres organisés, que, si rien n’est changé relativement à l’action du foyer calorique qui inonde la terre entière de ses effluves, d’autres changements ont dû se produire, et qu’ils furent sans doute assez profonds pour imprimer à notre globe un aspect très éloigné de celui qu’il a présenté depuis, et pour créer même des conditions d’existence dont rien ne saurait plus nous donner l’idée. » Nous ignorons, en effet, les conditions de milieu dans lesquelles les premiers êtres ont fait leur apparition et se sont développés. On a soutenu à cet égard beaucoup d’hypothèses, mais les faits sur lesquels elles reposent ne sont encore li assez nombreux ni assez probants. Pour résoudre celte question, importante entre toutes, force nous est donc de nous en remettre à l’avenir.

Quant à la cause de l’égalité climatérique par toute la terre, aux époques primaire et secondaire, elle nous est également inconnue. Toutes les explications qu’on en a données ont été successivement repensées. Le déplacement de l’axe de la terre, l’inclinaison de cet axe sur l’orbite de notre planète, l’influence du feu central, la précession des équinoxes, etc, telles sont quelques-unes des hypothèses émises à ce sujet. Nous renonçons à les énumérer toutes, car nous serions entraînés trop loin. Il en est cependant une sur laquelle insiste M. de Saporta, non pas parce qu’elle explique tout, mais parce qu’elle a du moins l’avantage de s’accorder avec la célèbre théorie cosmogonique de Laplace, et celui non moins grand de s’adapter parfaitement aux phénomène du monde primitif, tels que nous les font concevoir les données actuelles de la science, Cette hypothèse a été émise par M. Blandet, il y a déjà quelques années. On sait que, d’après la théorie le Laplace, le système solaire tout entier était à l’origine une immense nébuleuse, qui s’est depuis peu à peu condensée en abandonnant successivement des anneaux de matière cosmique, lesquels anneaux sont devenus les planètes. L’astre central, s’est, par suite, réduit de plus en plus, est devenu plus dense, plus lumineux et plus ardent, jusqu’à ce qu’il ait atteint les dimensions et les propriétés de notre soleil actuel. En d’autres termes, si l’on pouvait remonter le cours des âges, on verrait le soleil augmenter progressivement de volume, mais sa chaleur et sa lumière perdraient en intensité, suivant la même proportion. Sans doute, nous ne pouvons pas savoir par quel soleil était éclairée la terre, lors des premières manifestations de la vie ; mais, si la théorie de Laplace est vraie, nous pouvons supposer que ce soleil était beaucoup plus grand que le nôtre.

Dans de telles conditions, cependant, bien des phénomènes s’expliquent. Ce grand soleil, occupant une bonne partie de l’horizon, devait donner lieu à des crépuscules si lumineux et si prolongés, que la nuit en était peut-être annulée. En envoyant des rayons perpendiculaires beaucoup plus loin de l’équateur qu’aujourd’hui, l’élargissait par le fait même la zone torride. Sa lumière plus calme et sa chaleur moins vive, mais plus égale, d’une part ; une atmosphère terrestre plus épaisse et plus humide, de l’autre, tout cela explique bien cette égalisation de température, ces jours à demi voilés, ces nuits transparentes, ce tiède climat des régions polaires, phénomènes que nous considérons comme ayant présidé au développement des êtres primitifs. Enfin le soleil primaire, par sa lente condensation qui l’a insensiblement amené à son état actuel, dut nécessairement entraîner le rétrécissement de la zone tropicale, c’est-à-dire faire cesser l’égalité climatérique antérieure, laisser le froid s’établir définitivement au pôle, et concentrer sa chaleur sur la région équatoriale. Telle est l’hypothèse hardie, mais séduisante, qu’a émise M. Blandet. Sans doute celte hypothèse laisse bien des points obscurs, mais les nombreux partisans de la théorie de Laplace ne peuvent s’empêcher de lui reconnaître une importance sérieuse d’autant plus qu’elle fait, en réalité, partie de la théorie. elle-même .

Il nous reste maintenant à parcourir le remarquable chapitre que M. de Saporta a consacré à l’étude des périodes végétales. Remarquons tout d’abord que ce mot cc périodes » n’implique nullement ces bouleversements généraux. auxquels ont pu croire les premiers géologues, qui supposaient l’histoire du globe partagée en périodes tranchées, dont chacune était inaugurée par une création distincte et terminée par une destruction subite et universelle. M. de Saporta prend soin d’ailleurs de nous prévenir contre celte erreur que tous les faits condamnent. « La nature, toujours active, dit-il, n’a eu réellement ni intermittence ni temps de sommeil ; la vie, depuis son apparition première, n’a cessé d’habiter la terre. Affaiblie parfois, jamais interrompue, elle y a fait circuler sans trêve une sève Constamment féconde. Les époques et lés révolutions, auxquelles les géologues ont donné des noms, n’ont de valeur qu’autant que l’on s’en sert pour introduire de grandes lignes divisoires au sein d’une durée pour ainsi dire incalculable, mais, à voir les choses de près, les êtres se sont toujours succédé, sans que l’extinction de certains d’entre eux ait jamais empêché les autres de survivre à ces derniers et d’occuper leur place. Les révolutions physiques, essentiellement accidentelles et inégales, n’ont jamais été radicalement destructives. S’il a existé des périodes moins favorables que d’autres au développement de la vie, ces intervalles relativement appauvris, ont cependant possédé des êtres organisés qui, plus tard, en se multipliant et se diversifiant, ont aisément repeuplé le globe ».

M. de Saporta divise le monde des végétaux fossiles en quatre grandes périodes : ,1° la période primordiale ou éophytique, correspond aux terrains Laurentien, Cambrien et Silurien ; 2° la période carbonifère ou palëophytique comprend le Dévonien, le Carbonifère et le Permien ; 3° la période secondaire ou mésophytique commence avec le Trias et va jusqu’à la fin de la craie chloritée ; 4° enfin la période tertiaire ou néophytique embrasse tous les autres terrains, depuis la craie de Rouen, jusques et y compris le Pliocène.

La flore de la période éophytique est pour ainsi dire inconnue. Les débris qui la représentent ont, en général, un caractère si vague, qu’on n’est pas encore d’accord sur la véritable nature de la plupart d’entre eux. Le graphite qu’on trouve dans le Laurentien indique cependant que, dès cette époque, il existait des végétaux en assez grande abondance. Dans le Cambrien et le Silurien, on a rencontré des fossiles qu’on a interprétés de différentes façons, et dans lesquels on semble aujourd’hui disposé à voir des algues. Les fameux bilobites, si abondants à la base du Silurien, paraissent également avoir été des algues de très grande taille. Enfin certaines plantes marines, comme celles qui sont représentées par la figure 38, se rapportent à un type d’algues si saillant, qu’il est difficile de le méconnaître. Plusieurs de ces plantes se lient d’ailleurs incontestablement à des types beaucoup plus modernes, dont elles reproduisent la forme générique, et prouvent que cette flore primordiale ne se sépare pas réellement de celles qui l’ont suivie. On peut même affirmer que certaines algues siluriennes ont eu une durée si prodigieuse et une ténacité de caractères si prononcée, que leurs derniers descendants directs peuplaient encore les mers européennes, vers le milieu des temps tertiaires. Quant aux plantes terrestres primordiales, elles sont excessivement rares, et celles que l’on a jusqu’ici recueillies semblent démontrer qu’à l’époque silurienne, à laquelle elles appartiennent, les formes végétales représentaient des types que l’on rencontre dans les terrains suivants, et qui en sont caractéristiques. Voici celles que M. Lesquereux a observées dans le Silurien supérieur des États-Unis (fig. 39), et parmi lesquelles il convient de signaler tout particulièrement le Psilophyton, qui a disparu avec le Dévonien, et dont les caractères ambigus le rapprochent à la fois des Fougères par les Hyménophyllées, des Lycopodiacées par les Psilotum, et des Rhizocarpées par les Pilularia.

Avec le Dévonien les choses changent. Le mauvais état de conservation des végétaux fossiles appartenant à cette formation n’a pas permis, il est vrai, d’en faire une étude parfaite, mais à l’aspect de ceux que l’on possède, on devine qu’à cette époque le règne végétal était déjà puissant et varié, et que la nature était à la veille d’enfanter cette flore carbonifère, dont l’exubérance inconnue jusque-là n’a jamais été égalée depuis. Cette flore, à la description de laquelle de nombreux ouvrages ont été consacrés, est pour nous d’autant plus intéressante et importante, qu’elle a fourni les éléments de la houille, l’âme de l’industrie comme on l’a si justement appelée. On sait que les conditions dans lesquelles s’établirent les houillères ressemblent beaucoup aux conditions au milieu desquelles les tourbières se forment actuellement. Comme le fait observer M. de Saporta, il y eut, à l’époque carbonifère, une émersion opérée sur une grande échelle, émersion suivie de retours, mais renouvelée à plu. sieurs reprises, de l’espace insulaire ou continental, jusque-là recouvert par les eaux. Ce mouvement d’émersion eut pour effet de constituer autour des terres primitives, dont le relief tendait à s’accentuer, une ceinture de plages basses destinées à retenir les eaux venant de l’intérieur et à les réunir au fond de vastes dépressions. C’est ainsi que s’établirent des lagunes aux bords vagues, aussi vastes que peu profondes, facilement envahies par les plantes amies des stations aquatiques. Si l’on joint à cela la chaleur humide de la température, l’épaisseur de l’atmosphère chargée de vapeurs, et par suite des pluies d’une fréquence et d’une violence extrêmes, on comprend combien un pareil milieu a dû être favorable au développement de la végétation carbonifère.

Les plantes qui constituent cette flore appartenaient exclusivement aux deux classes des Cryptogames vasculaires et des Phanérogames gymnospermes. En tête des Cryptogames se placent les Calamariées, qui rappellent, sous une apparence gigantesque, les Prêles de nos jours ; à côté se placent les Astérophyllites, les Annulariées, les Sphénophyllées ; puis viennent des Fougères très variées de forme et de structure, et des Lycopodiacées du type lépidendroïde. Certaines plantes, les Bornia, les Calomodendrées, les Sigillariées, forment comme un trait d’union entre les Cryptogames et les Phanèrogames, Celles-ci étaient des Gymnospermes, c’est-à-dire des végétaux assimilables par la classe aux Cycadées, aux Conifères et aux Gnétacées actuelles. Les véritables Phanérogames, les Angiospermes, n’apparurent que beaucoup plus tard. La flore carbonifère comprenait en outre quelques Cycadées, telles que le Nœggerathia foliosa et un Pterophyllum, découvert récemment par M. Grand’Eury ; quelques Conifères vraies, comme les Walchia ; des Taxinées plus ou moins voisines de notre Ginkgo, enfin le groupe nombreux des Cordaïtées, dont la plupart étaient de grands arbres, et dont la perfection relative permet non seulement de les placer en tête des Gymnospermes, mais encore de voir en eux des tendances de passage à la classe des Angiospermes.

La flore permienne qui succéda à la flore carbonifère n’est qu’un bien pâle reflet de celle-ci. Les types caractéristiques du dernier âge disparaissent, tandis que d’autres, les Cycadées, les Conifères (fig. 40), les Taxinées, se développent et tendent à devenir prépondérants. le Permien est donc une époque de transition, aux caractères ambigus, pendant laquelle ont été en quelque sorte élaborés les éléments constitutifs de la végétation suivante. On en peut dire autant du Trias, par lequel commence la période secondaire ou mésophytique. « Le Trias, dit M. de Saporta, paraît correspondre à une de ces périodes de renouvèlement où les types en voie de décadence achèvent de disparaître, tandis que ceux qui doivent les remplacer s’introduisent successivement. Les premiers laissent des vides parce qu’ils se réduisent à un nombre décroissant d’individus, les seconds sont encore obscurs et clair-semés. La vieillesse et l’enfance sont également faibles, et, dans les temps où ces deux extrêmes se trouvent seuls en présence, la nature revêt nécessairement un caractère de dénuement et de monotonie. »

Une transformation déjà accentuée se manifeste au commencement de l’époque jurassique, et l’on se trouve bientôt en présence d’une flore nouvelle d’où les types carbonifères ont disparu, mais où, sauf quelques rares Monocotylédones, les Angiospermes font encore défaut. Toujours des Cryptogames et des Gymnospermes, les premières représentées par des Fougères ou des Prêles, les secondes par des Cycadées et des Conifères. Du Spitzberg à l’Indoustan, de l’Europe à la Sibérie, partout les mêmes formes végétales, de sorte que le caractère de la flore jurassique, c’est la monotonie, c’est l’immobilité et une indigence relative. Cependant on ne tarde pas à y distinguer deux sortes de végétations ; l’une, particulière aux plaines basses et humides, comprend le belles Fougères, des Cycadëes (fig. 41), et l’autre, couvrant les régions accidentées, se compose de genres différents des mêmes familles, mais surtout de Conifères de grande taille dont les forêts d’alors étaient en majeure partie constituées.

Nous ne savons pas sous l’influence de quelles conditions s’est effectuée l’évolution organique à laquelle est due l’apparition des plantes Dicotylédones, des végétaux à feuillage ; mais ce que nous savons, c’est qu’à partir de l’horizon de la craie cénomanienne, commencement de la période néophytique, ces végétaux se montrent sur une foule de points et se multiplient avec une grande rapidité. Partout où l’on a signalé l’existence du Cénomanien et où l’on a pu recueillir les restes végétaux de cet âge, on a constaté la prédominance des Dicotylédones et la décroissance des Cycadées et des Conifères. Celte révolution, dit M. de Saporta, a été aussi rapide dans sa marche qu’universelle dans ses effets, Il serait certes intéressant de suivre l’auteur dans l’énumération qu’il fait des ancêtres de nos végétaux communs actuels, de lui voir décrire les premiers des peupliers, des hêtres, des lierres, des châtaigniers, des platanes et autres. mais cela nous conduirait bien loin et nous forcerait à donner à cet article une étendue dont nous ne pouvons disposer ici. Nous avons d’ailleurs suivi, et c’était là l’important, l’évolution végétale à travers ses principales phases, c’est-à-dire que nous avons en quelque sorte assisté à l’apparition successive des différer. tes classes de plantes ; nous avons vu se produire dans la végétation des mouvements de hausse et de baisse, des périodes d’activité alterner avec des périodes de repos relatif, et cette suite ou mieux ce défilé de phénomènes nous a permis, sinon de comprendre, du moins de constater les transformations de la vie dont l’ensemble s’appelle l’Évolution.

Nous trouverions des phénomènes analogues dans la série des temps tertiaires, à l’étude de laquelle M. de Saporta a consacré son plus long chapitre. Cette partie de son livre vaut surtout par les nombreuses descriptions de plantes qu’elle contient. Elle nous montre plus que de simples successions de flores. La différenciation toujours croissante des divers types, et par suite la multiplication des espèces, nous conduisent insensiblement à l’état actuel du monde végétal. Nous voyons naitre les flores locales, dont quelques-unes sont si nettement définies qu’on a pu, l’imagination aidant un peu, reconstruire, à l’aide de quelques fragments bien conservés, les principaux genres ou espèces dont elles étaient composées. La figure 36 représente un groupe de ces plantes ainsi restaurées. Les nombreuses modifications qu’a subies le règne végétal pendant l’âge tertiaire, la formation de flores locales, etc., s’expliquent aisément si on se rappelle ce que nous avons dit plus haut de l’influence qu’exerce le milieu sur les êtres vivants et en particulier sur les plantes, qui ne peuvent pas le fuir. L’égalité climatérique n’existe plus ; le continent européen, jusque-là constitué par des Iles, tend pour ainsi dire à s’agréger, à prendre la forme que nous lui voyons aujourd’hui ; le sol est soumis à des mouvements d’oscillation qui changent souvent la configuration et le relief des diverses contrées ; des lacs d’eau douce s’établissent, puis disparaissent ; la nature du sol varie à plusieurs reprises, des dépôts marins recouvrent des dépôts d’eau douce et réciproquement. Cette instabilité du milieu a dû évidemment s’accompagner d’une instabilité de la flore et amener ces différences qui ont fini par constituer la végétation européenne de notre temps.

Comme nous l’avons fait remarquer, en parlant des anciens climats, lorsqu’on remonte le cours des âges et en particulier des âges tertiaires, on voit la végétation prendre de plus en plus le caractère tropical ; voilà pourquoi à ces époques existaient en Europe une multitude dé formes qui n’y peuvent plus vivre aujourd’hui. Les Palmiers et les Cycadées (fig. 37), les grandes et belles Fougères ont pris depuis longtemps la route de l’exil.,En revanche, d’autres formes n’ont jamais quitté la région où elles sont nées, c’est-à-dire où elles ont apparu pour la première fois. Tels sont, par exemple, le laurier, la vigne, le lierre et autres.

Les nombreuses figures que M. de Saporta a intercalées dans son texte, tout en nous représentant les principaux types végétaux du passé, nous offrent encore l’avantage de pouvoir comparer les espèces de même type, et de constater de visu les modifications respectives de ces espèces et leur passage des unes aux autres. Nous sommes loin, sans doute, de posséder tous les termes de toutes les séries j mais ce que nous savons de quelques-unes nous permet de juger, par analogie, de ce qui a dû se passer chez les autres. Voici, par exemple, des formes de chênes paléocènes et éocènes (fig. 42), qui montrent nettement comment s’est exercée sur cette essence l’influence du climat, depuis la formation de Gelinden, base du paléocène, jusqu’aux gypses d’Aix, c’est-à-dire l’éocène supérieur. Les formes représentées ici appartiennent à la catégorie des chênes à feuilles entières ; mais il y a aussi une autre catégorie à feuilles dentées ou lobulées dans laquelle nous pourrions constater des modifications analogues. On voit que les feuilles, d’abord ovalaires, tendent de plus en plus à s’allonger, et ces formes lancéolées expriment bien réellement l’action du climat chaud et sec de l’éocène, qui succéda au climat chaud, mais humide, du paléocène.

Deux autres exemples saillants de ces filiations d’espèces nous sont fournis par le type laurier (fig. 43) et par le type lierre (fig. 44). Les variétés larges du Laurus primigenia conduisent insensiblement au Laurus canariensis. « Il semble, dit M. de Saporta, que les formes étroites de ce même Laurus primigenia,qui sont en même temps les plus anciennes, marquent l’existence d’une race due à l’influence du climat éocène. Les effets de cette influence s’atténuent graduellement à mesure que l’on s’avance vers l’Aquitanien, et, à Armissan d’abord, à Manosque ensuite, la liaison entre les feuilles amplifiées du Laurus primigenia et celles des Laurus canariensis et Laurus nobilis se prononce de plus en plus. Le Laurus princeps, du miocène supérieur, se rapproche plus encore de notre laurier, dont la race canarienne se montre enfin avec tous les caractères que nous lui connaissons, à Meximieux, dans le pliocène inférieur . »

Quant au lierre, son ancêtre le plus éloigné est une espèce de la craie cénomanienne de Bohême, l’Hedera primordialis, dont la feuille large atteste l’humidité de l’ancien climat sous lequel elle a vécu. L’espèce paléocène, Hedera prisca, trouvée à Sézanne, s’éloigne sensiblement de l’espèce précédente par les saillies anguleuses de sa feuille et par ses dimensions plus petites. L’Hedera Philiberti, découvert récemment dans les gypses d’Aix par M. le professeur Philibert, témoigne bien par sa forme étroite et pointue, de l’influence du climat éocène. Il rappelle étonnamment les formes les plus maigres du lierre d’Alger, et aussi les formes que prend le lierre européen, lorsque ses tiges rampent sur le sol ; de sorte que ces deux dernières races peuvent bien avoir eu l’ Hedera Philiberti pour point de départ commun. L’Hedera Kargii, caractérisé par ses très petites feuilles, semble dériver de l’Hedera prisca. L’Hedera acutelobata diffère à peine de l’espèce actuelle, de même que l’Hedera Mac-Cluri se confond presque avec le lierre d’Irlande. En résumé, si l’on considère les variétés que présente notre lierre actuel, on est tenté de croire que les formes anciennes n’ont appartenu qu’à des races d ’une même espèce.

Nous terminerons là cette analyse. Les lecteurs désireux de mieux connaitre l’important sujet que nous n’avons fait qu’effleurer auront toujours la facilité de recourir à l’ouvrage de M. de Saporta, dont la lecture est d’ailleurs aussi agréable qu’instructive.

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