Les variations morphologiques d’un type de plantes : Les ancêtres directs et les races sœurs ainées du Ginkgo actuel

Gaston de Saporta, La Nature 1882
Dimanche 18 décembre 2011 — Dernier ajout dimanche 29 novembre 2015

1e partie — N°479, 5 août 1882

Dans un travail précédemment publié, nous avons terminé l’histoire du Ginkgo Biloba en temps qu’espèce particulière. Après avoir suivi les traces de ses migrations à la surface du globe, après avoir déterminé le lieu probable de son berceau, nous allons pénétrer au sein d’un âge plus reculé, antérieur à celui qui vit le Ginkgo naître et constituer une forme distincte, destinée à survivre longtemps à ses congénères. Au fond de ce passé, nous retrouverons encore des Ginkgos, nous verrons même le type des Salisburia, loin de s’atténuer, accroître son importance numérique et occuper une place relativement plus considérable, soit vers le pôle, soit en Sibérie, soit en Europe, à mesure que de la craie nous rétrograderons dans le jurassique. Plus loin encore, par delà ce dernier terrain, ce ne seront plus même des Salisburia vrais. mais des prototypes de ce groupe que nous rencontrerons ; l’étude de ces origines premières ne nous offrira que plus d’attrait. Pour le moment, il nous faut rechercher, dans la craie d’abord, dans le jurassique ensuite, en allant toujours d’avant en arrière, les formes ancestrales directes ou éloignées et collatérales, d’où a pu provenir notre Ginkgo.

Je donnerai désormais le nom de Salisburia à toutes les espèces antérieures à notre Ginkgo, congénères de celui-ci, mais pourvues, à ce qu’il semble, de feuilles coriaces et persistantes, que nous aurons à signaler dans les terrains secondaires. L’ensemble de ces formes ancestrales formera pour nous le genre Salisburia dont le Ginkgo représenterait une sorte de prolongement partiel et de rameau isolé, venu jusqu’à nous à travers le tertiaire.

Le Groënland septentrional, le long de sa côte orientale, par 70° 37’ lat. N., a fourni a M. Heer deux ensembles distincts de plantes crétacées ; les unes, plus anciennes, se rattachent à l’horizon de l’urgonien, c’est-à-dire à l’un des échelons inférieurs de la série crétacée ; elles proviennent de la partie nord de la presqu’île de Noursoak. Les autres, plus récentes relativement, ont été recueillies sur un point sud de la même presqu’île, aux environs et surtout au nord-ouest d’Atanekerdluk, inférieurement aux lits miocènes, qui renferment aussi de nombreuses empreintes végétales. Ce second ensemble a reçu de M. Heer la dénomination collective de flore du système d’Atané ou des couches d’Atané. La flore recueillie dans ces couches a été rapportée par M. Heer à la partie récente de la craie. Une comparaison des éléments qu’elle renferme avec ceux qui distinguent les horizons correspondants et nettement définis de la craie d’Europe autorise à la placer à la hauteur du cénomanien et du turonien, tout en tenant compte des différences que la distance et les effets même ne la latitude ont dû entraîner dans la végétation respective de l’Europe centrale et du Groënland contemporains.

Ces différences, maintenant accentuées d’une façon si énorme, étaient alors au contraire des moins prononcées, et en remontant encore plus en arrière, nous les verrons tendre à s’effacer ou même s’annuler presque entièrement.

La flore nord-groënlandaise de la craie supérieure comprenait à peu près les mêmes Fougères qui étaient alors propres à l’Europe centrale, notamment des Gleichéniées. Les mêmes formes de Sequoia (S. Reichenbachi Hr.) accompagnées d’une Cycadée (Cycadites Nilssoni Hr.) s’y montraient également. Puis, de même qu’en Bohème et dans le midi de la France à la même époque, de nombreuses Dicotylées primitives, parmi lesquelles on distingue assez nettement des Peupliers à feuilles coriaces (P. Bergremi Hr., — P. hyperborea Hr., --- P. stygia Hr.), des Figuiers (F. protogœa Hr.), des Magnolias (M. Capellini Hr., — M. alternans Hr.), des Araliacées, des Sapindacées, un Credneria, etc., viennent s’offrir à l’observateur. Les Magnolia alternans et Capellini sont communs à cette flore et à celle de la craie cénomanienne du Nébraska, aux États- Unis. Le genre Credneria caractérise le quadersandstein ou craie cénomanienne d’Allemagne. Les Magnoliacées, Araliacées et Sapindacées reparaissent dans le turonien de la France méridionale.

La barrière opposée par la latitude était donc alors presque insignifiante. C’est uniquement par la fréquence relative de quelques types, celui des Peupliers, par exemple, qu’un certain abaissement de température se laisse entrevoir dans l’extrême Nord comparé à l’Europe contemporaine. L’absence des Palmiers, qu’il est possible de noter comme dès lors étrangers à la zone circumpolaire, ne fournit pas un argument aussi péremptoire de cet abaissement, qu’on serait tenté de le croire à première vue. En effet, les Palmiers eux-mêmes étaient encore très rares partout, et pour ainsi dire exceptionnels du temps de la craie, comme l’a démontré récemment l’élude de la riche flore turonienne de Bagnols (Gard), dont je dois la connaissance à mon ami le professeur A. F. Marion. On ne remarque dans cette flore, en dépit de sa situation méridionale, aucun vestige de Palmiers, à côté de nombreuses Dicotylées et d’un fragment déterminable de Cycadée. Les Fougères coriaces et d’affinité jurassique sont seulement plus nombreuses proportionnellement dans le turonien de Bagnols, tandis que dans le Groënland septentrional, de même qu’à Moletein, à Quetlinburg et à Aix-la-Chapelle, ce sont plutôt les Gleichéniées qui dominent sur les autres Fougères. C’est au milieu de cet ensemble remarquable de formes végétales associées que M. Heer a rencontré un Ginkgo ou Salisburia, le Salisburia primordialis Hr., qui s’écarte assez notablement de l’espèce actuelle pour qu’on ne puisse songer à le confondre avec celle-ci.

La feuille est soutenue par un long pétiole, relativement large, puisque son épaisseur n’est pas moindre de 2,50mm ; le limbe est réniforme, il mesure une étendue transversale presque double du diamètre longitudinal ; il est fimbrié plutôt qu’incisé et arrondi le long des bords supérieurs, tandis que la base échancrée n’a rien de décurrent sur le pétiole.

Cette feuille est accompagnée de fragments d’organes fructificateurs qu’on en a rapprochés avec raison, et qui consistent en une graine ovale, insérée sur une base en forme de cupule étroite, sur un pédoncule dont le sommet présente la trace d’une autre insertion qui se rapporte à une seconde graine avortée ou tombée. Une autre graine, toujours ovale, a été recueillie isolément dans les mêmes couches. La forme de la graine, plus petite et affectant un contour ovale, au lieu d’être arrondie, comme dans le Ginkgo Biloba, distingue bien l’espèce crétacée arctique de la nôtre et ce caractère joint à celui que l’on peut retirer de la feuille elle-même, nous engage à reconnaître dans le Salisburia primordialis une race distincte et collatérale, plutôt qu’un ancêtre dont le Ginkgo actuel serait directement issu.

Dans la flore urgonienne et par conséquent dans le crétacé inférieur de Kome (Komeschichten de Heer), les Dicotylées ne se montrent pas encore ; les Gleichéniées présentent par contre le plus riche assemblage d’espèces qu’elles aient jamais offert ; les Cycadées comptent neuf espèces distribuées en quatre genres ; elles sont associées à des Glyptostrobus, à des Sequoia, à des Pins, à des Sapins variés. C’est surtout à la fréquence de ces derniers que cette flore doit son caractère le plus saillant, celui qui dénote le plus nettement l’influence exercée par le voisinage du pôle.

Le Salisburia arctica, qui fait partie de ce même ensemble de plantes urgoniennes, démontre assurément la présence du genre à ce moment non loin du pôle ; mais comme cette espèce se rattache fort étroitement au Salisburia pluripartita Schimp., qui caractérise le wéaldien, j’arrive à ce dernier étage en remontant une série d’échelons successifs, et la filiation des formes récentes par celles qui les ont précédées s’accuse sans trop de difficultés, en dépit même de lacunes encore trop nombreuses.

La flore wéaldienne, à laquelle se rattache le Salisburia pluripartita, a dû croître sous l’influence et dans le voisinage des eaux, sur les bords de vastes lagunes encombrées de plantes commensales des sols humides, surtout de Fougères. Cette flore est remarquable par la répétition qu’elle présente d’une foule de types caractéristiques des temps jurassiques, qui se montrent alors pour la dernière fois. C’est au nord de l’Allemagne, en Westphalie, dans le Hanovre, près d’Osnabrück, à Obernkircken, au Deister, à Duigen, etc., que les restes de ces plantes wéaldiennes ont été observées. Les Cycadées amies de la fraîcheur dominent dans l’ensemble parmi les Phanérogames. C’est alors que se manifestent l’Anomozamites Schaumburgensis Dunk., qui retrace les Nilssonia, le Marsilidium speciosum Schk., qui ressemble aux Marsilia, le Sphenolepis sternbergiana en qui revit un type de Conifères de l’infralias. C’est alors aussi que le singulier Spirangium multiplie ses empreintes avant de disparaître pour toujours.

Le Salisburia pluripartita, avec ses feuilles profondément laciniées, à segments allongés, le uns entiers, les autres bifides ou bipartites, plus nombreux que dans nulle autre espèce du genre, marque peut-être le plus haut degré d’élégance et de complexité organique que le type ait jamais atteint en Europe, du moins d’après les documents que nous possédons. Le Salisburia arctica Hr., de l’urgonien du Groënland, représente cette même forme déjà amoindrie et touchant peut-être à son déclin ; le wéaldien du nord de l’Allemagne nous la montre dans toute sa force et au moment de son plus bel éclat. En examinant le Salisburia pluripartita pour le soumettre à une comparaison attentive avec les autres Salisburia fossiles, on ne tarde pas à constater qu’il se rattache de près au Salisburia flabellata Hr, et, bien que d’un peu plus loin, au Salisburia sibirica Hr., espèce du jurassique supérieur (jura brun) de la Sibérie orientale, à Ust-Baley, dans le gouvernement d’lrkutsk.

Nous sommes donc amené à reconnaître, en suivant la pente naturelle de notre sujet, que la partie récente du terrain jurassique ou période oolithique parait être celle qui, soit en Europe, soit au fond de l’Asie, aurait été la plus favorable au développement comme à l’extension des Salisburia. En nous plaçant sur cet horizon,nous aurons à explorer trois régions ou centres principaux, très distants l’un de l’autre, où l’existence des Salisburia, lors de l’époque oolithique, nous a été récemment dévoilée. Ces points sont, à l’Occident, le Yorskhire en Angleterre ; dans la direction du Nord le cap Boheman au Spitzberg et enfin la Sibérie de l’Irkutsk, à l’orient de l’Asie. De ces trois régions, la dernière était évidemment la plus riche en Salisburia, celle au sein de laquelle les espèces de ce groupe atteignirent leur « summum » de différenciation et leur « maximum » de puissance. Un fait singulier est venu dévoiler récemment l’existence, à l’autre extrémité du globe, sur le sol australien, d’un quatrième point alors habité par le même genre Salisburia. Le moment précis de cette colonisation, indice d’une très vaste diffusion antérieure due à la grande longévité du type, ce moment doit être reporté au lias ou même au lias inférieur. On voit par là qu’à l’exemple des Araucaria dans le passé et conformément à ce que le hêtre nous laisse voir maintenant, les Salisburia étaient répandus à la fois dans les deux hémisphères, vers le milieu des temps secondaires, et qu’ils s’étendaient au delà du tropique du Capricorne, aussi bien qu’à l’intérieur du cercle polaire arctique.

En tenant compte de tous les éléments dont la science dispose. on n’arrive pourtant qu’au nombre de dix espèces distribuées ainsi qu’il suit : deux de ces espèces, Salisburia Huttoni (Sternb.) Hr. et digitata (Brngt) Hr. se montrent à Scarborough, dans les grès charbonneux du Yorkshire. Ces mêmes espèces reparaissent dans les dépôts du cap Boheman au Spitzberg ; mais il vient s’y joindre une troisième forme, le Salisburia integriuscula Hr. ; — à Ust-Baley et à Kajamündung, dans le jura sibérien d’Irkutsk, cinq espèces se trouvent réunies, ayant vécu associées au sein de la même contrée ; ce sont les suivantes : Salisburia Huttoni Hr. (non Sternb.), qui me paraît distinct du Salisburia Huttoni de Scarborough ; Salisburia flabellata Hr. ; Salisburia sibirica Hr.. et pusilla Hr.. que je serais tenté de réunir en une seule espèce ; Salisburia lepida Hr. ; Salisburia concinna Hr., ces derniers s’écartant plus ou moins du type actuel et dénotant une complexité de structure des organes foliaires qui a dû se produire au moment où le genre atteignit le maximum de développement qu’il lui a été donné d’obtenir, 20 degrés de longitude plus loin du côté de l’Est, dans la région du haut Amour, les Salisburia sibirica et flabellata reparaissent avec le même cortège de Cyeadées jurassiques qu’aux environs d’Irkutsk.


2e partie — N°482, 26 août 1882

L’Australie a fourni une seule espèce, que nous nommerons Salisburia antarctica (fig. 1).

Reprenons toutes les formes que nous avons décrites précédemment pour précise, leur signification propre et leurs affinités respectives. Si l’on range les feuilles, qui sont les mieux connus de leurs organes, de manière à partir de la forme la plus simple pour aller aboutir à la plus complexe, qui est en même temps la plus découpée, on voit que le Salisburia australien est en tête, qu’à côté de lui vient se placer le Salisburia integriuscula du Spitzberg, auprès duquel il est naturel de ranger le Salisburia digitata avec ses fissures irrégulières (fig. 2). A la suite de ce dernier, les Salisburia Huttoni (Sternb.] Ur. et pseudo-Huttoni Sap. nous font voir des segments élargis et échancrés au sommet, peu nombreux bien que plus profondément incisés que dans les cas précédents ; au contraire, en passant par les Salisburia sibirica et flabellata, on peut voir les segments se multiplier et se rétrécir de manière à nous conduire graduellement vers les Salisburia lepida Hr. et concinna Hr., dont les feuilles laciniées n’ont plus que des segments étroitement linéaires, partagés jusqu’au rachis et subdivisés par dichotomie (fig. 3).

Les plus élégantes de ces formes, je veux parler Iles dernières citées, ne paraissent pas avoir survécu au terrain jurassique ni aux circonstances, peut-être toutes locales, qui avaient présidé à leur naissance. Il est temps du reste de faire ressortir que la région sibérienne de l’Irkutsk, à l’époque jurassique, n’a pas été seulement favorable au développement du genre Salisburia, dont elle montre le plus grand essor, mais qu’à ce genre se trouvaient associés, dans le même ensemble et par une combinaison des plus harmoniques, d’autres types de Salisburiées, éteints depuis longtemps et sur lesquels nous reviendrons, lorsque nous aurons suivi le groupe des Salisburia proprement dits jusqu’à sa plus lointaine origine. Or, parmi ces types éteints, celui des Baiera tient le premier rang, et il existe une si étroite ressemblance entre les feuilles du Salisburia concinna et celles de certains Baiera jurassiques, comme les Baiera Münsteriana (Presl.) Sap. et gracilis Sap., celui-ci provenant de l’oolithe, qu’il est légitime de se demander si la première de ces espèces ne serait pas congénère des deux autres. En admettant, conformément à l’opinion de M. Heer, que le Salisburia concinna (fig. 4) soit réellement un Ginkgo, sa ressemblance avec les Baiera dont il vient d’être question pourrait bien être le fait d’une récurrence de forme se manifestant dans des groupes distincts et parallèles, mais issus originairement d’une même souche. C’est là un phénomène dont les diverses tribus de Conifères fournissent des exemples répétés.

Il est visible, d’autre part, que le Salisburia flabellata, de Sibérie, offre une évidente analogie avec le S. pluripurtita, du wéaldien, et par celui-ci avec le S. arctica Hr., dont il représenterait ainsi le type ancestral. Ce même Salisburia flabellata se rattache assez étroitement au S. sibirica Hr. et à la variété pusilla de ce dernier. Le Salisburia lepula ne parait être qu’une forme plus complexe, à segments foliaires plus multipliés et plus profondément incisés, du S. sibirica, qui garde pourtant vis-à-vis de celui-ci une homomorphie ou conformité d’aspect assez prononcée (fig. 5).

En tenant compte des affinités exclusives et des enchaînements partiels dont nous venons de tracer le tableau, nous serions disposés à admettre la filiation probable de notre Ginkgo Biloba par le groupe de formes jurassiques qui comprend les Salisburia integriuscula, digilata et antarcica. Ce serait, il est vrai, une descendance éloignée et impliquant l’existence de plus d’un intermédiaire. Le Ginkgo Biloba, à notre jugement réduit à s’appuyer uniquement sur l’examen des feuilles , participe de tous les trois ; il en réunit les caractères. Ses feuilles tantôt entières, tantôt bilobées ou même laciniées, ressemblent aux Salisburia antarctica et integriuscula, dans le premier cas, et reproduisent partiellement, dans le second, la physionomie du Salisburia digitata.

A l’aide d’une comparaison attentive, on reconnait que la feuille du Salisburia antarctica offre un pétiole plus court que celui des feuilles entières du Ginkgo Biloba, Le limbe moins étalé latéralement se trouve limité par une ligne légèrement courbe dont la convexité est tournée vers l’extérieur. Sa consistance a quelque chose de plus ferme et même de cartilagineux. Ce sont là au total d’assez faibles nuances différentielles, si l’on tient compte de la distance qui dans le temps comme dans l’espace sépare les deux espèces. Les feuilles du Salisburia integriuscula sont notablement plus petites que celles de notre Ginkgo ; leur limbe donne lieu à un coin moins étalée et par ce caractère, comme à d’autres égards, la forme jurassique du Spitzberg se rapproche sensiblement de l’espèce du lias d’Australie.

Quant au Salisburia digitata, ses feuilles ont la même longueur de pétiole que celles de notre Ginkgo ; mais leur limbe est plus petit ; il forme un éventail moins ouvert, il est plus irrégulièrement partagé en segments ; cependant, la subdivision en deux lobes par une fissure médiane, comme dans notre Ginkgo, est parfois bien marquée. La consistance des feuilles de cette espèce parait avoir eu quelque chose de plus ferme et leur base se termine en un coin moins prononcé.

Dans les lits du cap Boheman, M. Heer a retrouvé non seulement les graines détachées de celte espèce, mais encore des fragments reconnaissables de rameaux couverts des cicatrices pressées de la base d’insertion des anciennes feuilles. Ces rameaux raccourcis dénotent l’existence, chez l’espèce fossile jurassique, des mêmes particularités de croissance qui nous ont frappé en faisant l’étude de l’espèce actuelle.

Les graines du Salisburia digitata sont beaucoup plus petites que celles de notre Ginkgo ; elles sont ovales et recouvertes d’une enveloppe assez mince, qui devait être charnue.

Le Ginkgo Biloba, en admettant l’origine arctique de l’espèce actuelle, qui n’aurait émigré des environs du pôle que dans la première moitié des temps tertiaires, serait issue, si les indices que nous venons de recueillir ne sont pas trompeurs, d’un prototype, parent rapproché du Salisburia integriuscula, et allié aussi de plus ou moins près au Salisburia digitata ; peut-être proviendrait-il d’une race sœur, intermédiaire aux deux autres. L’existence du Salisburia antarctica prouve que cette race ou rameau prototypique avait eu le temps et la facilité de s’étendre à la surface du globe et de pénétrer à la fois dans les deux hémisphères.

A Ust-Balei et à Kajamündung, on a recueilli, non seulement des feuilles, mais aussi des fragments d’organes reproducteurs de divers Salisburia. M. Heer, en les décrivant, s’est efforcé de déterminer leur attribution particulière à quelques-unes des espèces du jura Est-sibérien, dont les feuilles nous sont connues. Ces organes consistent d’abord en pédoncules fructifères, bipartites à l’extrême sommet et présentant les vestiges du point d’attache de deux graines. Ces pédoncules, relativement longs et minces, mais plus petits que ceux de notre Ginkgo, sont rapportés avec doute par M. Heer à son Salisburia Huttoni, que je désigne sous le nom de S. pseudo-Huttoni, en le considérant comme distinct de l’espèce de Scarborough. C’est à ce même S. peudo-Huttoni, dont les empreintes se montrent à Kajamündung dans un grès à gros grains, que M. Heer réunit un chaton mâle, ayant tous les caractères de ceux de Ginkgo et presque la même dimension ; on distingue le long de l’axe des supports nombreux et courts, très menus et soutenant deux à trois anthères fort grêles, pendant de leur sommet. M. Heer croit pouvoir signaler les chatons mâles et les graines du Salisburia sibirica. Celles-ci sont arrondies et atténuées en bec au sommet ; elles sont beaucoup plus petites que les graines du Ginkgo Biloba. Quant aux chatons mâles, il en existe plusieurs empreintes dans un bel état de conservation ; ils sont plus grands et plus épais que ceux du Ginkgo actuel, bien qu’ils affectent en tout le même aspect. Le tiers inférieur est nu ; le reste de l’axe est pourvu de nombreux supports, chacun d’eux terminé au sommet par deux ou trois anthères. Il est donc certain, par ces détails si caractéristiques, que rien n’a changé dans le genre Salisburia depuis le moment où il a atteint son apogée et que sa structure est restée invariable à travers les myriades de siècles qui se sont succédé à partir de l’époque jurassique.

Nous devons rechercher maintenant, pal’ l’examen des flores locales auxquelles se l’attachent ces Salisburia primitifs, dans quelles conditions. ces végétaux se trouvaient placés et quelle sorte de stations ils fréquentaient, au sein de l’âge reculé où il nous est donné de les observer.

J’ai déjà insisté plusieurs fois sur la coexistence, à l’époque jurassique, de deux sortes d’associations végétales, l’une limitée aux localités fraîches, au voisinage des eaux, aux plages humides et marécageuses, l’autre répandue sur les parties accidentées et relativement sèches des régions d’alors. Chacune de ces associations se distingue par des plantes caractéristiques, qui lui sont spéciales.

La première a de nombreuses Fougères aux frondes larges et puissantes ou découpées en segments délicats et multiples : ce sont des Clathropteris, des Dictyopteris ou bien des Sphenopteris, des Cladophlebis, des Dicksoniées. — La seconde association comprend, en fait de Fougères, des types maigres ou coriaces, aux frondes généralement courtes ; ce sont des Ctenopteris, des Lomatopteris, des Cycadopteris, enfin des Scleropteris.

La première association possède des Cycadées spéciales : des Nilssonia et Anomozamites, des Podozamites, des Ctenis. — En fait de Conifères, ce sont généralement des Taxodinés : Palissya, Schisolepis, Cheirolepis, et dans l’oolithe : Leptostrobus, Glyptolepidium, etc. La seconde association comprend plutôt des Zamites et des Otozamites, parmi les Cycadées ; des Brachyphyllum, Pachyphyllum, et, à l’époque de l’oolithe, de nombreuses et puisssantes Cupressinées, parmi les Conifères.

Ces deux associations s’excluent généralement, non pas d’une façon absolue, mais dans une proportion assez marquée pour qu’il soit facile de constater leur présence alternative dans les divers dépôts qui l’enferment des plantes fossiles. Celle présence concorde du reste presque constamment avec la nature même des sédiments, et par suite avec les conditions qui ont dû présider à la formation du dépôt. Les sédiments dus à l’action des eaux dormantes, des lacs tourbeux, accumulés peu à peu, sans aucune violence et dans le voisinage des estuaires, consistent presque toujours en schistes feuilletés marneux ou bien en plaques de grès marneux, riches en combustible ou du moins contenant des traces charbonneuses et passant aux schistes bitumineux. Dans des lits pareils, qu’ils appartiennent à l’horizon de l’infralias, à celui du lias supérieur, de l’oolithe ou du wéaldien, on est bien certain d’observer les vestiges de la première des deux associations que nous venons de signaler. Au contraire, les couches qui doivent leur origine à des sédiments détritiques, entraînés de l’intérieur jusque dans des baies ouvertes, ou bien encore les assises purement calcaires ou calcaréo-marneuses, au milieu desquelles les rameaux et les feuilles sont venus s’ensevelir, apportés par le vent ou sous l’impulsion des eaux qui sillonnent le sol d’une contrée, offrent généralement des empreintes qui se rapportent à la seconde de nos deux associations.

Les circonstances ont fait que dans notre pays la plupart des empreintes des plantes jurassiques proviennent de lits de grès, de calcaire ou de calcaire marneux, et, par un effet naturel au fond, mais singulier au premier abord de cet accident, peut-être aussi par le fait de la configuration encore insulaire de la France jurassique, il se trouve qu’une foule de types répandus ailleurs : Thaumatopteris, Saqenopteris, Nilssonia, Podozamites, etc., n’ont pas été encore rencontrés dans notre pays, et n’y seront sans doute jamais recueillis à l’état d’empreintes répétées. A l’étranger, au contraire, la première des deux associations est la plus fréquente ; le bassin charbonneux du Yorkshire, par exemple, avec ses Fougères caractéristiques, ses Cycadées spéciales, par tous les indices tirés de ses plantes qui ont dû rechercher le voisinage des eaux, réunit certainement des conditions de nature à faire admettre l’influence d’un sol humide et. d’une région fraîche. C’est donc dans de semblables conditions qu’il convient de ranger les deux Salisburia, S. digitata et S. Huttoni dont les dépôts français, contemporains de ceux de Scarborough, n’ont offert jusqu’à présent aucun vestige. C’est là une sorte de contre-épreuve favorable à l’hypothèse que je développe.

Je crois que l’on est autorisé à affirmer la même chose de la localité du Spitzberg d’où proviennent les Salisburia signalés par M. Heer : Salisburia digitata, Huttoni et integriuscula, Les Podozamites et même les Sapins, associés à ces Ginkgos, abondent effectivement dans le dépôt jurassique du cap Boheman. Pour ce qui est de la Sibérie de l’Irkutsk, à la même époque, c’est-à-dire de la région la plus abondamment pourvue de Salisburia dont nous ayons connaissance, nous allons recourir pour l’apprécier au travail aussi remarquable que consciencieux du professeur de Zurich.


3e partie — N°488, 7 octobre 1882

M. Heer, après avoir établi dans son mémoire que les flores locales comparées de la Sibérie de l’Irkutsk et de la région du Haut-Amour dont la province de Buréja fait partie, comprennent une notable proportion d’espèces communes, conclut à l’unité de cette végétation, c’est-à-dire qu’il la rapporte à un seul et même horizon de la série jurassique. Il fait ressortir l’abondance des Fougères, distribuées principalement en trois types, celui des Asplenium, parmi lesquels on distingue l’Asplenium withbiense, espèce réellement caractéristique du Jura supérieur ; celui des Thyrsopteris, maintenant réduit à une seule espèce vivante de l’île de Juan Fernandes, aussi remarquable par sa structure que par le privilège qu’il a cu de traverser la série entière des terrains. Le troisième type, encore plus riche que les deux autres, est celui des Dicksoniées, Fougères arborescentes répandues dans les localités chaudes et humides des deux hémisphères et dont une espèce se montre encore dans les bois montueux de l’une des Açores.

Les Cycadées sont plus fréquentes dans la région de l’Amour qu’aux environs d’Irkutsk, Le type des Podozamites et, après lui, celui des Anomozamites prédominent parmi elles. Parmi les Conifères, ou pour mieux dire les Aciculariées, ce sont les Salisburiées qui obtiennent le pas, divisées en cinq genres dont un seul, le Ginkgo, a survécu. Les autres genres du même groupe, que nous aurons plus tard à examiner, sont les Baiera, Phœnicopsis, Trichopitys et Czekanowskia. Ainsi la splendeur de la famille, au sein de l’ancienne région sibérienne, était parfaitement en rapport avec la richesse relative du genre Salisburia en particulier.

L’opulence de la flore, considérée d’une façon générale, porte M. Heer à croire que la terre qu’elle recouvrait avait une étendue continentale considérable. Les grès, les argiles, les lits de combustible qui se formèrent alors dans la région d’Irkutsk et dans celle de l’Amour supérieur n’ont pu provenir d’une petite île. Les éléments de ces assises ont été sans nul doute empruntés au sol d’un grand continent qui englobait toute cette partie de l’Asie orientale. Cette circonstance explique pourquoi, comme l’affirme M. Fr. Smith, c’est seulement au nord-est de la Sibérie, vers Olnek sur l’Anahatra, et vers l’Iénesei que l’on rencontre des couches marines jurassiques. Sur ce continent se trouvaient des bassins lacustres, dont les baies et les plages recevaient l’apport détritique des sables et de la vase fournis par la contrée environnante. En même temps, les feuilles, les fleurs et les fruits emportés par le vent ou entraînés par l’action des eaux prenaient place dans les lits en voie de formation. Les végétaux dont on trouve des empreintes au fond de ces lits vivaient donc dans le voisinage des eaux.

En considérant les formes qui figurent sur les planches du mémoire de M. Heer, surtout celles qui proviennent d’Ust-Baley, il semble qu’on entrevoie l’ancienne forêt jurassique. Point de Graminées, ni de Cypéracées, plantes si répandues de nos jours au bord des eaux ; point d’arbres ni d’arbustes à feuillage : ce sont les Salisburiées qui remplacent cette dernière catégorie et en remplissent le rôle. Si l’on tient compte de l’analogie de ces Ginkgos sibériens avec notre Ginkgo Biloba, les Salisburiées jurassiques étaient de grands arbres. A ce type si spécial se joignaient quelques Taxodiées et même des Abiétinées. i est possible ainsi de conjecturer que des forêts de Sapins couvraient déjà les escarpements et la croupe des hautes montagnes. Les coteaux modérés étaient sans doute peuplés d’Ephédrées et dans les fonds humides se multipliaient les Fougères herbacées, accompagnées de Pandanées formant d’épaisses broussailles.

On voit par ce tableau dont les traits caractéristiques sont empruntés à l’ouvrage de M. Heer, que la région sibérienne où les Salisburia avaient pris un si grand essor et que le professeur de Zurich compare avec raison à la station oolithique de Scarborough, était surtout peuplée, comme celle-ci et celle du cap Boheman au Spitzherg, de plantes amies de la fraîcheur. Les aptitudes et les préférences des Salisburiées nous sont dévoilées par cela même et leur exclusion corrélative des localités françaises jurassiques, qui paraissent avoir été placées sur un sol plus ou moins accidenté, en dehors du voisinage des eaux, n’en parait que plus naturel. Les opinions que j’avais émises sur la coexistence, à l’époque jurassique, de deux associations végétales distinctes, juxtaposées mais cantonnées respectivement dans des stations à part, se trouvent ainsi confirmées par l’étude que nous venons de faire des Salisburia oolithiques, et M. Heer lui-même leur a donné une adhésion explicite après les avoir mentionnées à propos de la température attribuable à cette même époque jurassique. En ce qui concerne la France, j’avais émis l’idée qu’elle ne pouvait être évaluée à une moyenne annuelle inférieure à 18°C, mais qu’elle avait dû s’élever plus vraisemblablement à 25°C. Le savant professeur de Zurich ajoute les réflexions suivantes : « Cette même évaluation concorde avec les notions retirées de l’étude des plantes de la Sibérie orientale et de la région de l’Amour. Les Pandanées et les Cycadées doivent être considérées comme des types tropicaux ou subtropicaux. Il en est de même des Diksoniées, des Thyrsopteris et des espèces de la section des Diplazium, parmi les Aspléniées, dont la présence exclut la possibilité d’un hiver froid. D’autre part, les nombreuses espèces de Ginkgos auraient pris difficilement un aussi complet développement sous un climat très chaud et réellement torride. La chaleur était alors bien plus également distribuée dans le cours de l’année, que cela n’a lieu actuellement aux mêmes lieux, et la différence entre les diverses zones était bien moins prononcée que de nos jours. Sous ce rapport une comparaison des plantes jurassiques du Spitzberg avec celles des Indes à la même époque est particulièrement instructive, puisqu’à l’aide de cette comparaison les plus grandes diversités climatériques se trouvent effacées. Les Fougères forment, de part et d’autre, environ 40% des espèces connues jusqu’à présent, tandis que les Aciculariées sont plus fortement, les Cycadées, au contraire plus faiblement représentées au Spitzberg que dans les Indes. Si cela provient d’une différence dans le climat, cette différence ne saurait pourtant avoir été bien tranchée, puisque les Cycadées à elles seules comprennent encore 21% de la totalité des plantes du Spitzberg et se placent au premier rang parmi les plus fréquentes du cap Boheman, circonstance de nature à entraîner la présence d’un climat subtropical pour la région arctique contemporaine. A cet égard, il faut tenir compte de cette particularité que les plantes du Boheman ont dû rester privées pendant plusieurs mois d’hiver de la lumière solaire [1], du moins si alors déjà la terre occupait au sein de l’espace la même position vis-à-vis le soleil. — Le Ginkgo Biloba perd ses feuilles en automne et reste dépouillé pendant l’hiver. Il est vraisemblable qu’il en était de même des espèces jurassiques et spécialement des trois espèces recueillies au cap Boheman ; mais toutes les Cycadées sont actuellement pourvues de feuilles persistantes et rien ne nous autorise à refuser cette particularité aux espèces du Jura qui se rangent dans la même famille. Nous devons donc admettre que le degré de température propre aux longues nuits d’hiver des contrées polaires d’alors était assez modéré pour ne pas nuire aux Cycadées à feuilles pérennantes du Spitzberg ».

Nous acceptons les conclusions de l’auteur éminent de la flore fossile arctique, avec des restrictions pourtant qui, en dépit de leur portée, sauvegardent le fond même de la pensée de l’écrivain.— S’il est à peu près démontré que la situation de la terre par rapport au soleil n’ait jamais changé et que l’emplacement du pôle soit, demeuré invariable à travers les siècles et les périodes, sauf le petit mouvement appelé « nutation » et celui qui résulte de la précession des équinoxes, il est bien plus douteux, à notre sens, que l’illumination solaire, c’est-à-dire l’angle visible sous lequel l’astre central se montre à nous, ne soit pas allée en diminuant d’âge en âge, par suite de la condensation graduelle de la matière originairement diffuse dont le soleil est formé. Les longues nuits polaires auraient dû ainsi forcément disparaître ou se trouver en grande partie abrégées, du moment que l’on consent à se transporter par la pensée au sein d’une époque relativement reculée. On découvre de cette façon une cause active et permanente d’abaissement climatérique dont l’élimination facilite par contre immédiatement la conception d’une égalité originaire des climats par toute la surface du globe. Cette égalisation dans le sens des latitudes est justement le phénomène dont nous constatons l’existence, de concert avec M. Heer, pour les temps jurassiques. Dès lors, la présence des Cycadées et des Dicksoniées au Spitzberg n’offre plus rien qui ait lieu de surprendre et il ne nous paraît même plus nécessaire d’admettre que les Salisburia jurussiques , munis de feuilles visiblement coriaces, s’en soient annuellement dépouillés à l’approche d’une saison froide encore nulle ou à peine sensible. Pour ce qui est du Ginkgo Biloba actuel, son origine arctique et la date relativement récente à laquelle il aurait franchi le cercle polaire pour s’avancer vers le Sud, suffiraient pour expliquer l’habitude acquise par sa race de perdre annuellement ses feuilles. Il en est de même, remarquons-le, des Taxodium et des Mélèzes. Mais le Mélèze est un type d’origine boréale dont les couches rhétiennes de Palsjö, en Scanie, gardent les premiers vestiges. Une habitation continue dans l’extrême Nord, à l’époque où le refroidissement des pôles s’est graduellement accentué, a fait sans doute contracter au Mélèze, comme au Taxodium, l’habitude de laisser tomber leur feuillage à l’entrée de l’hiver. Le Cèdre, genre si voisin de celui des Mélèzes, conserve ses feuilles jusqu’après la saison rigoureuse, mais nous savons que ce type, demeuré célèbre et encore spontané dans le Liban, le Taurus et l’Atlas, a eu son premier berceau dans notre zone et que dès la craie inférieure il constituait des forêts sur les montagnes de la Belgique, de la Normandie et du sud de l’Anngleterre.

Gaston de Saporta, Correspondant de l’Académie des Sciences.

[1M. Heer part de l’hypothèse que l’illumination polaire a dû se faire, lors des temps jurassiques, dans les mêmes conditions que maintenant. Ce qui n’est nullement démontré ni vraisemblable, d’après les motifs que nous faisons valoir plus loin.

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