Le voyageur qui aborde Santa Cruz, capitale de l’île de Ténérife, éprouve d’abord un certain désappointement. Toute cette côte orientale est accidentée, sauvage, formée de roches basaltiques de teintes sombres entre lesquelles s’élèvent çà et là des pieds d’Euphorbe (Euphorbia officinarum) d’un vert pâle, semblables à de gigantesques Cactus et dont la moindre blessure laisse écouler un suc laiteux, abondant et toxique. Les hauteurs des premiers plans sont séparées par des barancas ou ravins sans eau et sans végétation ; les cimes des montagnes sont estompées par des vapeurs de plus en plus denses ; enfin, dominant l’île et perçant les nuages qui le cachent presque en entier, apparaît le sommet aigu du pic de Teyde qui atteint l’altitude de 3715 mètres [1]. En face de ce paysage sévère, désolé, on se demande pourquoi les anciens avaient donné aux Canaries le nom d’Îles Fortunées.
Cette impression défavorable est effacée lorsqu’on pénétre dans l’intérieur. La route qui conduit de Santa Cruz à Orotova sur le littoral nord, est d’abord assez raide. Elle serpente tristement sur les flancs de montagnes noirâtres, brûlées, dont la monotonie n’est rompue que par quelques plantations de Nopals à cochenilles (fig. 1). Cette culture était, il y a peu d’années, une source de richesses pour les Canaries, mais la découverte des couleurs extraites du goudron de houille a fait subitement tomber la valeur ides cochenilles. Le stock disponible de ces précieux insectes est considérable et ne trouve pas preneur même au prix de 1 fr. 50 la livre. Il est probable que les plantations de Nopals disparaîtront prochainement. Mais par quelle culture pourra-t-on les remplacer sur ces pentes arides, dévorées par un soleil ardent, couvertes d’une épaisse poussière et dépourvues d’eau ?
À côté des Nopals et des Figues de Barbarie dont le fruit insipide est cependant apprécié par les indigènes, prospèrent les Agave lançant dans les airs leur immense hampe fleurie. Les plantes grasses forment ici comme au Maroc et en Algérie d’excellentes clôtures pour les jardins minuscules où des horticulteurs obstinés obtiennent à force de soins quelques choux maigres, coriaces et ratatinés.
La route monte toujours et aboutit enfin à la Laguna, ville de 10 000 habitants, située à 520 mètres d’altitude, siège de l’évêché et résidence d’été des habitants de Santa Cruz. Quelques anciennes maisons, bâties en lave qui a la consistance et la couleur de la pierre de Volvic si usitée en Auvergne, sont remarquables par les armoiries sculptées et parfaitement conservées qui décorent les portes d’entrée. Nous n’avons pas été peu surpris en voyant un dromadaire se promener mélancoliquement à la Laguna en portant une charge sur le dos. Il parait qu’un certain nombre de ces animaux existent à Ténérife où ils ont été expédiés de Lanzarote et de Fuertaventura. Leur importation dans ces îles est assez ancienne, mais ces fils du désert ne paraissent pas bien appropriés à la nature montueuse du sol des Canaries, où l’on possède d’ailleurs une excellente race de chevaux, petits, mais vigoureux et habitués à parcourir les sentiers plus ou moins difficiles de la montagne. Les chiens errants sont grands, efflanqués, hauts sur pattes, à oreilles longues et droites comme celles des renards. Cette race assez distincte représente- t-elle le chien des Guanches ? Je l’ignore.
Quand on a dépassé la Laguna et qu’on atteint le point culminant de l’île, le spectacle change brusquement. Vers le Nord, les pentes s’adoucissent, l’horizon s’agrandit, les cultures se multiplient ; les céréales, la vigne, les arbres fruitiers, se succèdent interrompus çà et là par des bouquets d’Eucalyptus nouvellement introduits, de Pins des Canaries qui tapissent les montagnes, de Palmiers des Canaries, beaux arbres dont le tronc élevé est régulièrement renflé au sommet. Des troupeaux de bœufs, de chèvres, des bandes de cochons uniformément noirs, enfin des volailles au voisinage des fermes et dans les champs, annoncent que la terre est plus fertile. Nous n’avions pas vu d’oiseaux sur le versant oriental, mais ici les passereaux piaillent dans les sillons et les haies et partent en compagnies dès qu’ils aperçoivent les nombreux éperviers qui planent dans l’espace ; des martinets rasent les rochers à tire-d’aile et s’engagent dans les ravins ; des papillons décrivent leurs zigzags capricieux ; des lézards glissent sur les rochers ; en un mot, la vie éclate partout avec une intensité extraordinaire, dans une atmosphère limpide, dans un air subtil et parfumé dont la douceur est pénétrante.
La population parait nombreuse [2] ; les maisons ne sont pas agglomérées en hameaux, mais légèrement espacées, de telle sorte qu’on en aperçoit sur toute la route. Les paysans, de taille moyenne, sont bien pris sans présenter l’embonpoint habituel aux habitants de Santa Cruz. Ils s’enveloppent, même au fort de la chaleur, d’un épais manteau de laine blanche. Les femmes vont nu-pieds, coiffées (l’un chapeau d’homme en paille ou en feutre placé sur une sorte de long fichu qui garantit la tête et le cou. Elles me rappellent ainsi les femmes du peuple de Lisbonne et du nord du Portugal, et ne montrent aucun trait de ressemblance avec celles du sud de l’Espagne. Les enfants sont presque nus. Le peu d’élévation des salaires détermine actuellement un courant d’émigration très important vers Cuba.
Il est assez difficile de discerner dans l’aspect de cette population les caractères ethniques des anciens Guanches ; sa physionomie n’a rien de spécial, sauf une certaine douceur d’expression ; les traits sont moins accentués qu’à Madère, où le type portugais est presque pur. Le sang guanche a été fortement mélangé à la suite de croisements avec les Espagnols d’une part, les Normands et les Gascons venus avec Béthancourt, d’autre part.
L’arbre indigène le plus étrange par son port est certainement le Dragonier (Dræcæna draco) dont quelques beaux spécimens sont conservés dans les jardins d’Orotava (fig. 2). D’un tronc droit partent à une grande hauteur des branches régulièrement fourchues et terminées par des touffes de feuilles lancéolées, dirigées presque verticalement et semblables à celles des Yucca. II y a quelques années, on montrait près d’Orotava un Dragonier dont le tronc mesurait environ 18 mètres de circonférence. Malgré les dégâts causés par la foudre, ce vétéran de Ténérife pouvait encore vivre de longues ansées, mais la municipalité le fit abattre afin de rectifier une route. Les protestations des botanistes et des horticulteurs n’ont pu empêcher cet acte inepte, véritable crime de lèse-nature. D’après les dimensions du tronc, on évalue à quatre mille ans au moins l’âge du Dragonier d’Orotava [3], contemporain peut-être des Baobabs de la côte d’Afrique mesurés par Adanson, et des plus vieux cèdres du Liban.
Quelques châtaigniers d’une grosseur énorme vivent encore dans les jardins d’Orotava ; leur tronc est creux en partie et leurs branches maîtresses sont supportées par des piliers en maçonnerie (fig. 3). D’après la tradition, ils auraient été plantés par les conquérants de Ténérife, compagnons de Fernandez de Lugo. Ils n’auraient donc que quelques siècles d’existence et nous en avons mesuré d’aussi gros au nord de l’Espagne, à Barquero et près du Ferrol.
Cette variété d’arbres et de plantes devait répandre aux Canaries le goût de la culture. En effet, la plupart des jardins de Ténérife sont remarquablement soignés. Les plantes exotiques rares s’y montrent à profusion à côté des essences indigènes. En 1796, le marquis de Villanueva deI Prado créa à peu de distance du port d’Orotava un jardin de 2 hectares de superficie placé à 85 mètres d’altitude. La température moyenne en ce point étant de 18° Réaumur (22,5°C), permet aux plantes des latitudes chaudes et tempérées d’y prospérer admirablement. Ce bel établissement dont Sabin Berthelot fût pendant quelques années le directeur, a été donné au gouvernement espagnol par son fondateur. Il est aujourd’hui transformé en Jardin d’acclimatation où les cultures sont dirigées avec succès par M. German Widpret, originaire de la Suisse. D’après un catalogue publié en 1879, le nombre des plantes cultivées dépasse 2500 espèces, vivant toutes en plein air. La série la plus intéressante est celle des arbres. Nous avons remarqué environ 70 espèces de Palmiers (Acanthophœnix, Areca, Chamærops, Cocos, Elais, Oreodoxa, Phœnix, Sabal, Zamia). Les arbres verts ne sont pas moins nombreux (Araucaria, Thuya, Cupressus) ; les arbres fruitiers des pays chauds y produisent d’excellents fruits, par exemple les Papayers, les Jambosiers, les Manguiers, les Avocatiers, les Bananiers, les Figuiers, les Citronniers, Les arbustes sont cou verts des fleurs les plus éclatantes (Hibiscus, Jasminium, Laqerstrœmia, Lantana, Veronica, Cassia) ; parmi les plantes herbacées foisonnent de magnifiques Statice ou immortelles violettes, entourant les bassins d’eau vive et donnant asile à des Rainettes qui ressemblent beaucoup à celles du midi de la France ; parmi les plantes grimpantes, les Bougainvillea, Bignonia, Passiflora, sont représentées par leurs variétés les plus élégantes.
Le Jardin d’acclimatation d’Orotava , en distribuant des graines et des plantes aux jardins botaniques de l’Europe, doit rendre des services signalés à l’horticulture et c’est avec un véritable intérêt qu’il a été visité par les membres de la Commission scientifique du Travailleur en relâche à Santa Cruz (juillet 1882).