La nouvelle de la mort du marquis de Saporta a été douloureusement ressentie par tous ceux qui s’intéressent aux sciences naturelles : son nom était, en effet, connu de tous, en raison de la haute portée de ses travaux, qui, bien que très spécialisés dans leur objet, s’élevaient aux questions les plus hautes, aux plus grands problèmes de l’histoire de la vie à la surface du globe. Loin de se confiner dans une sèche observation des faits, il s’était efforcé de les interpréter, de saisir les liens qui les rattachent les uns aux autres, et, frappé des rapports qu’il constatait entre les types de plantes observés par lui à l’état fossile et ceux qui vivent aujourd’hui, il s’était fait, en ce qui concerne le monde végétal, le champion résolu des doctrines évolutionnistes. A plusieurs reprises, soit dans des ouvrages de vulgarisation, soit dans des articles publiés dans les revues les plus répandues, il avait exposé ces doctrines, et s’était attaché à faire ressortir les enchaînements qu’il avait reconnus entre les flores anciennes et la flore actuelle, à montrer par quelles séries de transformations s’était constituée cette dernière. La peine qu’il avait prise ainsi pour faire connaître à tous les esprits cultivés cette partie de l’histoire de la Terre n’était pas demeurée stérile, et ses lecteurs avaient apprécié la forme élégante et facile sous laquelle il savait présenter, de manière à les rendre accessibles à tous, des connaissances aussi spéciales.
Ce précieux talent d’exposition, M. de Saporta l’avait appliqué tout d’abord à des travaux de littérature et d’histoire, qui l’avaient seuls occupé jusqu’au delà de sa trentième année, car il n’avait pas trouvé tout de suite la voie dans laquelle son nom devait briller d’un si vif éclat.
Né à St-Zacharie (Var) le 28 juillet 1823, Louis-Joseph-Gaston de Saporta avait vu dans sa jeunesse son père, et surtout son aïeul maternel, Boyer de Fonscolombe, s’occuper de sérieuses études d’entomologie ; ce dernier notamment a laissé un nom bien connu dans cette branche des sciences naturelles. Toutefois, si de Saporta avait puisé auprès d’eux le germe des goûts qui devaient plus tard l’entraîner vers la botanique fossile, il n’en avait pas eu conscience et ce germe était resté latent. Une impulsion fortuite devait suffire à son développement. Frappé de la ressemblance avec certains végétaux vivants d’empreintes de Conifères et de Nymphéacées, les unes d’Aix, les autres de Manosque, qui étaient arrivées entre ses mains, il se mit en rapport avec Ad. Brongniart, pour lui signaler ces empreintes et lui offrir de se livrer sur ces gisements à des récoltes suivies, afin de lui envoyer les échantillons qu’il pourrait trouver. L’illustre fondateur de la paléontologie végétale, frappé de la sagacité des remarques qui lui étaient soumises, s’empressa d’encourager son correspondant à entreprendre l’exploration des riches gisements qu’il avait à sa portée, mais le poussa à en étudier lui-même la flore, en lui promettant l’aide de ses conseils. La tâche n’était certes pas sans attraits, mais elle était singulièrement ardue et la voie à parcourir était loin d’être frayée : les premiers jalons de l’étude des Dicotylédones fossiles venaient à peine d’être posés en Autriche par Unger et par M. C. d’Ettingshausen, Heer commençait seulement ses travaux sur la flore tertiaire de la Suisse, et pour la France le terrain était absolument vierge : car Ad. Brongniart n’avait guère touché aux plantes de l’époque tertiaire et semblait avoir reculé devant la masse rapidement croissante des documents, d’une interprétation particulièrement délicate, fournis par les terrains récents. Plus d’un eût hésité à se lancer à la conquête d’un domaine aussi vaste et d’abord aussi difficile ; mais de Saporta avait le tempérament enthousiaste et résolu du pionnier, il comptait sur l’appui qui lui était promis, et, libre de toute entrave, il n’avait pas à craindre de se voir détourné de son chemin. Tout autour de lui, à peu de distance des trois lieux de résidence, Aix, Saint-Zacharie, Fonscolombe, entre lesquels se partageait sa vie, se trouvaient répartis des dépôts appartenant à toute une série de niveaux successifs, à I’éocène supérieur, à l’oligocène, au miocène, au quaternaire, qui devaient lui fournir les plus riches éléments d’étude : il se mit aussitôt à l’œuvre et se consacra dès lors tout entier à la paléontologie végétale.
Au bout d’un très petit nombre d’années, il avait recueilli une quantité considérable d’échantillons, et il en avait, grâce à de patientes recherches comparatives, mené l’étude à bonne fin. Dès 1860, il faisait connaître les premiers résultats de ses recherches dans une courte note, à laquelle succédait l’année suivante un exposé méthodique, plus développé, de la constitution de la flore de chacun des niveaux qu’il avait explorés.
En 1862, il commençait la publication de ses admirables Études sur la végétation du Sud-Est de la France à l’époque tertiaire, et depuis ce moment pas une année ne s’est écoulée qu’il n’ait marquée par de nouveaux travaux, par de nouvelles découvertes, s’attachant à perfectionner sans cesse son œuvre, n’hésitant jamais à signaler et à rectifier les quelques erreurs inévitables qu’il avait pu commettre dans un premier examen de matériaux encore incomplets. De ces flores tertiaires qu’il avait tout d’abord étudiées, il en est deux dont il a toujours continué à s’occuper avec une prédilection toute particulière, à savoir la flore éocène supérieure d’Aix, et la flore aquitanienne de Manosque. Grâce à lui, la flore d’Aix est aujourd’hui la mieux connue de toutes les flores fossiles spéciales à une localité unique, et l’étude approfondie qu’il en a faite l’a amené, entre autres résultats intéressants, à faire justice des interprétations trop hâtives qui avaient fait croire à la prédominance des types australiens dans la flore éocène européenne. Il a montré, d’autre part, comment, de cette flore des gypses d’Aix, on est passé peu à peu, par élimination de certains types tropicaux, à la flore oligocène, en particulier à la flore aquitanienne telle qu’on l’observe à Manosque, et il a fait voir que certaines espèces de cette dernière, directement dérivées d’espèces éocènes reconnues à Aix, représentent manifestement la souche d’espèces vivant encore aujourd’hui dans la même région.
Remontant à l’origine de la série tertiaire, il a étudié de même la flore fossile de Sézanne, et, avec la collaboration de M. Marion, celle de Gelinden, il a pu constater l’existence, dans les dépôts paléocènes, de bon nombre des types habituels des couches tertiaires plus récentes.
Il a suivi ainsi de proche en proche les transformations de la flore depuis le début jusqu’à la fin de l’époque tertiaire, où l’étude des tufs de Meximieux et des cinérites du Cantal lui a permis de reconnaître les différences que présentait alors la flore de nos pays suivant l’altitude et l’exposition, les types subtropicaux occupant les stations les moins élevées, tandis que sur les montagnes vivait une flore de Conifères et d’arbres feuillus voisine, à beaucoup d’égards, de celle qu’on observe aujourd’hui sur les mêmes points.
Avec ses recherches sur la flore quaternaire, de Saporta a complété de la façon la plus heureuse cette histoire si intéressante des modifications graduelles par lesquelles a passé le monde végétal, ainsi que des conditions climatériques qui ont présidé aux phases successives de son évolution.
Cette étude des flores tertiaire et quaternaire semblerait, tant les matériaux en sont nombreux et tant elle a été féconde en résultats, avoir dû occuper la vie entière de son auteur ; elle a été loin cependant de suffire à son activité, et à peine avait-il terminé la troisième partie de ses Études, que, tout en préparant déjà la révision, sur de nouvelles séries d’échantillons, de la flore d’Aix, il entreprenait, pour le recueil de la Paléontologie française, la description des végétaux jurassiques de la France, à peine connus encore, et qui allaient faire de sa part, pendant une série d’années, l’objet des observations les plus intéressantes.
Bien qu’il se soit à peine occupé de la flore paléozoïque, de Saporta a porté cependant ses investigations, en ce qui concerne certains types particuliers, jusqu’aux premiers âges du globe : lorsque les travaux de M. Nathorst remirent en question l’attribution de bon nombre d’Algues fossiles, en particulier des Bilobites, il prit une part active à la discussion qui venait de se rouvrir, et, reprenant l’examen détaillé de quelques-unes de ces empreintes problématiques des formations les plus anciennes, il s’efforça, par de nouveaux arguments, d’en démontrer la nature végétale. Si le beau travail qu’il leur a consacré n’a pas porté la conviction dans tous les esprits, il a prouvé du moins qu’il restait encore plus d’un point obscur à éclaircir, et il a puissamment contribué, tant par lui-même que par les nouvelles recherches qu’il a suggérées, aux progrès de nos connaissances sur ce sujet encore litigieux.
Il s’est attaché, en outre, à rechercher, dans les couches houillères et permiennes, les premiers représentants de certains groupes de Cycadées et de Conifères, et il a fourni notamment à l’histoire des Salisburiées des documents nouveaux du plus grand intérêt.
Enfin, la flore crétacée a été à son tour l’objet de ses travaux ; malgré la pauvreté de la plupart des dépôts crétacés de notre pays, il a pu en faire connaître quelques types remarquables, mais c’est dans ceux du Portugal qu’il a trouvé les éléments les plus précieux : les explorations de la Commission géologique portugaise ayant amené la découverte de riches gisements d’empreintes, c’est à lui que l’étude en fut confiée, et peu de mois avant sa mort il avait eu le plaisir de voir arrivée au terme de son exécution cette magnifique Flore mésozoïque du Portugal à laquelle il travaillait depuis plusieurs années et qui vient d’enrichir la science de faits d’une si haute importance. Il a notamment constaté l’existence des Dicotylées à des niveaux auxquels on ne les avait pas encore observées eu Europe, et il a pu en faire remonter la première apparition jusqu’à la base même du crétacé, où il semble qu’on assiste en quelque sorte à leur éclosion, dans des couches succédant immédiatement aux dépôts néo-jurassiques à flore encore composée exclusivement de Cryptogames et de Gymnospermes.
De Saporta a ainsi exploré dans son entier toute la série des couches de l’écorce terrestre, et il a su tirer des documents qu’il a étudiés les résultats les plus remarquables au point de vue philosophique. Il en a augmenté l’intérêt par la façon dont il a su les mettre en lumière, et par les essais de synthèse qu’il s’est efforcé d’en déduire : si parfois, comme dans son ouvrage en collaboration avec M. Marion sur l’évolution du règne végétal, il a fait une large place à des hypothèses, d’ailleurs nullement dissimulées, et aussi séduisantes qu’ingénieuses, le plus souvent les déductions qu’il présente découlent si naturellement du rapprochement des faits observés, que la conviction s’impose et qu’on ne peut se refuser à admettre des filiations en faveur desquelles il fait valoir des arguments si probants ; à cet égard son étude sur l’Origine paléontologique des arbres cultivés ou utilisés par l’homme peut être citée comme un modèle.
Le marquis de Saporta était, depuis 1876, correspondant de l’Académie des Sciences, et l’Académie royale de Belgique avait tenu également à l’inscrire au nombre de ses membres, à titre d’Associé étranger. Bien qu’il eût dépassé sa soixante-dixième année et qu’il eût ressenti déjà quelques atteintes du mal qui devait l’emporter, il avait conservé, avec une merveilleuse sagacité de jugement, une vivacité d’esprit, un enthousiasme pour les recherches, que peu d’hommes, même à leurs débuts, ont possédés au même degré et que peuvent seuls apprécier ceux qui avaient la bonne fortune d’être en relations avec lui. Travailleur infatigable, il avait, vers la fin de 1894, fait connaître ses dernières observations sur les Nymphéinées crétacées et tertiaires, et l’année 1895 devait être consacrée par lui à de nouveaux travaux ; mais, le 26 janvier, la mort, en le frappant subitement, venait mettre à néant ces projets, dont la réalisation nous eût encore apporté tant de précieuses révélations.
Toujours prêt à répondre aux appels qui pouvaient lui être adressés par ses confrères en botanique fossile, même par les plus jeunes, à les faire profiter de sa science, à entrer avec eux en échange d’idées, à leur communiquer avec une inépuisable générosité les vues nouvelles qui lui venaient à l’esprit, à se prêter à des discussions dans lesquelles il apportait à la fois une conviction passionnée et une merveilleuse courtoisie, il laisse à tous le souvenir d’un maître profondément respecté et il emporte les regrets de tous. Pour quelques-uns, qu’il honorait d’une bienveillance plus intime, sa perte est particulièrement douloureuse, car c’est en même temps celle d’un ami. Pour la science paléontologique, c’est celle d’un des savants les plus éminents, d’un des plus lumineux esprits qu’elle ait comptés parmi ses adeptes.
R. Zeiller, Ingénieur en chef des Mines, Chargé de cours à l’École des Mines.