On a dit souvent que la mer réunit les peuples qu’elle a l’air de séparer. Cela semble vrai surtout de la mer du Nord, mince couche d’eau étalée dans une dépression qui ne dépasse pas beaucoup 50 mètres de profondeur normale dans la plus grande partie de son étendue. Autour de cette dépression se groupent l’Angleterre et l’Islande à gauche, le Danemark et la Norvège à droite, la Belgique, la Hollande et l’Allemagne au sud, tandis qu’au nord on arrive brusquement aux abîmes de l’océan Glacial, profonds de plusieurs milliers le mètres.
Très rétrécie vers le sud, la mer du Nord rapproche réellement l’Angleterre d’un côté, la Belgique et la Hollande de l’autre. Ces trois pays se ressemblent d’ailleurs beaucoup à une foule de points de vue, et M. Élisée Reclus a eu raison de les réunir dans le même volume, le quatrième de la Nouvelle géographie universelle.
Dans les articles consacrés aux précédents volumes de ce grand ouvrage (Voyez la Revue scientifique du 16 décembre 1876, t. XI, 2° série, p. 577, et du 15 juin 1878, t. XII, 2e série, p. 1178), nous avons indiqué le procédé ordinaire de composition d’Élisée Reclus. Ce procédé n’a pas changé pour le présent volume ; néanmoins l’auteur, tout en le conservant, n’a pas cru devoir l’appliquer avec la même uniformité rigoureuse pour chacune de ses études. C’est ainsi que les considérations géologiques ou ethnologiques qui occupaient dans le précédent volume une place de telle importance, alors qu’il s’agissait de déterminer la physionomie du continent central européen et des races qui l’occupent, se trouvent notablement réduites dans celui que nous présentons maintenant à nos lecteurs.
Ayant à nous entretenir des Pays-Bas et de l’Angleterre, il a préféré avec raison nous faire assister à la naissance industrielle de ces pays, et nous expliquer la nécessité qui s’imposait à l’un comme à l’autre d’occuper leur rang dans le monde, surtout au point de vue de la richesse industrielle et de l’activité commerciale. Nous ferons comme lui, en parlant spécialement de l’Angleterre. Parmi les divers aspects sous lesquels on peut considérer un pays, il y en a toujours un qui le caractérise plus spécialement que les autres, et, pour l’Angleterre, c’est assurément le côté industriel qui prédomine. De même que l’Italie semble partout un musée, l’Angleterre paraît presque une vaste maison de commerce.
I.
La première des nations par la richesse, l’Angleterre, est également la première par l’activité industrielle et commerciale. Ses échanges représentent à peu près le tiers de ceux de toute l’Europe. Depuis l’année 1871, ils dépassent régulièrement 15 milliards de francs, non compris le commerce des métaux précieux ni les énormes bénéfices réalisés par le transport des marchandises étrangères sur navires anglais. L’Allemagne et la France, qui sont les pays les plus commerçants du continent européen, n’ont pas ensemble un mouvement aussi considérable.
C’est avec la nation américaine, sa sœur par la langue et en partie par la race, que la nation anglaise fait le plus grand commerce. En 1876, il a été de 2 milliards 318 millions. Puis vient la France pour 1 milliard 524 millions, et l’Allemagne pour 929 millions. Remarquons en passant que, dans cette année 1876, le total de la France accuse, pour l’importation en Angleterre, 1 milliard ,122 millions, tandis que l’exportation en France n’a pas dépassé 402 millions. C’est le charbon qui donne à l’Angleterre sa supériorité industrielle, qui en a fait la nation commerciale par excellence, et qui a contribué pour une bonne part à sa domination politique. La France, mal pourvue de houilles sur certaines parties de son territoire, constitue depuis longtemps et restera certainement pendant de longues années le meilleur acheteur du combustible anglais.
En 1876, la production de la houille dans le monde, d’après Neumann Spallart, a été de 287 millions de tonnes, sur lesquels près de la moitié, 136 millions, ont été extraits de la Grande-Bretagne et de l’Irlande. La France n’en a produit que 17 millions de tonnes ; elle en a demandé à sa voisine un peu plus de 3 millions de tonnes, qu’elle a payés 39 millions de francs.
Un cinquième ou un sixième seulement de la houille retirée des mines anglaises est employé pour les usages domestiques ; les trois quarts servent à l’entretien des fabriques, à la navigation, à la traction des locomotives ; la plus grosse part est prise par les usines métallurgiques. L’exploitation du minerai de fer s’ajoute à celle de la houille dans un grand nombre de charbonnages anglais.
Par la mise en œuvre, aussi bien que par l’exploitation des richesses souterraines, la Grande-Bretagne occupe le premier rang dans le monde. Elle a même une importance encore plus considérable pour la fabrication du fer que pour l’extraction des houilles, car la moitié de la fonte, du fer et de l’acier employé par les hommes sort de ses usines. On a répété souvent que la prospérité d’un pays se mesure à la quantité de fer qu’il consomme ; et, quoique la civilisation comprenne bien d’autres conquêtes encore que celles des métaux, il est certain que nulle n’a plus d’importance. Depuis l’abandon du travail au charbon de bois, l’accroissement de l’industrie a été rapide en Angleterre, surtout en Écosse, et c’est par centaines de mille tonnes que le produit de la fabrication s’est augmenté par décades jusqu’à ces dernières années. Les hauts fourneaux de l’Angleterre pourraient produire au moins 8 millions de tonnes de fer et d’acier ; mais le monde n’a pas assez de sécurité matérielle pour acheter ni même assez de richesse actuelle pour employer tout ce que les usiniers offrent de livrer. Aussi l’industrie métallurgique subit-elle une crise douloureuse depuis cinq ans, et, récemment, près de la moitié des fourneaux ont éteint leurs feux.
L’Angleterre est également le pays où, depuis l’emploi des machines à vapeur, la fabrication textile a pris le plus d’importance. En 1861, elle tissait à elle seule exactement la moitié des cotonnades employées dans le monde ; depuis cette époque, la quantité s’en est encore accrue. En 1877, la quantité de coton employée par ses fabriques s’est élevée à 549 millions de kilogrammes, total qui l’emporte de 142 millions sur celui de la quantité de coton employé sur tout le continent européen. Néanmoins, la proportion relative de son travail est moindre, l’industrie ayant grandi plus rapidement encore sur le continent d’Europe et aux États-Unis. Les tisseurs de l’Europe lui ont enlevé plusieurs marchés et fabriquent mieux certaines étoffes ; les États-Unis, dont l’industrie , protégée par des droits différentiels, prend un accroissement considérable, quoique factice et ruineux pour le pays ; ne peuvent plus acheter leurs cotonnades dans le Royaume-Uni ; il y a là par conséquent une véritable décroissance relative.
La supériorité de la Grande-Bretagne existe aussi pour la fabrication des étoffes de chanvre, de lin, de jute ; Belfast est de toutes les villes du monde celle qui tisse le plus de toiles, et Dundee est le centre principal de l’industrie des jutes, quoiqu’elle ait maintenant de puissantes rivales dans l’Inde, aux lieux mêmes de production de la matière première.
C’est aussi dans la Grande-Bretagne, qui est d’ailleurs le pays d’Europe produisant la plus grande quantité de laine, que se tissent en plus grand nombre les draps, les serges et autres lainages, dont elle vend à l’étranger une quantité toujours croissante, principalement en tissus à bas prix et de faible qualité. A l’égard de cette industrie, l’Angleterre a toujours une certaine supériorité sur la France, surtout pour le nombre des tapis, Mais elle lui reste de beaucoup inférieure en quantité, et surtout en qualité, pour la fabrication des soies, l’étoffe par excellence.
Outre les principales fibres textiles, l’Angleterre emploie encore beaucoup d’autres matériaux du même genre ; on sait quelle importance l’importation de l’alfa d’Algérie a prise dans ces dernières années pour la fabrication d’un papier dont quelques-uns de nos journaux français ont à leur tour adopté l’emploi. En 1876, la fabrication générale du papier a donné en France 148 000 tonnes ; en Angleterre, 180 000.
Les seules industries textiles emploient dans les Iles Britanniques environ 1 million de personnes, sans compter la multitude des prolétaires qui en vivent indirectement. Toute la population industrielle se compose d’environ 5 millions d’individus, non compris les familles des ouvriers qui dépendent du travail des usines sans y être employées elles-mêmes. Pris en masse, les revenus de l’industrie anglaise proprement dite sont évalués à plus de 12 milliards ; ils ont plus que quintuplé depuis 1815 ; suivant l’ingénieur Fairbairn, le nombre total des chevaux-vapeur employés en Angleterre était, en 1865, de 3 millions 650 mille, équivalant au travail de 76 millions d’ouvriers. On doit actuellement évaluer leur force à celle de 100 millions au moins ; chaque habitant, si cette force était également répartie entre tous, aurait à son service trois esclaves dont les muscles d’acier, mis en mouvement par la houille, ne se lassent jamais.
Outre ses mines, ses hauts fourneaux, ses filatures, ses papeteries, ses usines et ses chantiers, qui comptent leurs ouvriers par millions, on rencontre partout en Angleterre le brioquetier anglais, le maçon écossais, le terrassier irlandais, le forgeron gallois, occupés à construire des villes, des fabriques et des chemins de fer.
II.
Malgré la faible étendue de son territoire, comparé à celui des grands États d’Europe, le Royaume-Uni est celui d’entre eux, l’Allemagne exceptée, qui possède le plus long réseau de voies ferrées. Ayant eu l’honneur d’inaugurer le premier chemin de fer, en 1825, il a, depuis ce temps, consacré à la facilité des communications, une part plus considérable de son épargne que tout autre pays ; nulle part les voies ferrées ne transportent autant de voyageurs et de pareilles quantités de marchandises. En moyenne, chaque Anglais fait annuellement vingt voyages, tandis qu’un Français en fait trois seulement.
Les lignes des Iles Britanniques appartiennent à quatre vingt-douze compagnies distinctes, mais les plus grandes sont entre les mains de sociétés puissantes, qui ont acheté la plupart des petites lignes entremêlées à leur réseau, et, tantôt par la concurrence, tantôt par l’association des intérêts, cherchent à grossir les revenus. En moyenne, le produit net de ces lignes représente le tiers de leur produit brut. Mais elles sont loin cependant de donner des bénéfices comparables à ceux des grandes compagnies de chemins de fer français.
De même que les déplacements toujours plus nombreux par chemins de fer, l’accroissement rapide des lettres, des envois postaux et des télégrammes témoigne, pour l’Angleterre, d’une activité commerciale hors de pair avec le reste de l’Europe. Chaque Anglais écrit en moyenne trois fois plus de lettres et envoie deux fois plus de dépêches que les autres Européens. Grâce à leur position insulaire, les Iles Britanniques sont, de toutes les contrées du monde, celle qui se rattache aux autres pays par les câbles sous-marins les plus nombreux. De toutes parts, elles sont comme frangées de fils télégraphiques. Les deux centres les plus importants pour les communications avec les pays d’outre-mer sont : Penzance, près du cap Lands’end, et Valentia, près du cap Clear.
Un fait économique des plus importants, et gros de conséquences pour l’avenir, c’est le ralentissement des transactions et la diminution constante et rapide des exportations anglaises. L’industrie de la Grande-Bretagne, qui cherche incessamment de nouveaux débouchés par le monde entier, voit se fermer précisément les ports des nations civilisées qui lui achetaient auparavant presque tous ses produits manufacturés ; de plus en plus, les nations rivales sont en état de soutenir la lutte avec le peuple qui les initia à ses procédés industriels ; depuis 1872, l’Angleterre n’a cessé chaque année de vendre moins de cotonnades et d’autres étoffes, moins de fer et de machines. L’écart de l’importation à l’exportation annuelle dépasse maintenant 3 milliards 1/2 de francs.
Certes, cet écart est énorme. Mais, à n’en pas douter, il est en partie comblé par des bénéfices autres que ceux des usines.
L’excédent des importations est surtout compensé par les placements considérables que les Anglais ont faits au dehors sur les fonds d’État et sur les valeurs industrielles, ainsi que par les bénéfices considérables du commerce maritime.
Presque toutes les lignes télégraphiques sous-marines leur appartiennent ; les mines du Brésil, les chemins de fer d’une partie de l’Amérique du Sud, une grande partie des sucreries de l’Égypte sont en leur possession.
III.
La capitale de cet empire commercial, Londres, était une ville de trafic maritime, même avant l’époque romaine, et, pendant le moyen âge, elle redevenait un centre de commerce, aussitôt que le permettaient les circonstances. D’ailleurs, ainsi que le faisait déjà remarquer John Herschel, Londres n’est pas éloigné du centre géométrique de toutes les masses continentales ; nulle cité n’est par conséquent mieux placée pour devenir le port de convergence et de passage du monde entier. Aussi est-ce des bureaux innombrables de la Cité que part le plus puissant mouvement d’impulsion donné à l’activité du reste des hommes.
C’est aux banques de Lombard-street - quartier de hauts palais de granit, de marbre ou de briques, presque vides la nuit, mais où fourmille dans la journée plus d’un million d’hommes - que viennent s’adresser les gouvernements en détresse, les compagnies de mines ou de chemins de fer, les inventeurs de tout genre et les spéculateurs de toute espèce.
Outre leurs envoyés officiels auprès du cabinet de Saint-James, il est peu de gouvernements qui n’aient des représentants spéciaux auprès des financiers de Lombard-street. Il y a là probablement plus de capitaux disponibles que dans tous les autres marchés réunis ; ce grand avantage permet aux banquiers anglais de s’emparer les premiers de toutes les occasions de profit qui se présentent dans les contrées les plus diverses.
Comme marché de capitaux, Londres n’a pas de rivale au monde. Paris même est loin d’avoir une aussi forte quantité de fonds disponibles, car ce n’est qu’exceptionnellement qu’ils sont déposés dans les banques, et peuvent être utilisés aussitôt que leur intérêt les porte vers une entreprise nouvelle. Grâce aux renseignements qui, de toutes les parties du monde, vont affluer à Londres comme à un centre commun, les capitalistes de la Cité sont les premiers à connaître où peuvent se faire les placements de quelque avantage, et par cela même quelques pays leur envoient régulièrement le plus clair de leurs revenus.
Première ville du monde par le commerce et l’argent, Londres est aussi la première par le mouvement des échanges et l’importance de sa navigation. C’est le marché principal de la terre pour les thés, les cafés et la plupart des denrées coloniales ; c’est là aussi que sont apportées les laines d’Australie, d’Afrique, des contrées situées hors d’Europe ; de même les acheteurs étrangers doivent s’approvisionner à Londres : une foule de marchandises ne sont importées sur le continent d’Europe que par l’intermédiaire du port de la Tamise.
Depuis le commencement du dernier siècle, le mouvement total des échanges de Londres avec l’étranger a presque vingtuplé, et l’accroissement se continue, plus rapide de décade en décade. Le port de Londres est un monde dont on ne peut se faire idée, quand on n’y a point pénétré. D’ailleurs tout l’estuaire de la Tamise est considéré, en vertu d’une décision de la cour de l’Échiquier, comme étant le port de Londres, et cette décision est certainement d’accord avec la réalité. Le mouvement des affaires qui s’y traitent, et qui n’atteignait pas 900 millions au commencement de ce siècle, a été de 4 milliards 675 millions pour l’année 1876, lesquels ont produit à la douane anglaise une recette de 257 millions.
Un seul établissement, les Victoria-docks, ont ensemble 260 hectares, plus de 2 kilomètres carrés, et, si étendus qu’ils soient, ils doivent s’augmenter encore de nouveaux terrains, autour desquels la ville développe le réseau de ses rues constamment prolongées. Ainsi Londres maritime ne cesse de s’accroître. A cause même de leur nombre, ses docks ne produisent pas sur le voyageur l’impression à laquelle il s’était préparé. Il faut les parcourir du matin au soir, y vivre pendant des semaines, voyager d’entrepôts en entrepôts et de bassin en bassin, par voie ferrée et par bateaux à vapeur ; voir les rangées interminables de navires de toutes nations, contempler les marchandises accumulées de tous les points du monde, assister à ces opérations sans nombre de chargement ou de déchargement, pour se faire une idée du prodigieux mouvement d’échanges qui s’opère dans les docks riverains le la Tamise, et qui se traduit par les milliards d’affaires dont nous avons parlé ci-dessus.
IV.
Les Anglais, comprenant bien que les profits des manufactures peuvent diminuer, ou même tarir en entier par la concurrence des nations étrangères, se sont appliqués avec succès à se mettre au service de tous les peuples par l’industrie des transports maritimes ; ils se sont faits pour ainsi dire les commissionnaires de tous les autres pays du monde. De là leurs efforts incessants pour à découvrir et s’ouvrir de nouveaux débouchés.
La flotte de commerce des Iles Britanniques représente à peu près le tiers de la marine marchande européenne ; si l’on y ajoute les navires de toutes ses possessions coloniales, on atteint un ensemble imposant, qui ne représente pas moins que le tiers de la marine du monde entier. D’année en année, cette flotte, montée par plus de 200 000 marins, ne cesse de s’augmenter ou de se perfectionner. L’importance des navires à vapeur l’emporte aujourd’hui sensiblement sur celle des vaisseaux voiliers ; pour le service des voyageurs, les bâtiments à voiles sont presque partout abandonnés. De même, la coque en bois est partout délaissée pour la coque en fer. Cette flotte si considérable comptait, en 1877, un nombre total de 25 090 bâtiments, jaugeant 6 336 000 tonnes, dont 20 538 voiliers jaugeant 4 200 000 tonnes, et 4 552 vapeurs jaugeant 2 136 000 tonnes.
La marine anglaise est trop nombreuse pour que l’énorme commerce du Royaume-Uni la puisse occuper en entier. Aussi la voit-on sur toutes les mers ; dans beaucoup de pays étrangers, elle sait enlever le transport même aux marines locales. Le mouvement de sa navigation, en 1876 a été, dans les ports seuls du Royaume-Uni, de 33 441 979 tonnes ; celui des marines étrangères réunies n’a réalisé qu’un transport de 17 342 923 tonnes, seulement un peu plus de la moitié.
De plus, sur les côtes des deux grandes Iles de la Grande Bretagne et de l’Irlande, plus de 25 000 embarcations montées par 50 000 pécheurs s’occupent de l’approvisionnement des marchés de Londres et des autres ports, tant pour la consommation intérieure que pour l’échange extérieur. Enfin plus de 1 200 yachts de plaisance, dont quelques-uns sont de véritables palais flottants, complètent la marine libre de l’Angleterre.
v.
Malgré la diminution constante de ses exportations, l’Angleterre est certainement le plus riche pays du monde. En s’appuyant sur les documents relatifs à l’income-tax ou impôt sur le revenu, son ministre des finances constate que le capital britannique s’est accru de 5 milliards environ chaque année depuis 1865 ; c’est donc un total de 75 milliards ajouté depuis cette époque jusqu’à nos jours à la richesse de la nation.
Malheureusement, cette richesse est fort inégalement repartie ; l’Angleterre est le pays des immenses fortunes, mais aussi de la misère extrême. Plus de neuf cent mille personnes, le trente-sixième de la population, appartiennent à l’indigence d’une façon permanente, et plus de deux millions d’autres demandent à leurs paroisses des secours temporaires.
Il faut toutefois se hâter d’ajouter que, grâce à cet accroissement du capital national, le nombre des indigents a notablement diminué. Pendant la période que nous venons de citer, les workhouses ont perdu un tiers de leurs habitants ; pendant que les deux tiers des pauvres valides trouvaient une occupation au dehors. Une certaine partie de l’or gagné par toutes les nations du globe a donc pénétré jusque dans les couches profondes du prolétariat anglais.
Quant aux artisans et aux employés de la classe moyenne, il suffit d’entrer dans leurs maisons pour se faire idée de l’aisance qui s’y est peu à peu répandue : partout des meubles solides, des tapis, des objets de luxe. Les ouvriers anglais à salaire régulier habitent, pour la plupart, des logements supérieurs, par l’aspect ou pour l’agrément, à ceux des habitants et des bourgeois français. Les économies de l’artisan anglais sont considérables, non seulement dans les caisses d’épargne proprement dites, mais encore. dans les sociétés coopératives d’achat ou d’entretien, et surtout dans les "caisses des unions de métier, si connues sous le nom de Trades-Unions.
Comme les progrès du bien-être, les progrès de l’instruction publique ont été considérables ces dernières années. En 1870, l’instruction obligatoire, sous une forme indirecte, était votée par le Parlement pour l’Angleterre et le pays de Galles ; deux ans plus tard, une loi analogue était appliquée à l’Écosse. L’éducation publique ne s’est développée nulle part d’après un plan arrêté à l’avance ; on a partout laissé liberté entière il l’initiative privée, qu’elle fût d’ailleurs de caractère religieux ou laïque.
La proportion des Anglais complètement ignorants de la lecture et de l’écriture est un peu moindre que celle des Français illettrés. Mais, d’autre part, le nombre des enfants qui profitent de l’enseignement secondaire est moindre qu’en France. Tandis que 157 000 jeunes Français reçoivent l’instruction dans les lycées, les collèges et les écoles libres correspondantes, on ne compte que 25 000 jeunes Anglais dans les écoles de grammaire ou autres, qui donnent une instruction analogue à celle des établissements secondaires français. Ces écoles sont considérées en Angleterre comme destinées seulement aux riches et aux nobles, tandis qu’en France elles sont ouvertes aux enfants de la classe moyenne et quelque fois pauvre. On sait d’ailleurs que, dans certains collèges, la division des castes s’est maintenue avec une rigidité digne de l’Inde. Ainsi, dans la plus ancienne école de l’Angleterre, le collège de Winchester, les élèves sont partagés en trois classes sociales : les élèves de fondation, admis et servis gratuitement ; les commoners qui payent leur pension, et les pauvres, qui sont tenus de servir les autres. Cette organisation parait au moins bizarre et quelque peu anti-égalitaire.
Ainsi que nous l’avons dit au commencement de cet article, M. Élisée Reclus a relégué au second plan les considérations géologiques, et même ethnographiques, pour trouver place à s’étendre sur la situation industrielle et commerciale des trois pays de l’Europe du Nord qui se distinguent le plus par l’activité de leur industrie ou de leur commerce, et certainement il a eu raison de rompre l’uniformité d’une méthode qui deviendrait fatigante dans un ouvrage de cette longueur. Mais le volume n’en contient pas moins de fort belles descriptions physiques, comme celles de la mer du Nord et de l’Irlande, par exemple. Enfin les gravures reproduites ici montrent que, dans ce volume, comme dans les précédents, on a prodigué les cartes, établies avec le plus grand soin, ainsi que les vues des villes ou des merveilles de la nature.