[!sommaire]
I
L’histoire de l’enseigne est intimement liée à celle du blason. Sœur plébéienne et utilitaire de cette noble science, elle remet en mémoire des célébrités de toutes sortes des âges écoulés, depuis les rois et les héros de grands chemins jusqu’aux peintres et aux poètes.
Et, en effet, les enseignes fameuses ayant, pour la plupart, appartenu à des auberges et autres lieux de réunions publiques, on éprouve le désir tout naturel de savoir quelque chose sur les personnalités célèbres qui, à un titre ou à un autre, leur ont prêté leur propre notoriété.
Au moyen âge, les habitations de la noblesse servaient de caravansérails, pour ainsi parler, quand la famille n’y résidait pas. À mesure que la population se condensa, que les routes devinrent plus praticables et surtout moins dangereuses, les traditions hospitalières s’affaiblirent et finirent, peu à peu, par s’effacer complètement.
C’était, il faut du reste en convenir, une charge assez onéreuse que de recevoir, nourrir et loger des voyageurs inconnus.
Aussi, arriva-t-il un moment où un tenancier entreprenant construisit une maison à une portée d’arbalète du château, suspendit à l’extérieur, à l’imitation de son seigneur, les armes de la famille de ce dernier, et offrit, moyennant finance, la table et le logement à tout venant.
Naturellement peu versés dans la science héraldique, les habitants des campagnes désignèrent les lions de gueules et d’azur sous les noms de Lion rouge et Lion bleu. C’est ainsi que se fondèrent les auberges de province qui, bien que reconstruites deux ou trois fois, ont néanmoins conservé la désignation prise dès l’origine.
Une autre et plus prolifique source d’enseignes est cette passion de l’annonce, ce génie de la publicité qu’ont toujours possédé les boutiquiers de l’Europe occidentale.
Aussitôt qu’une ville est devenue trop grande pour que chacun pût se connaître, le commerçant, quel qu’il fut, s’est efforcé de rendre son identité aussi palpable que possible.
De nos jours, les commerçants obtiennent cette notoriété au moyen de devises plus ou moins ingénieuses, mais qui n’auraient aucunement rempli le but de leurs ancêtres du moyen âge, attendu que ces devises s’adressent, suivant toute présomption, à des consommateurs sachant lire et écrire.
La réclame, comme nous l’entendons aujourd’hui, eût été complètement illusoire au quinzième siècle. L’imprimerie n’étant pas encore inventée, un commerçant aurait tout uniment perdu son argent en se faisant annoncer dans le Mercure quotidien de l’an 1400, ou en faisant largement répandre, sur la voie publique, ses fleurs de rhétorique, sous forme de prospectus, Quatre-vingt-dix-neuf individus sur cent eussent été incapables de déchiffrer ses propositions ! et toute son éloquence persuasive, à propos « d’occasions sans précédents », de « marchandises vendues à perte », aurait été lettre morte pour la respectable matrone, noble dame ou bourgeoise, aussi bien que pour sa charmante fille, également illettrée.
Le négociant du moyen âge ne se privait pas, cependant, d’annoncer.
Il faisait exécuter un tableau ou une statue qu’il suspendait soit à un poteau, devant sa maison, soit à un bras de fer se projetant horizontalement au-dessus de l’entablement de sa porte. Son unique but étant d’attirer et de fixer les regards, il n’épargnait rien pour embellir son enseigne et la faire distinguer de celles de ses concurrents. Pour la rendre plus apparente encore, il lui donna peu à peu des dimensions extraordinaires.
C’est ainsi que les bons citoyens des villes, dans leur ardeur mercantile, en vinrent à se priver du peu d’air et de lumière que leur laissaient des rues étroites et des pignons surplombants.
II
Ces considérations générales exposées, j’entre dans mon sujet.
Dès 1419, l’autorité intervint, à Londres, mais sans beaucoup de succès, pour arrêter l’intrusion progressive des enseignes sur la voie publique. Ce fut seulement après le grand incendie de 1666 que les négociants renoncèrent aux enseignes en saillie et y substituèrent des images sculptées en pierre et incrustées dans la façade.
On trouve, dans une ballade de l’époque de la restauration des Stuarts, une amusante nomenclature des principales enseignes de la métropole. Voici quelques-uns des couplets :
Chaque jour, mon plaisir à la Bourse m’entraîne ; On y voit, en satin, les beaux se promener. À midi, de la mode abandonnant l’arène, En différents endroits chacun s’en va dîner.
La Couronne a l’honneur d’absorber la Noblesse ; La Gentry, plus humble, entre à la Tête du Roi, Le chevalier, de la Toison d’or sait l’adresse ; Et le cultivateur, au Manant est chez soi.
Le négociant en vins gagne droit les Trois-Tonnes ; À la Mitre, descend le prêtre séculier ; Sans honte, le Frocard va courtiser les Nonnes ; Au Diable, à pas pressés, court le vieil usurier ;
Aux Plumes, la lady, se rengorgeant, prend place ; Le Globe a ce qu’il faut pour charmer le marin ; Le Chasseur va chercher le Lévrier de race ; À la Corne, par goût, dîne maint citadin [1].
Le n° 28 du Spectateur contient un article, aux vives allures, d’Addison sur les enseignes des rues de Londres. L’humoriste fait observer que le gouvernement devrait bien édicter une loi pour empêcher un gargotier de s’établir à l’enseigne de la Botte, et un cordonnier à celle du Cochon rôti. Par suite de ce défaut de réglementation, ajoute-t-il, j’ai vu une Chèvre à la porte d’un parfumeur et la Tête du roi de France à celle d’un armurier.
On aura une idée des dimensions extravagantes données aux enseignes, quand on saura qu’en 1718 l’une d’elles, arrachant le pan du mur auquel elle était fixée, tomba dans la rue et écrasa quelques personnes.
Ces accidents, souvent répétés, commencèrent à jeter sur les vieilles enseignes un certain discrédit. Mais le respect de l’Anglais pour la tradition est si tenace que les plaintes s’éteignaient presque aussitôt après avoir été formulées.
Tandis que l’Angleterre constitutionnelle sa contentait de murmurer, la France absolue agissait. En 1761, M. de Sartines ordonna que toutes les enseignes, fixées dorénavant contre les façades des maisons, ne pourraient avoir une projection de plus de quatre pouces.
Londres ne se décidait pas à suivre cet exemple, lorsqu’une immense plaisanterie, une véritable charge d’atelier, vint donner le coup de grâce aux vieilles enseignes.
En 1762, un mystificateur très spirituel et bien connu, Bonnell Thornton, imagina, pour parodier l’exposition de la Société des arts, de faire, dans ses propres appartements, une exposition d’enseignes. Un comité, dont Hogarth était membre, se chargea de reproduire à l’huile les plus burlesques des enseignes connues, et de disposer ces toiles de la même façon que la Société des arts avait arrangé les siennes. Le succès fut immense. Mais les artistes se sentirent profondément blessés d’être tournés en ridicule, et une polémique aussi vive qu’acerbe s’engagea, à ce sujet, dans les feuilles publiques. Quant aux enseignes, elles tombèrent subitement du pinacle de gloire où elles étaient parvenues et où elles menaçaient de rester longtemps encore. C’est, sans aucun doute, parce qu’elles constituaient plutôt un anachronisme qu’un inconvénient qu’elles servirent de véhicule à la plaisanterie élaborée de Bonnell Thornton. Les corporations les prirent en dégoût ; et, au bout de quelques années, elles avaient presque toutes disparu. On y substitua le numérotage des rues, système essayé à Paris, sur une petite échelle, deux cents ans auparavant.
La vieille enseigne n’existe plus, à de rares exceptions près ; là où le cadre a été conservé, les figures symboliques ont été effacées et remplacées par des devises plus ou moins ingénieuses.
À ce propos, on me permettra de constater un fait qui s’applique à. tous les pays en général, mais surtout à. ceux qui appartiennent aux Anglo-Saxons ; cette digression ne s’écartera donc pas de mon sujet.
Les annonciers ont bien vite reconnu que l’ancienne prédilection enfantine pour l’image et les peintures éclatantes est aujourd’hui aussi vive que jamais. Comme, grâce aux progrès de l’industrie, le goût peut être satisfait à peu de frais, les murs courants, les barrières ou planches garantissant les maisons ou édifices en construction, toutes les places utilisables, en un mot, présentent un aspect bizarre des plus réjouissants.
Aussi, une histoire de l’affiche serait-elle presque aussi intéressante que celle de l’enseigne ; toutes deux, quoique à des degrés différents, procèdent du blason. Oui, quelque pénible que soit cette constatation, il existe une intime relation, parfaitement saisissable pour un esprit philosophique, entre l’écu héraldique d’un Montmorency, avec ses tiers quartiers, et les images à tons criards, si estimées des badauds, et qui sont comme le blason du commerce contemporain.
Je reprends.
L’introduction du gaz a amené, à. Londres, un état à peu près analogue à l’ancienne enseigne. Quand, une fois la nuit venue, on parcourt une rue comme le Strand, surtout si l’on se trouve sur l’impériale d’un omnibus, on peut observer que les innombrables lampadaires ornés, se projetant au-dessus des boutiques avec leurs devises en toutes couleurs, rappellent le but des enseignes du moyen âge, tout en donnant à la voie publique un aspect excessivement pittoresque, et, de plus, en répandant à flots une étincelante lumière.
Aujourd’hui, en Angleterre, il n’y a plus guère que les marchands de denrées alimentaires, et surtout les tavernes, qui aient conservé la tradition de l’enseigne. La plus remarquable de celles qui ont résisté à l’action de la mode est l’Homme chargé de méfaits, œuvre capitale d’Hogarth, qui orne un des magasins d’Oxford-street, et dont on peut trouver des pendants, à Paris, dans les Deux Magots, d’Horace Vernet, et Monsieur Pigeon, de Court.
Hors de la métropole, l’enseigne règne encore en souveraine.
Il n’est pas sans intérêt de jeter un rapide coup d’œil sur les emblèmes adoptés par le commerce anglais. L’étude est sérieuse, au point de vue philosophique. Comme c’est souvent dans les plus infimes détails qu’il faut chercher la manifestation du caractère d’un peuple, l’enseigne dévoile une des faces de l’Anglo-Saxon.
III
Pour les enseignes, comme pour les livres, les destins sont changeants… Habent sua fata… C’est pour elles aussi que la popularité est chose fragile.
Cette observation s’applique surtout aux enseignes historiques et commémoratives, et me rappelle le personnage d’un roman de Washington Irving, Rip Van Winkle, qui, revenant dans ses foyers, après une absence de quelques années, fut tout ébahi de voir que, sur toutes les enseignes, le Roi Georges III, avec son superbe habit rouge, avait été remplacé par le Général Washington tout vêtu de bleu.
En France, les hommes de ma génération ont pu remarquer le Cheval-Blanc devenir, au lendemain des journées de 1830, le Cheval du Héros des Deux-Mondes, pour se transformer presque aussitôt en Cheval patriote, avec adjonction d’une énorme cocarde tricolore coquettement posée sur l’oreille.
Le commerçant anglais obéissait, tout comme un autre, aux exigences de la vogue. L’illustration de tel ou tel personnage le portait tout naturellement à placer ses destinées sous l’invocation du héros du jour, lequel n’était pas toujours celui du lendemain.
En 1739, après la prise de Porto-Bello (Nouvelle-Grenade), l’Amiral Vernon se balançait partout, et l’on peut dire, au figuré, qu’il a vendu, pendant six ans, de l’ale et du porter à toute l’Angleterre.
Le duc de Cumberland, troisième fils de Georges III et vainqueur, à Culloden (1745) du prétendant Charles-Édouard Stuart, succéda à l’amiral Vernon et fut remplacé lui-même, en 1763, par le Roi de Prusse (Frédéric le Grand), rendu universellement populaire par la guerre de Sept-Ans.
« À cette époque, dit Macaulay, un observateur attentif trouvait, dans les salles des anciennes auberges et dans les portefeuilles des marchands d’estampes, vingt portraits de Frédéric contre un seul de Georges II. »
Vint ensuite le Marquis de Granby, qui dut cet honneur moins à sa valeur personnelle qu’à sa calvitie, dit-on ; aujourd’hui encore à Londres et ailleurs, il préside aux destinées d’un grand nombre d’auberges et de brasseries.
Les hommes de mer sont fort communs ; je citerai en particulier Drake qui, à la fin du seizième siècle, découvrit la Californie, nommée par lui Nouvelle-Albion ; Benbow, Duncan, Howe, Jervis, qui s’illustrèrent pendant le dix-huitième siècle. Il en est de même de Nelson, dont la vogue est cependant éclipsée par celles de l’Amiral Keppel et de l’Amiral Rodney, ce dernier vainqueur du comte de Grasse, en 1782.
Les célébrités scientifiques, littéraires et politiques sont bien moins populaires chez les adorateurs de Bacchus que les célébrités de l’épée. On trouve quelques Sir Isaac Newton ; le Cardinal Wolsey est tenu en haute estime, surtout à Windsor et à Hampton-Court ; Sir Francis Burdett se rencontre encore à Berwick et à Nottingham.
L’effigie de John Wilkes brille encore sur deux ou trois enseignes. Cet écrivain satirique, plusieurs fois envoyé à la chambre des Communes et plusieurs fois chassé comme indigne, qui fut élu lord-maire, en 1774, doit surtout sa popularité à ce qu’il contribua puissamment, par ses pamphlets, à la chute du ministère du comte de Bute (1764).
La plus curieuse de ces enseignes, nommée les Trois Johns, orne une brasserie de Westminster. C’est une table oblongue au centre de laquelle siège John Wilkes ; à un bout se trouve le révérend John Horne Tooke, et à l’autre sir John Glyn, avocat du roi (Sergeant-at-law). Une estampe de Richard Houston, gravée à la manière noire et portant la date de 1769, représente le même sujet. Peut-être l’enseigne n’en est-elle que la reproduction.
Dans toute localité possédant un théâtre, on est certain de trouver une Tête de Shakespeare. Sir John Falstaff, cette originale création du grand poète, est presque aussi populaire que le poète lui- même.
Ben Johnson est rare, et un ou deux établissements seulement sont placés sous l’invocation de Milton et de Dryden. Lord Byron est le seul des poètes modernes qui ait obtenu les honneurs de l’enseigne, privilége qu’il doit à son Mazeppa, ce qui n’a rien d’étonnant chez les Anglais, ces jockeys par excellence.
Parmi les hommes d’État contemporains, Lord Palmerston et M. Gladstone sont les plus communs.
Les héros des ballades et des vieilles traditions ne pouvaient manquer de fournir des sujets d’enseigne.
Le Mendiant aveugle de Bethnal-Green décore une auberge sur la route de Whitechapel ; le Pindar de Wakefield existe encore à Londres, dans Saint-Chad’s-Row ; Guy de Warwick, Robin Hood et Little John (Petit-Jean, voleur célèbre), sont populaires dans toute l’Angleterre.
Dans cette catégorie d’enseignes, il en est deux qui méritent une mention spéciale. L’une, Whittington et son chat, se trouve à Highgate-Hill, l’autre, Tom le curieux(Peeping-Tom), à Coventry.
Whittington était un pauvre paysan des environs de Londres. Un jour, en écoutant le son des cloches, il lui sembla entendre le refrain suivant : « Whit-ting-ton-à-Lon-don ». Prenant cette fantaisie de son imagination pour un avertissement de la Providence, il se rendit dans la métropole et se fit journalier sur le port. Le capitaine d’un navire en partance pour la côte de Guinée lui demanda en plaisantant s’il n’avait rien à ajouter à sa pacotille. Whittington ne possédait rien qu’un superbe matou qu’il offrit de bonne foi et que le capitaine accepta.
Le village nègre où le navire débarqua sa cargaison se trouvait par aventure infecté de rongeurs de la pire espèce, auxquels le chat livra une guerre acharnée et dont, en peu de temps, il finit par débarrasser le pays.
Le roi noir, plein de reconnaissance, remit, avec l’animal sauveur, une tonne de poudre au capitaine qui, honnête par hasard, la délivra fidèlement au destinataire.
Ce fut le commencement de la grande fortune de Whittington. Il mourut plein de joies et aussi d’honneurs, puisque, comme le dit en terminant la ballade, il fut trois fois lord-maire de Londres.
L’auberge de Highgate-Hill, qui a choisi Whittington pour enseigne, exhibe dans une vitrine un squelette généralement considéré comme celui du chat célèbre origine de la fortune de lion maître.
La légende du Peeping-Tom remonte au temps de l’Heptarchie. Vers la fin du sixième siècle de l’ère chrétienne, un certain roi de Mercie (l’un des trois royaumes fondés par les Angles et qui compléta l’Heptarchie) prit Coventry, après un rude siège, et ordonna que tous les habitants fussent passés au fil de l’épée. Gwyna, la châtelaine, intercéda auprès du vainqueur qui consentit à révoquer son ordre barbare, mais à la condition que Gwyna ferait le tour de la ville à cheval et dans un état absolu de nudité.
La charité de la châtelaine l’emporta sur sa pudeur, et elle accepta cette cruelle proposition. Tous les habitants, remplis d’admiration pour ce sublime acte de dévouement, s’enfermèrent hermétiquement chez eux, de sorte que Gwyna traversa, pour ainsi parler, une ville morte. Un seul individu, nommé Tom, ne put résister à sa curiosité, et, entr’ouvrant sa fenêtre, jeta sur la belle amazone un regard enflammé. Cette indiscrétion faillit lui coûter cher, car, sans les prières de la châtelaine, les habitants indignés l’eussent impitoyablement mis à mort.
C’est cette légende que perpétue l’enseigne d’une auberge de Coventry.
IV
Je passe aux enseignes héraldiques et emblématiques.
Après la bataille de Bosworth (1485), l’Ours-Blanc, insigne du roi vaincu (Richard III), fut partout prudemment repeint, de façon à représenter un Ours-Bleu, emblème du comte d’Oxford, qui appartenait au parti des Tudors. Ces ours bleus ont jusqu’à ce jour ccnservé leur notoriété.
Les Lions fort nombreux, sont ordinairement Rampants, rarement Passants, ce qui ne permet pas de supposer qu’ils sont pris à l’écu national. Le Lion-Blanc est attribué aux Howard de Norfolk ; le Lion-Bleu vient, dit-on, du Danemark, le Lion-Noir des Pays-Bas, et le Lion-Rouge de Jean de Gand, quatrième fils d’Édouard III et tige de la maison de Lancastre ; il prit cet emblème comme affirmation de son droit au trône de Léon.
Ces figures se rencontrent à Londres et dans les environs.
En province, on trouve les Trois Jambes, représentant les armes de l’île de Man et qui passent pour dénoter un sentiment de mépris vis-à-vis des trois nationalités voisines, l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande ; les Quinze Balles, du Cornwall, avec la devise cornwallienne Une et toutes, (one and all) ; les Clefs en sautoir, emblème de Saint-Pierre, antérieures, comme de juste, au temps de la réforme sont restées fort communes ; les Cigales, descendance légitime et directe de l’insecte fameux qui tourne et retourne, pour indiquer le temps au-dessus du Palais de la Bourse, et qui couronnait le cimier de sir Thomas Gresham ; le Compas, sans doute d’origine maçonnique ; la Chèvre et le Compas, dérivant soit de la corruption de la devise puritaine ; « God [2] encompasseth us » (Dieu nous entoure), soit de l’adjonction fantaisiste d’une chèvre à l’emblème maçonnique ; le Cygne à deux cous, datant du moyen âge. À une époque si prolifique en monstres héraldiques, griffons, licornes, dragons, chimères, etc., il D’était pas besoin d’un grand effort d’imagination pour imaginer un animal à deux têtes. Un vice de prononciation a probablement suffi pour transformer cette enseigne en cette autre : le Cygne aux deux Diables [3].
La figure de proue de la frégate Centurion, sur laquelle l’amiral Anson fit le tour du monde (1740-1745), servit d’enseigne à un aubergiste de Goodwood, jusqu’au moment où Guillaume IV lui eût destiné une place plus convenable à l’hôpital de Greenwich.
L’Éléphant et le Château décore, à Newington, une hôtellerie restée célèbre et qui doit son nom à un squelette d’éléphant déterré près de Battle-bridge, en 1714. Une lance à tête de silex, trouvée près de ces débris, fit supposer que l’animal avait été tué par les Bretons dans un de leurs combats avec les Romains. Un savant contemporain attribuerait, sans aucun doute, à ce squelette une antiquité bien plus reculée.
V
Parmi les animaux domestiques, le Cheval, comme de juste, prévaut dans le Yorkshire. Dans le West-Riding seul, il n’existe pas moins de soixante-dix-sept auberges et brasseries portant le nom de Cheval bai. Le Cheval blanc et le Cheval de course sont également fort communs, et la Jument grise abonde dans le Lancashire.
Le Chat et les Chatons, dérivent de l’argot ; enlever à un cabaretier les mesures d’étain de diverses capacités qui servent à transvaser les liquides s’appelle, dans la langue des voleurs, « dérober le chat et les chatons (cat and kittens). »
Les Taureaux, blancs, noirs et pies, se rencontrent dans toute l’Angleterre. L’une des tavernes désignées sous cette appellation, à Ware, possède encore le grand lit dont la tradition assigne la propriété à Warwick, le faiseur de rois.
À Douvres, un autre Taureau donne aux consommateurs l’avertissement suivant :
L’animal est privé. Sans rien craindre, buveur, En payant ton écot, mouille ta gorge aride. Mais si crédit est mort et si ta bourse est vide, Il devient enragé : redoute sa fureur [4].
Naturellement le Chien participe, dans une large mesure, à la faveur populaire. Il est, le plus souvent, noir, soit parce que le terrier était autrefois la race qu’on élevait de préférence, soit par allusion au spectre canin, démon sous forme de chien, fort redouté encore dans les campagnes.
L’enseigne du Chien et du Canard se rapporte à une récréation favorite des cockneys de Londres, pendant le siècle dernier, sorte de chasse qui prit graduellement fin à mesure que les marais qui avoisinaient la capitale furent desséchés et remplacés par des constructions. Une figure en ronde-bosse, représentant un chien assis avec un canard dans la gueule et qui appartenait à une auberge, est aujourd’hui incrustée dans un des murs de l’hôpital de Bedlam. Elle porte la date de 1617.
Parmi les oiseaux, on rencontre fréquemment le Corbeau. C’est dans une auberge de ce nom, près de Basingstoke, que fut arrêté Jack le Peintre qui, en 1776, mit le feu à l’arsenal maritime de Portsmouth. Le poète Thomas Chatterton fut trouvé mort dans l’auberge des Trois Corbeaux, à Holborn, en 1770 ; il avait dix-sept ans et quelques mois.
Le plus populaire de toute la gent emplumée, c’est le Coq. Très estimé des Romains, cet oiseau a tiré un prestige nouveau des anciennes légendes chrétiennes ; de plus, il est honoré comme héros d’un divertissement cruel qui, en dépit des tendances philanthropiques modernes, ne semble pas devoir, de sitôt encore, disparaître des mœurs des Anglo-Saxons.
Il se présente sur les enseignes, soit isolément, soit en combinaisons de toutes sortes, dont la plus fréquente est le Coq et la Bouteille. Dans ce cas, toutefois, le mot Cock peut signifier Robinet, ce qui indiquerait que, originairement, on pouvait se procurer, à cette enseigne, de la bière en pièce et en bouteille.
Il y a quelques années existait encore, dans Tothill-street, Westminster, à l’enseigne du Coq, une auberge où allaient prendre leurs repas les maçons chargés de la construction de l’Abbaye, sous Henri III (1230). Cette masure vénérable a fait place à une construction nouvelle sur la devanture de laquelle un autre Coq dresse aujourd’hui sa crête.
On trouve encore debout, à Islington, non loin de Londres, une auberge du quatorzième siècle. Elle est à l’auberge du Paon. (Peacock) et porte la date de 1564.
Les peuplades sous-marines ont aussi fourni leur contingent aux fantaisies des débitants. La Sirène et le Dauphin (ce dernier toujours sous sa forme hyperbolique) sont assez communs ; mais on rencontre fort souvent le Saumon, surtout en combinaison, comme le Saumon et le Compas, le Saumon et la Balle.
Les insectes sont plus rares. Il y a quelques années, à Grantham dans le Lincolnshire, on voyait, en guise d’enseigne, une Ruche en pleine activité. Au-dessous se trouvait inscrit le distique suivant : Deux merveilles, Grantham, te rendent étonnante : Le plus haut des clochera, une enseigne vivante [5].
VI
Un mot, pour terminer, sur les enseignes bibliques et religieuses. La Bible, seule ou en combinaison, était jadis l’enseigne de prédilection des libraires. MM. Rivington, célèbres éditeurs de Londres, en quittant Paternoster-row, eurent grand soin d’emporter leur antique écusson, la Bible et la Couronne.
L’enseigne d’Adam et Éve rappelle d’intéressants souvenirs historiques. L’Adam et Éve de Kensington était le lieu de repos favori de Sheridan. L’hôtellerie située au point d’intersection des routes d’E’uston et de Hampstead et désignée sous le même nom, est plus fameuse encore. C’est là que s’élevait jadis le magnifique manoir de Tottenham, et une partie des anciens bâtiments a été consacrée à l’exploitation industrielle. En tant que taverne, cet établissement a eu longtemps la vogue, à cause des magnifiques jardins où les beaux de Londres venaient prendre le thé. Il s’y tenait également une école de boxe. Dans ces jardins, le ballon de Lunardi s’abattit, après la périlleuse ascension de 1783. Enfin, Hogarth a placé l’auberge en question dans son célèbre tableau, la Promenade des Gardes à Finchley.
On voit encore à Londres, dans le Strand et à Long-Acre, les Deux Espions, qui entrèrent en Chanaan et en rapportèrent, suspendue à une gaule, la grappe de raisin traditionnelle.
L’enseigne de la Salutation a subi diverses modifications. C’était originairement l’Ange saluant la Vierge Marie. Les puritains en firent le Soldat et le Citoyen. Puis, le soldat disparut et l’on peignit deux soldats se saluant poliment. Aujourd’hui, on ne voit plus que deux mains unies dans une cordiale étreinte, comme à Perth, en Écosse, avec cette devise : « Vous êtes le bienvenu dans la ville. »
Parmi tous les Anges, le plus fameux est celui d’Islington. La vieille maison si pittoresque, avec son toit en saillie et ses galeries à jour, a été démolie, en 1819, et remplacée par la triste construction actuelle. C’est là que, même jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle, les voyageurs avaient pris l’habitude de s’arrêter, plutôt que de s’exposer à traverser de nuit la dangereuse campagne qui les séparait encore de Londres.
À Clerkenwell, on trouve une Tête de Saint-Jean-Baptiste et, tout auprès, un Saint-Jean de Jérusalem.
La Croix, jadis la plus commune des enseignes, a presque disparu depuis les jours de la suprématie puritaine. La Croix d’Or, dans le Strand, est l’un des plus anciens établissements placés sous cette invocation.
Il ne me reste plus à parler que de la Taverne du Chêne de l’Évangile, située à Kentish-town. Jadis, des fragments du Nouveau-Testament étaient lus sous certains arbres pendant les processions exécutées en vue de la délimitation des paroisses.
« Les limites et la circonscription de la paroisse de Wolverhampton, dit Shaw dans son Histoire du Staffordshire (vol. II, page 165), sont, sur beaucoup de points, indiquées par ce qu’on appelle Arbres de l’Évangile. »
On trouve encore, à ce propos, dans les Hespérides d’Herrick (éd. 1859, page 26), l’invocation suivante :
O chère, ensevelis ma dépouille fragile Sous le chêne sacré, l’arbre de l’Évangile. Et quoique sans me voir, vers moi ton cœur ira, Quand la procession, tous les ans, s’y rendra [6].
Quant à la taverne de Kentish-town, elle tire son nom d’un arbre semblable, un vieux chêne, qui s’élevait récemment encore dans son voisinage, et sous l’ombrage duquel de nombreux passages de l’Évangile ont été psalmodiés.
Hippolyte Vattemare