Continuant ses leçons d’ethnographie pratique, le directeur du Jardin d’acclimatation nous fait connaître en ce moment d’intéressants habitants de l’Amérique du Sud. Si les Nubiens et les Esquimaux qu’il avait installés l’an dernier sur la grande pelouse du jardin présentaient, au point de vue scientifique, des caractères plus marquants que les Gauchos qui y sont campés en ce moment, ces derniers n’en ont pas moins un attrait réel au point de vue de l’ethnographie pittoresque. On n’ignore pas que les Gauchos constituent la population pastorale de la République Argentine ; dans les vastes plaines herbeuses, dans les pampas qui s’étendent du versant oriental de la Cordillère des Andes aux districts baignés par l’océan Atlantique et par le Rio de la Plata, ils paissent et chassent d’immenses troupeaux de bœufs et de chevaux sauvages. Le Gaucho est un nomade, un pasteur comme on en trouve dans les steppes de l’Asie centrale et dans les déserts de l’Arabie. Mais il a cela de remarquable que c’est évidemment sous l’influence du milieu que des circonstances relativement récentes ont créé dans l’Amérique du Sud qu’il s’est adonné à l’état nomade et pastoral. En effet, le Gaucho n’est point un type bien vieux ; il est postérieur à la colonisation par les Espagnols de la région où il vit ; il ne date en réalité que du jour où les chevaux et les bestiaux lâchés dans les pampas se sont multipliés au point de former de grands troupeaux, dont il importait de tirer profit et dont l’exploitation pouvait assurer la subsistance d’un homme et l’entretien d’une famille. Ce n’est pas que le Gaucho ait ce qu’on appelle les mœurs patriarcales ; il a quelque part dans la pampa une cabane, un rancho, où sa femme cultive quelques légumes en élevant ses enfants ; mais quant à lui, il court le pays, battant l’estrade, louant ses services, poursuivant le taureau sauvage, dressant le cheval indompté et se donnant rendez-vous avec ses semblables dans des cabarets isolés, où il boit, joue des cartes et du couteau tant qu’il a de l’argent plus ou moins bien acquis. Ce n’est que de temps en temps qu’il réintègre son espèce de domicile : d’où son humeur vagabonde ne tarde point à le faire partir.
Au point de vue de la race, envisagée anthropologiquement, les Gauchos sont des métis à des degrés très différents d’Espagnols et d’Indiens ; encore ces derniers, les ancêtres indigènes des Gauchos, étaient-ils de nationalités et de types variés qui peuvent se réduire peut-être à deux groupes : le groupe tupi-guarani et le groupe arauco-patagon. C’est à l’influence de ce second élément de stature excessivement élevée, sans doute, qu’il faut attribuer la très haute taille de certains individus qui se trouvent dans la troupe du Jardin d’acclimatation ; car les ancêtres européens, c’est-à-dire espagnols, n’étaient pas grands. La commission de la Société d’anthropologie, qui a examiné ces Gauchos et qui n’a pas cru pouvoir utilement les soumettre aux observations rigoureuses de la mensuration, vu leurs caractères confus dus au métissage, a cru reconnaître chez quelques-uns les traces d’un mélange avec la race nègre. Il n’y a là d’ailleurs rien de bien surprenant. Le Gaucho s’est formé à l’origine dans les grandes fermes du pays, haciendas, par le croisement de tous les serviteurs, vachers, bergers, palefreniers des propriétaires, Or, si ceux-ci avaient des domestiques espagnols à leurs gages, s’ils avaient soumis les Indiens à une sorte de servage, ils ne se faisaient pas faute non plus de posséder et d’employer des esclaves noirs tirés d’Afrique ; de là l’inextricable mixture des sangs chez les Gauchos, compliquée encore par leurs mariages entre eux et par leur habitude de traiter les femmes des Indiens sauvages, comme ceux-ci traitent d’ailleurs les blanches ou soi-disant telles, Quand ces Indiens font une incursion sur le territoire argentin, ils tuent les hommes, mais ils épargnent les femmes et les petits enfants, qu’ils emmènent en esclavage et qu’ils assujettissent à leurs coutumes ; les femmes deviennent les concubines de leurs ravisseurs et introduisent un élément exotique dans le sang des tribus du Gran-Chaco ou de la Patagonie. Comme les Gauchos font de même, le sang indien continue à son tour à s’infiltrer dans leurs familles, et de tout cela est sorti un type hybride au point de vue de l’anthropologie physique, mais très curieux pour l’ethnographe.
Le Gaucho est avant tout un cavalier. Dès son enfance, on l’habitue à se hisser sur le dos des chevaux les plus difficiles, à y demeurer solidement assis, à les maîtriser et à les assouplir. Comme le cheval n’est ni rare ni cher dans les pampas, il n’est pas si pauvre homme qui n’ait son coursier, étalon fougueux, car la jument passe pour une monture indigne d’un homme. Tout l’équipement du Gaucho indique un cavalier : il a les pieds chaussés de longues bottes qui ne sont que la peau des jambes de derrière d’un jeune cheval, demeurée intacte, épilée par le frottement de la main, et dont le talon est formé tout naturellement par l’angle du boulet et du paturon. De cette façon les orteils ne sont pas couverts et sortent du pied de la botte ; mais la chose n’a pas d’inconvénient pour le Gaucho, qui marche peu, montant à cheval pour le moindre déplacement, et qui, au lieu de passer le pied dans l’étrier, ordinairement de bois et tout petit, saisit entre les doigts du membre inférieur la lanière qui sert d’étrivière. Tout le harnachement du Gaucho est fait en cuir vert, c’est-à-dire brut, tressé ou façonné grossièrement. Parfois cependant, quand il fait un gros gain, il couvre son cheval d’ornements d’argent ; tout ce qui peut être en métal dans le harnais : mors, boucles, bossettes, étriers, etc., est en argent. Mais il est rare qu’un individu conserve longtemps tout ce luxe : la passion du jeu le dépouille bien vite de ses richesses. Les Gauchos du Jardin d’acclimatation ne sont pas si bien fournis. Toutefois, plusieurs d’entre eux possèdent des fouets au manche court et en argent massif, et des poignards qui ont la forme de la dague classique, dont la poignée est également en argent. Ils portent ces armes d’une manière assez bizarre, passées dans la ceinture, mais dans le dos. C’est, à ce qu’il parait pour éviter les contusions ou les blessures dans les chutes de cheval ; en effet, si le Gaucho avait son long couteau placé sur le ventre ou contre le flanc ou la cuisse, et s’il était renversé ou jeté à terre par un cheval plus robuste ou plus vicieux que ceux qu’il mate d’ordinaire, il risquerait de se faire mal. Les autres armes sont le sabre et le fusil, qui n’ont rien d’extraordinaire ; mais, ce qui est caractéristique, ce sont le lazo et les bolas. Le lazo est, comme on sait, une lanière longue de plusieurs mètres, dont l’extrémité forme un nœud coulant. Les habitants de l’Amérique espagnole, Indiens et Gauchos, sont très habiles dans le maniement de cette arme, avec laquelle ils saisissent de loin et sans manquer le taureau le plus furieux, le cheval le plus rapide, voire le puma ou le jaguar. Mais l’arme la plus dangereuse dans leurs mains, c’est celles qu’ils appellent las bolas, « les boules », et dont une chanson populaire définit bien la terrible puissance :
De mi lazo t’escaparas,Pero de mis bolas, cuando !
« De mon lazo tu t’échapperas, mais de mes bolas, jamais ! » Qu’on se figure une lanière du genre de celle du lazo, mais bifurquée vers le bout et armée à chaque extrémité d’une balle de pierre de la grosseur d’un biscayen, enveloppée dans une petite poche de cuir. Le Gaucho brandit cette espèce de fronde, qui, en atteignant le but visé, s’enroule à l’entour par d’inextricables nœuds et en fait la proie du chasseur. Les individus rassemblés au Jardin d’acclimatation, qui ont amené avec eux des chevaux des pampas qu’ils dressent en public, se livrent tous les jours à l’exercice du lazo et des bolas, ce qui ne laisse pas d’être un spectacle vraiment amusant, malgré l’étendue restreinte de la piste qui ne permet guère aux chevaux de se lancer à fond. Avec eux se trouvent des autruches américaines, des nandous et des vigognes, animaux doux et familiers, chez qui la curiosité est poussée à un degré qui les mène souvent à leur perte. Sur la grande pelouse on a établi un véritable rancho, où trois jeunes femmes font la cuisine et vaquent aux soins du ménage de toute la troupe. Ces jeunes femmes, qui sont de véritables filles des pampas, portent le costume du pays : la robe d’indienne claire et rayée avec le fichu, parfois posé sur la tête, de couleurs très voyantes. Sous l’auvent du rancho est suspendu un berceau plat où un bel enfant dort tout naturellement bercé, tandis que les hommes, assis sur des crânes de taureaux dont la mâchoire supérieure et les deux cornes font des tabourets-trépieds, fument des cigarettes grosses comme des cigares, roulées dans des feuilles de tabac, et boivent du maté. Ce maté est le thé du Paraguay, une plante odorante qui contient une substance de même nature que celles qui se trouvent dans le thé véritable, dans la coca du Pérou et dans le café. On prépare celte boisson en faisant infuser dans de l’eau bouillante le maté réduit en poudre d’un jaune verdâtre, avec un peu de sucre. La cafetière est une petite gourde sphérique, parfois montée en argent, dans laquelle on plonge un chalumeau dont le bout est aplati en forme de spatule et avec lequel on aspire le liquide, non sans qu’il entraîne avec lui quelques parcelles de maté, dont le goût est assez amer.