Henri Milne-Edwards

H. Filhol, La Nature N°636 — 8 aout 1885
Dimanche 9 octobre 2011 — Dernier ajout vendredi 2 novembre 2012

La science française, si péniblement éprouvée depuis quelque temps, vient de subir une nouvelle et grande perte. H. Milne-Edwards est mort mercredi dernier, succombant à une douloureuse maladie, dont la marche rapide, depuis quelques semaines, avait enlevé à tous les amis de l’illustre doyen de la Faculté des sciences l’espoir d’une guérison.

Le rôle que Henri Milne-Edwards a joué dans les sciences naturelles, tant au point de vue des études de zoologie pure qu’au point de vue des recherches concernant l’anatomie et la physiologie comparée, a une importance immense. Il fut un des plus grands naturalistes français. Pour tout juge impartial, son nom rayonnera du même éclat que celui de Cuvier. Ses méthodes de recherches, son enseignement, en firent de bonne heure un maître incontesté, dont les doctrines furent universellement reçues.

H. Milne-Edwards naquit à Bruges (Belgique), le 25 octobre 1800, d’une famille originaire de la Jamaïque dont il était le vingt-septième enfant. Ses goûts de jeunesse le portèrent surtout vers les études artistiques ; il se plaisait à peindre et à faire de la musique. Personne, à cette époque, n’eût soupçonné dans l’auditeur assidu des représentations du Théâtre - Italien le futur professeur, adonné depuis, d’une manière si complète au culte de la science. Peu à peu l’influence de son frère Williams Edwards, membre de l’Institut et auteur du remarquable travail intitulé Influence des agents physiques sur la vie, se fit sentir sur lui. Sous l’instigation et la direction de ce guide éclairé, il entreprit des études médicales qu’il termina en 1823. La même année, il adressa plusieurs mémoires à l’Académie des sciences, dont un, tout particulièrement accompli en collaboration avec Breschet et portant pour titre Influence du système nerveux sur la digestion, fixa l’attention du monde scientifique. A partir de cette époque, H. Milne-Edwards se consacra complètement à l’étude des sciences naturelles, et ses nombreux et admirables travaux vinrent d’année en année jeter un jour tout nouveau sur une quantité considérable de problèmes relatifs à la vie.

Les premiers naturalistes, qui aient abordé l’étude des animaux, avaient cherché à les distinguer les uns des autres en se basant simplement sur l’examen des caractères extérieurs. C’est cette méthode qui était encore en pratique à l’époque à laquelle parut Cuvier. Cet illustre anatomiste, dans ses nombreuses études, montra qu’au point de vue des liens unissant entre eux les êtres vivants, les caractères extérieurs ne possédaient qu’une valeur relative, tandis que ceux tirés du mode de constitution anatomique, en avaient une prépondérante. Cette manière nouvelle de procéder dans les investigations relatives aux affinités pouvant exister entre divers êtres, devait conduire à établir des classifications bien autrement précises que ne l’étaient celles formulées jusqu’à ce moment, et elle permettait de comprendre sûrement ce qu’était le règne animal. H. Milne-Edwards, désireux comme l’avait été Cuvier de bien saisir les liens rapprochant des organismes divers, fit de l’anatomie, la base de ses études ; mais seulement il y joignit, ce qui n’avait jamais été fait avant lui, la recherche du mode de développement et de fonctionnement des organes dont il arrivait à découvrir l’existence. Par conséquent, l’étude du monde animal ne devait plus être entreprise qu’en se servant à la fois, et de l’anatomie comparée et de la physiologie comparée, Ce fut cette méthode, appliquée durant toute sa vie, qui le conduisit à découvrir les grandes lois présidant à l’organisation des êtres animés, et qui en fit un maitre incontesté, dont les enseignements ne tardèrent pas à se répandre dans l’univers entier.

En 1826, il commença avec Audouin ses belles recherches sur l’anatomie, la physiologie et la zoologie des animaux marins de nos côtes, Il poursuivit ses études à Saint-Malo, à Granville, aux Iles Chausey durant les années suivantes, et, en 1830, il en présenta un résumé dans un ouvrage en deux volumes intitulé : Littoral de la France. Une grande partie de ce travail, consacrée à l’étude des Annélides, fut l’objet d’un rapport élogieux de la part de Cuvier. C’est en 1827, qu’en collaboration avec Audouin, il publia un travail sur la Circulation du sang chez les crustacés ; c’était là, la première de ces magnifiques études de physiologie expérimentale qui allaient faire de lui un chef d’école.

En 1832, il entrait comme professeur au lycée Henri IV et à l’École centrale des arts et manufactures. Malgré cet enseignement multiple, il ne cessa de publier, coup sur coup, une nombreuse série d’ouvrages de vulgarisation. Tout d’abord, la partie zoologique des Éléments d’histoire naturelle, de A. Comte, ouvrage qui ne fut pas tiré à moins de 100 000 exemplaires, puis un livre élémentaire sur la zoologie, que tout jeune lycéen a entre les mains et qui, en 1877, atteignait sa douzième édition. Mais l’étude des animaux marins, qui avaient été pour lui l’occasion de si belles recherches, l’attirait invinciblement. Jusqu’alors, les Crustacés dont il venait de faire connaître la circulation, n’avaient été, au point de vue de leur organisation, de leur distinction en divers groupes, en genres et en espèces, l’objet d’aucun travail d’ensemble. Frappé par le nombre, la richesse des formes encore inconnues, renfermées dans les galeries du Muséum d’histoire naturelle où les avaient déposés de nombreux voyageurs, il conçut l’idée d’écrire une histoire complète de ces êtres. Ce grand travail, dans chaque page duquel on trouve la marque d’un esprit d’observation, d’une justesse infinie, ne devait pas comprendre moins de trois volumes et un atlas. Cette œuvre, qui seule eût pu suffire à la renommée scientifique d’un naturaliste, fut accomplie avec une rapidité inouïe, car elle était imprimée eu 1834.

Deux années après, nous retrouvons le naturaliste sur les côtes d’Algérie qu’il parcourt pour étudier l’organisation de divers animaux marins et, de retour en France, il consigne ses diverses observations dans une série de mémoires qui portèrent le titre de Recherches anatomiques, physiologiques et zoologiques sur les polypes (1838).

L’importance, le nombre, la variété de ses travaux avaient frappé de bonne heure l’esprit des zoologistes ; aussi, à la mort de Frédéric Cuvier, l’Académie des sciences ouvrit-elle ses portes à Henri Milne-Edwards. La même année il était chargé du cours d’anatomie et de physiologie comparée fait jusqu’alors à la Sorbonne par Et. Geoffroy Saint-Hilaire.

Il semblerait qu’après une vie déjà si bien remplie H. Milne-Edwards, membre de l’Institut, chargé d’un cours à la Sorbonne dut modérer son activité scientifique. Il n’en fut rien, et c’est cette persistance dans le travail, cet amour passionné pour la recherche de l’inconnu, qui constituèrent un des côtés les plus remarquables de ce grand caractère. Le repos pour lui ne devait pas exister, et jusqu’à ses derniers jours, il consacra chaque instant de sa vie à faire progresser la science, au culte de laquelle il s’était voué d’une manière si absolue.

En 1839, après des recherches entreprises sur les bords de la Manche à Saint-Vaast La Hougue, et continuées l’année d’après à Nice, il exposa, dans une série de mémoires, différents faits concernant l’embryogénie, l’anatomie comparée et la physiologie des Ascidies. Le développement des êtres, qui avant lui n’avait jamais été utilisé pour servir à différencier entre elles les diverses formes animales, lui parut alors, devoir constituer pour les zoologistes un élément de recherches d’une importance capitale. Ses travaux, ceux publiés par divers auteurs et qui furent la conséquence de ses observations, montrèrent combien étaient justes ses prévisions et quel grand rôle l’embryologie devait jouer dans lés études zoologiques.

En 1841, il était appelé comme professeur d’entomologie, au Muséum où il succédait à son ami et collaborateur Audouin. C’est à cette époque, qu’il conçut la pensée d’étendre ses recherches sur les animaux marins, en explorant non plus seulement le littoral, mais en allant prendre au fond de la mer les êtres animés qui pouvaient y vivre. L’idée de ces explorations sous-marines, qu’il eut le bonheur de voir accomplir plus tard avec tant de succès, par son fils Alphonse Milne-Edwards, occupait son esprit. Il s’inquiétait de trouver le moyen d’arriver à saisir un monde animal, dont il prévoyait l’existence, et qui paraissait devoir toujours échapper à nos regards. Ses investigations avec Audouin sur les côtes de France, l’avaient conduit à reconnaître que la faune marine se modifiait complètement à mesure qu’on explorait des parties de plus en plus profondes de la mer ; seulement les moyens dont on disposait alors, avaient limité ses recherches à de faibles profondeurs. D’autres que lui se fussent arrêtés en présence des difficultés que présentait le nouveau genre d’études qu’il voulait entreprendre ; mais son caractère, qui ne permettait pas qu’une idée juste après avoir été conçue ne fût réalisée, l’entraîna dans une entreprise, heureusement couronnée de succès, mais qui eût pu lui coûter la vie. Ne pouvant avec des engins de pêche aller s’emparer au fond de la mer des animaux qui y existaient, il conçut l’idée de se faire descendre au fond des eaux et d’aller observer sur place un monde animal qui jusqu’alors n’avait jamais été contemplé. C’est sur les côtes de Sicile, lors d’un voyage d’exploration entrepris en compagnie de M. de Quatrefages et de M. Blanchard, qu’il réalisa son projet. Il enferma sa tête dans une sorte de casque muni de clapets, chargea ses pieds de lourdes semelles de plomb et se laissa couler. Du bateau, où étaient restés ses amis effrayés de son audace, on lui envoyait, au moyen d’une pompe, l’air nécessaire à sa respiration.

Les résultats de ses investigations durant le cours de son voyage en Sicile furent considérables. C’est à cette époque qu’il accomplit ses admirables recherches sur la circulation chez les Mollusques.

En 1844, à son retour, il fut nommé professeur titulaire à la Faculté des sciences de Paris, et cinq ans plus tard, il prenait les fonctions de doyen qu’il a conservées jusqu’à ses derniers jours.

Comme doyen de la Sorbonne, H. Milne-Edwards a rendu d’immenses services. Son activité, son désir incessant d’améliorations, son esprit toujours prêt à seconder une idée nouvelle, lui valurent la reconnaissance de ses collègues. Quand, il y a quelques années, il fut question du remplacement des doyens alors en fonctions, ses collègues étaient tous, comme le disait sur sa tombe M. de Lacaze-Duthiers, fermement résolus à refuser le décanat, si on venait à le leur offrir, et à exiger qu’il fût conservé à H. Milne-Edwards. Il n’était pas de petite question concernant la Sorbonne, sur laquelle il ne voulût être renseigné, et durant ces dernières années, alors que les laboratoires ont dû être transportés dans de nouveaux locaux, on le voyait, infatigable, surveiller de tous les côtés les travaux qui s’accomplissaient, et ne cesser de demander des modifications devant rendre plus parfaites les installations des divers services.

Malgré son enseignement à la Sorbonne et au Muséum, malgré les nombreuses occupations que lui créait sa situation de doyen, de membre de diverses Académies, H. Milne-Edwards poursuivait toujours ses études scientifiques. En 1850, il publia en collaboration avec Haime un ouvrage sur les Coralliaires fossiles de la Grande-Bretagne ; en 1851, il consacra un long mémoire à la morphologie et à la classification des Crustacés. La même année parut son ouvrage si important sur les Tendances de la Nature, où il exposait ses vues sur la vitalité des diverses parties de l’organisme, et où il formulait la loi du perfectionnement des êtres animés par la division du travail physiologique.

Il publia ensuite une Monographie des polypiers fossiles des terrains paléozoïques, en collaboration avec Haime, une Histoire des Coralliaires proprement dites, et il commença en 1857 l’impression de cet admirable monument scientifique auquel il donna pour titre : Leçons sur l’anatomie et la physiologie des animaux. La publication de cette grande œuvre, qui constituera un de ses plus beaux titres de gloire, l’occupa jusqu’en 1881, époque à laquelle parut le quatorzième et dernier volume. A cette occasion, ses élèves et ses admirateurs ouvrirent une souscription, dans le but de faire frapper, pour la lui offrir, une médaille à son effigie [1]. A la même époque, la Société des sciences hollandaise ayant à décerner pour la première fois la médaille de Boerhave, destinée à récompenser les travaux les plus importants accomplis en histoire naturelle, désigna H. Milne-Edwards.

Les diverses Sociétés savantes européennes avaient depuis de longues années inscrit H. Milne-Edwards parmi leurs membres. Le gouvernement français, désireux d’honorer ce grand savant, l’avait successivement fait chevalier de la Légion d’honneur en 1833, officier en 1847, commandeur en 1861, enfin, grand officier en 1885.

H. Milne-Edwads laisse chez tous ceux qui l’ont connu de grands regrets. Il était bon et serviable. Ses élèves ont toujours apprécié la droiture de son caractère, la sûreté de sa parole. Il leur était toujours accessible, et ils étaient toujours certains de trouver auprès de lui, aux heures difficiles, de bienveillants conseils. Il aimait, et je dois ajouter, il n’aimait que les travailleurs. Il était toujours prêt a se dévouer. En 1832 une épidémie épouvantable de choléra vint ravager Paris, il se souvint alors qu’il était médecin, et lui, qui n’avait jamais exercé, courut se mettre à la disposition de la ville pour donner ses soins gratuits aux malheureux. Lorsque, en 1870, la guerre éclata avec la Prusse, il se hâta d’organiser les ouvriers, les garçons de laboratoire du Jardin des Plantes et de la Sorbonne, en une compagnie qui, sous sa direction, rendit au génie de grands services, en pratiquant des terrassements au fort de Bicêtre. Durant le bombardement, il ne cessa d’exposer sa vie pour sauver les collections du Muséum, et lorsque le feu se déclara à la suite de la chute d’un obus, à la Halle aux vins, il amena, le premier, du secours sur le lieu du sinistre.

Sa mort est pour notre pays une perte considérable, car il fut un grand savant, un grand patriote, un homme de bien, dans la plus large acception de ce mot.

Ces qualités rares, l’illustre naturaliste les a transmises à son fils, M. Alphonse Milne-Edwards, de l’Institut, qui continue J’œuvre paternelle et soutient si dignement la gloire de son nom.

H. Filhol

[1Voy. n° 414, du 7 mai 1881, p. 335.

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