On peut discuter à loisir sur les origines du Chien, tantôt lui donner pour aïeul le Loup, tantôt lui attribuer pour ancêtre le Chacal, faire descendre les différentes races domestiques de plusieurs espèces primitives, sans jamais tomber d’accord ; mais, quelle que soit la race humaine que l’on considère, fût-elle la plus arriérée, la plus sauvage, on constatera presque toujours qu’elle a su associer à son existence le Chien, qui est devenu fatalement l’esclave de sa destinée. Le Chien a suivi les développements de la civilisation et s’est modifié à l’infini au gré des nécessités et des caprices de l’Homme : « C’est la main de l’Homme, écrivait d’Azara à la fin du dernier siècle, qui fait des prodiges dans tous les animaux et dans tous les végétaux qu’elle dirige. » Autant les Hommes offrent de races et de variétés individuelles, autant les Chiens présentent de diversité ; aussi peut-on dire avec certitude que le polymorphisme du Chien est solidaire du polymorphisme de l’Homme.
On comprendra d’après cela l’intérêt considérable qu’offre l’étude du Chien dans ses rapports avec l’Homme ; plus un peuple sera primitif, c’est-a-dire aura conservé les mœurs des temps préhistoriques, plus les Chiens qui seront ses compagnons seront rapprochés d’un type que l’on peut considérer comme primordial : « Il est permis de penser, disait déjà Frédéric Cuvier en 1811, que les Chiens qui se rapprochent le plus de la race primitive sont ceux de ces peuplades qui, vivant dans un véritable état de nature, n’ont pu exercer qu’une très légère influence sur des animaux imparfaitement soumis qui sont leurs associés beaucoup plus qu’elles ne sont leurs maîtres. »
L’étude de tous les documents qui peuvent nous permettre d’acquérir des connaissances approfondies sur les premiers âges de l’humanité a le don d’attacher et de passionner ; cette étude n’est-elle pas la base
la plus solide sur laquelle puisse reposer l’histoire des origines des civilisations ? Maintenant que l’on a exploré le monde entier, que l’on a fouillé le sol au nord et au sud de tous les continents, une magnifique vérité se dégage : sur toutes les régions du globe, même dans des contrées civilisées depuis des milliers d’années, vivaient aux temps les plus reculés, des Hommes dont les habitudes, les usages, le genre de vie ont été conservés par quelques peuplades, derniers vestiges des populations qui erraient jadis sur toute la terre. Les anciens habitants de la Scandinavie, de notre vieille Gaule, avaient des instruments de chasse et de pèche. identiques à ceux des sauvages ’qui végètent encore çà et là sur quelques points du globe ; il y a longtemps que Swen Nilson a fait remarquer qu’on ne pouvait saisir aucune différence entre les pointes de flèche taillées par les habitants primitifs de la Suède et ceux. de la Terre de Feu : « même examinées à la loupe, écrit-il, elles se ressemblent d’une manière si frappante, qu’on les croirait faites de la même main et le même jour. »Sur quelques points des côtes du Danemark, de la Scanie, de l’Écosse se trouvent des amoncellements de coquilles d’Huîtres, de Moules, de Bucardes, de Littorines auxquelles sont mélangés des fragments d’os de Mammifères, d’Oiseaux, de Poissons, des débris de Crabes, ainsi que des témoins de l’industrie humaine, haches, poinçons et autres grossiers instruments, en silex taillés, divers objets servant d’engins de chasse et de pêche, en os et en corne ; ces amoncellements ont reçu le nom danois de Kjökkenmöddings, qui signifie amas de rebuts de cuisine. Chose intéressante parmi tous Ces débris, on a trouvé en grand nombre des os de Chien, et Steenstrup, à la suite d’une série de belles déductions, a été conduit à admettre que le Chien vivait, à l’état domestique, à cet âge reculé que, par de savants calculs, on reporte à cinq ou six mille ans avant notre ère. Or, comme le fait très justement remarquer sir John Lubbock, les hommes primitifs, qui nous ont laissé ces amas, témoins de leur existence, menaient à peu près la même vie que les habitants de la Terre de Feu. Malgré leur perpétuel changement de résidence, revenant souvent aux mêmes endroits, les Fuégiens laissent çà et là, comme témoignage de leur séjour, des amoncellements considérables de coquilles, amoncellements absolument comparables aux Kjökkenmöddings.
La constatation de ces faits nous permet de tirer quelques conclusions : les habitants de la Terre de Feu, dont nous connaissons maintenant parfaitement les mœurs, grâce aux observations de Cook, de Fitz-Roy, de Darwin, de Byron, de Bove et de la Mission français envoyée au cap Horn en 1883, peuvent être considérés comme des sauvages occupant le derniers degrés de l’échelle de la civilisation ; or ces misérables ont un Chien qui partage leur triste existence ; n’étant pas suffisamment intelligents pour pratiquer une sélection raisonnée, comme le suppose Darwin, — il était fort jeune alors, — ils laissent la nature agir à sa guise et conserver ses droits ; en réalité le Chien qui est leur compagnon est un sauvage comme eux. En exposant le rôle que ce Chien joue dans la vie fuégienne, nous retracerons, sans nul doute, l’histoire du Chien à l’âge de pierre, à l’origine de l’humanité.
Les seuls renseignements que l’on possédait jusqu’à ce jour sur les caractères physiques des Chiens de la Terre de Feu, aucun dessin n’ayant jusqu’ici fixé leur physionomie, ont été recueillis par Fitz-Roy [1] ; frappé de l’intérêt que présentait l’observation de ces animaux, le docteur Hyades, médecin de première classe de la marine, chargé de la direction des études de la Mission scientifique française envoyée au cap Horn (expédition de la Romanche), s’attacha non seulement à les observer sur place, mais résolut d’en amener en France quelques représentants. À son instigation, la mission pendant son séjour à la baie Orange fit l’acquisition, en janvier 1883, d’une chienne (Katekita) et en février d’un chien (Tapan) [2] ; tous deux furent achetés peu de jours après leur naissance ; c’est d’après ces deux animaux aujourd’hui, bien développés que nous pouvons tracer définitivement les caractères zoologiques du Chien fuégien.
Au dire de Fitz-Roy, le Chien de la Terre de Feu, « petit, actif, nerveux ressemble à un Terrier croisé de Renard ; son pelage est ordinairement rude, quelquefois soyeux, sombre ou noirâtre, cependant il est souvent complètement blanc ou agréablement tacheté. Tous les spécimens examinés avaient le palais et la bouche noirs, les oreilles droites, grandes et pointues, le nez effilé comme celui du Renard, la queue tombante avec une tendance à devenir touffue. »
Dans ses traits généraux ce portrait est fidèle, mais il demande à être plus nettement accusé ; mais laissons la parole au docteur Hyades, qui nous a fort obligeamment communiqué ses notes : « Bien pris dans sa petite taille [3], le Chien fuégien se fait remarquer par ses oreilles droites, grandes, pointues, par son nez allongé, très pointu ; aussi a-t-il l’aspect d’un animal plutôt sauvage que domestique, ayant de grands rapports de forme avec le Chacal ; la couleur de son pelage est extrêmement variable ; elle est souvent uniforme, gris fauve, ce qui contribue à augmenter sa ressemblance avec ce dernier animal ; fréquemment aussi, la couleur blanche formant le fond, le corps est marbré de larges taches noires (Tapan) ou fauves (Katekita) ; c’est ainsi que Katekita semble avoir une livrée plus voisine de l’état de nature. Les pattes sont franchement palmées. Tel est le portrait physique : voyons le portrait moral.
» Extrêmement agile et fort, relativement à ses petites dimensions, le Chien de la Terre de Feu est sobre, dur aux privations, fidèle à son maître qui lui est attaché, mais ne le caresse jamais, et le bat souvent ; d’une vigilance très active et qui ne se lasse jamais, il est rusé, défiant et par-dessus tout sournois ; voilà les qualités sociales : elles rappellent sur plusieurs points les qualités du maître. Comme son Chien, le Fuégien résiste aux privations, à la faim et au froid ; toujours en éveil pour sa sûreté, enclin à la ruse, — qui chez l’Homme devient le mensonge passé à l’état d’habitude, — il est toujours plein de défiance dans ses rapports avec un étranger. Notre Chien, non content d’aboyer à l’étranger qui s’approche d’une hutte et qu’il reconnaît à son pas et à son odeur, cherche toujours à mordre le nouvel arrivant ; n’attaquant jamais en face, mais toujours par derrière, sans donner de la voix, il disparaît aussitôt qu’il a fait sa morsure ; de sorte que l’on se trouve mordu, généralement au mollet, et quelquefois assez cruellement, sans que la présence de l’ennemi se soit révélée. C’est toujours au moment où l’on pénètre dans la butte, lorsque l’on est engagé dans l’étroite ouverture qui fait l’office de porte, ou bien lorsqu’on s’éloigne, que l’on est attaqué inopinément ; dans ce dernier cas, le Chien, que son maître avait fait tenir tranquille pendant la visite, se précipite sans bruit sur les talons pour lancer son coup de dent.
» En raison de leur jeune âge, Tapan et Katekita se sont habitués sans difficultés à leurs nouveaux maîtres, et ont accepté facilement la vie domestique à la baie Orange, au contraire des Chiens adultes qui ne se laissent pas apprivoiser ; nous avons vu en effet, dans le canal du Beagle, ceux-ci demeurer en hostilité ouverte avec les missionnaires anglais, qui fréquentaient depuis plusieurs années les huttes fuégiennes. D’ailleurs si nos deux Chiens se sont accoutumés avec ceux qui les ont connus très jeunes, adultes ils n’ont accepté que difficilement des relations pacifiques avec les Européens. Pendant les huit mois qu’ils ont passé à la baie Orange, ils allaient très souvent rendre visite aux Fuégiens, mais ils revenaient tous les jours à la mission. Pendant le voyage de retour, enfermés ensemble dans une même cage, ne sortant à l’attache qu’une demi-heure chaque jour, ils n’ont pas souffert de ces deux mois de détention et sont arrivés en France en bonne santé. »
S’ils ont conservé ce caractère défiant vis-à-vis des inconnus, après de longs jours d’absence, ils manifestent une grande joie lorsqu’ils revoient leur maître, et nous les avons vus donner au docteur Hyades des témoignages de l’affection la plus grande, jappant de plaisir et le couvrant des caresses les plus démonstratives.
Mais reprenons notre récit et donnons la parole au docteur, qui nous racontera les mœurs du Chien de la Terre de Feu.
« Le Fuégien attache une grande importance à la conservation d’un animal qui lui est d’un grand secours et surtout dont la nourriture ne lui coûte rien ; car le Chien chasse très bien pour son compte et même, lorsque la faim se fait sentir, suivant la plage, s’ait détacher les Moules des rochers et, chose plus étonnante, a l’adresse de retourner les galets à la marée basse pour rechercher les Poissons et les Crabes qui se sont cachés ; toutefois il est bon de reléguer parmi les légendes ce que raconte Byron du Chien qui plonge dans la mer pour se livrer à la poursuite du Poisson et seconder les Fuégiens dans leur pêche ». Ce qui est vrai, c’est le récit que nous a laissé Fitz-Roy : « La nuit, au clair de lune, on prend les Oiseaux quand ils sont perchés ; les Hommes sont aidés dans cette chasse par les Chiens qu’on envoie saisir les Oiseaux endormis sur les rochers ou sur la plage. Ces Chiens sont si bien dressés qu’ils rapportent fidèlement à leur maître tout ce qu’ils prennent sans faire le moindre bruit, et se remettent ensuite en quête du butin. » Ce qui est vrai, c’est qu’il va de lui-même chasser le Chien de Magellan (Canis Magellanicus), connu sous le nom de Renard de Magellan, et qu’il le rapporte à son maître ; c’est qu’il est l’auxiliaire le plus précieux des Fuégiens dans la chasse de la Loutre et du Guanaco.
La description la plus intéressante de ces chasses, nous a été donnée par le docteur Hahn, qui accompagnait la Romanche dans ses excursions, dans les parages de la Terre de Feu ; nous sommes heureux de mettre ses notes à contribution.
« Le Chien fuégien n’a pas beaucoup de flair pour la chasse aquatique ; c’est le Fuégien qui voyant des Oursins frais mangés, reconnaît la présence de la Loutre i c’est plu tôt lui qui guide le Chien que le Chien ne le guide ; malgré cela il est un auxiliaire des plus précieux.
» Le naturel de la Terre de Feu chasse la Loutre (Lutra felina) par de belles journées de calme ; au petit jour il entre en campagne et suit les côtes à grands rochers, là où se trouve seulement son gibier favori. Apercevant la Loutre qui vient respirer à la surface de l’eau, il va droit à elle pour la harponner lors de sa deuxième apparition ; manquée, la Loutre cherche à gagner la terre, à ce moment le chasseur jette ses Chiens à la mer — il est généralement accompagné de deux chiens — pour lui fermer la retraite et rejoint la rive. Connaissant d’avance J’emplacement des retraites, il va se porter à l’ouverture ou près des ouvertures des terriers. Les Chiens l’ont rejoint ; l’un d’eux, si la configuration du sol le permet, pénètre de lui-même dans le terrier, sinon le Fuégien l’y introduit de force. Une lutte s’engage, le Chien cherche à étrangler la Loutre, ce qui réussit quelquefois ; mais généralement celle-ci se défend bravement, tient tète à l’ennemi, en sifflant (makou, terme fuégien) mord, cruellement son adversaire qui laisse souvent sur le carreau la moitié de sa figure ou son nez tout entier ; le plus souvent le Chien triomphe, déloge la Loutre, et le Fuégien aux aguets la harponne au débûcher ; souvent notre chasseur casse son harpon ; avec la dextérité du sauvage, sans craindre morsures ni déchirures, il bondit sur sa proie, la saisit, l’étrangle, ou s’il craint qu’elle ne lui échappe à la course, la prend par une patte et lui brise le crâne sur un rocher.
» Encore manquée, la Loutre retourne à l’eau ; le Fuégien saute dans sa pirogue et se met en poursuite ; celle-ci ayant un long trajet à faire pour trouver un nouvel abri, se montre fréquemment à la surface pour respirer, et c’est dans une de ces apparitions que le Fuégien, debout à l’avant de sa nacelle, réussit malgré tout à atteindre le rivage ; le Chien est là qui la guette pour l’étrangler au passage.
» Notre Chien chasseur de Loutre est aussi chasseur de Guanacos. Les Fuégiens (Yahgans du canal du Beagle et de l’île Navarin poursuivent ces Ruminants sur les rochers abrupts. mais ils trouvent un concours précieux dans leurs, Chiens, qui, cette fois véritables Chiens courants, poussent le gibier sans relâche en le rabattant vers la mer ; nos sauvages à l’affût attendent le gibier au passage et le tuent à l’aide de flèches à pointe de schiste ou de verre. »
En résumé le Chien de la Terre de Feu est pour le Fuégien un associé, un collaborateur des plus précieux ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que tous les voyageurs aient signalé les difficultés que l’on éprouve à obtenir la cession d’un de ces animaux ; aussi Darwin a-t-il motif de dire « que les naturels de la Terra del Fuego, poussés par le besoin, tuent leurs vieilles femmes pour les manger plutôt que leurs Chiens, en donnant pour raison que les vieilles femmes ne servent à rien, tandis que les Chiens prennent les Loutres ». Quoique la faim soit un grand maître, comme dit le proverbe, ce n’est donc pas sans quelque hésitation que nous admettrons, à l’exemple de beaucoup d’auteurs, que les Hommes qui peuplaient la Terre à l’âge de pierre mangeaient leurs Chiens, leurs meilleurs auxiliaires ; nous aimerons mieux supposer avec quelque certitude que l’égoïsme les rendait plutôt anthropophages.
Jules Künckel d’Herculais