Embryogénie comparée, cours de M. Coste (Collège de France) transcrit par F. Taule
Avant d’entrer dans le fond du sujet, le professeur indique le but de l’embryogénie comparée et passe en revue les phénomènes qui ont amené un certain nombre de naturalistes à admettre les générations spontanées. Il rappelle les expériences de Redi et celles plus récentes de M. Balbiani ; et, sans conclure pour ou contre l’hétérogénie, il démontre, que les exemples de générations spontanées relevés par les physiologistes du siècle dernier ; à propos des polypes et de certains infusoires, n’ont pu résister à un examen plus approfondi des actes physiologiques. Après avoir ainsi jeté un coup d’œil rapide sur les faits particuliers et considéré les êtres dans leur développement individuel, il aborde le difficile et important problème de l’origine des espèces : Bien que la question des générations spontanées ait été longuement traitée déjà dans les colonnes de ce journal, nous conservons l’ordre adopté par le professeur Mi-même, comme le plus naturel et le plus propre à éclaircir le sujet. Cela dit, il ne nous reste plus qu’à exposer aussi fidèlement que possible les idées émises par l’éminent physiologiste du Collège de France.
L’embryogénie comparée a pour but, l’étude du développement de la vie chez les êtres organisés. A l’encontre de la physiologie, qui prend l’animal à l’état adulte pour en faire l’objet de son analyse et déterminer les lois de son organisation actuelle, l’embryogénie s’élève graduellement du simple au composé, partant de l’œuf, de la cellule primordiale, pour arriver à l’animal complet. Cette première phase de l’être qui précède la vie de relation, celte période embryonnaire pendant laquelle l’animal existe, en quelque sorte, à l’état virtuel, est signalée par des transformations importantes et extrêmement curieuses, à tel point que l’animal, une fois formé, n’a absolument aucun rapport de ressemblance avec les formes qui l’ont précédé et dont il émane.
Mais, il ne suffit pas au naturaliste de suivre ainsi, pas à pas, le processus organique et d’étudier l’animal en lui-même, pour déterminer le mode de développement qui lui-est propre. La science vise plus haut et plus loin. Les faits particuliers sont des pierres d’attente, qui servent au philosophe à édifier les lois générales qui régissent les phénomènes. C’est ainsi que le naturaliste, après avoir étudié le développement de la vie dans les diverses branches du règne animal, établit les rapports communs qui .relient ses observations les unes aux autres, afin d’en déduire les lois générales qui président au développement de l’espèce ; ou, en d’autres termes, le plan général de la création. Tel est surtout le but élevé de l’embryogénie comparée.
Et d’abord, y a-t-il en réalité un plan général ? C’est la question préjudicielle qui se pose tout naturellement au début de cette étude. Le monde, et en particulier la matière organisée, sont-ils le produit d’une cause intelligente, créatrice, ou tout simplement le résultat du hasard, l’œuvre fortuite de la rencontre des atomes ? Cette question, aussi vieille que le monde, a de tout temps sollicité les préoccupations de l’esprit humain. Diversement résolue, dans l’antiquité aussi bien que de nos jours, par les philosophes et par les naturalistes, elle reste encore pendante devant l’aréopage de la science, et livrée aux disputes les plus ardentes. C’est là le privilège et l’écueil des grandes questions scientifiques. En même temps qu’elles provoquent l’enthousiasme des esprits élevés, toujours avides d’agrandir le champ des connaissances acquises, elles excitent autour d’elles les clameurs passionnées et moins nobles des intérêts et des partis. Pour nous, restant fidèles à la méthode de Bacon, qui fait. la gloire et les succès de la science moderne, nous aborderons la question sans parti pris et sans opinion préconçue, avec les faits pour guide et l’expérience pour règle.
Je vous disais tout à l’heure que deux philosophies rivales se sont de tout temps partagé le domaine de l’esprit. Toutes deux ont d’illustres patrons dans l’antiquité. L’une, qui procède de Pythagore et de Platon, affirme que le monde est le produit d’une cause intelligente, et que la vie clic-même n’est qu’une émanation de cette cause souveraine. Elle croit à la multiplicité des espèces produites, dès l’origine des choses, par la force créatrice, à leur immutabilité et à leur propagation indéfinie. S’il faut s’en rapporter aux naturalistes de cette école, les types des animaux et des plantes, actuellement connus, auraient été créés de toute pièce et se seraient propagés à travers les siècles par une chaîne non interrompue de générations successives et par filiation naturelle. Pour eux, point de genèse spontanée. Tout animal organisé vient d’un œuf et d’un parent semblable à lui : Omne vivum ex ovo, comme l’a dit Harvey. Cette opinion est universellement admise aujourd’hui par tous les savants de l’école spiritualiste.
L’école matérialiste, qui se couvre des grands noms d’Aristote, d’Épicure et de Lucrèce, soutient, au contraire, que toutes les espèces, connues ou inconnues, présentes ou futures, sont nées ou naîtront de la matière éternelle par l’unique intervention des forces qu’elle met en jeu. Elle assigne à tous les êtres la monade, la cellule pour origine, elle pense que les espèces peuvent disparaître avec les conditions physiques qui leur ont donné naissance ; elle croit à leur transformation successive et à leur variabilité indéfinie. Tel est, sommairement indiqué, l’état actuel de la question. Avant d’entrer dans les détails, il me parait indispensable de revenir un instant sur mes pas pour examiner le chemin parcouru par nos prédécesseurs et vérifier avec vous la valeur de leurs recherches..
Il y a à peine trente ans que Baer démontra définitivement l’existence de l’ovule dans la vésicule de Graaf chez les mammifères et l’espèce humaine ; encore n’en avait-il pas fait connaître la structure intime. C’est en découvrant la vésicule germinative dans l’œuf des mammifères, que j’ai eu le bonheur de prouver l’identité absolue de l’œuf humain et de celui des oiseaux. Graaf avait pressenti cette grande vérité sans pouvoir la démontrer. Vous savez les clameurs qui se firent autour de son nom, et les violences dont il fut l’objet, tant de la part des savants que de la part des gens du, monde. Harvey lui-même, par une intuition du génie et par une induction d’ailleurs très naturelle , avait aussi , affirmé le phénomène de l’ovulation longtemps avant les physiologistes de ce siècle. Voici les propres paroles du grand physiologiste anglais, dont, il faut bien le dire, on a usé et abusé ; " Les animaux et les végétaux naissent tous, soit spontanément, sont d’autres êtres organisés, soit en eux, soit de parties d’entre eux, soit par la -putréfaction de leurs excréments… Il est général qu’ils tirent leur origine d’un principe vivant, de telle sorte que tout ce qui a vie ail un élément générateur, d’où il tire son origine et qui l’engendre. » Vous voyez qu’il n’y a là rien de contraire à l’idée de la génération spontanée. Harvey, dans plusieurs autres passages de son livre (Exercitationes de generatione animolium), assimile la génération à une sorte de sécrétion produite par l’ovaire sous l’influence de la liqueur fécondante. Vous savez qu’il a été démontré depuis, que le spermatozoïde en suspension dans le liquide séminal n’est autre chose que l’ovule mâle. Je n’insiste pas sur ce point.
Mais si l’ovule a été facile à découvrir chez les animaux supérieurs, il n’en a pas été de même dans les espèces ultimes de la série. Ainsi, vers le milieu du XVIIe siècle, tout le monde croyait que la viande et le fromage, en se putréfiant, donnaient naissance à des êtres nouveaux. C’est Redi qui démontra. que ces vers, que l’on croyait nés spontanément par le seul fait de la putréfaction, étaient le produit naturel et direct des œufs de mouches préalablement déposés sur la viande par ces insectes. Ces œufs, trouvant dans la viande putréfiée un milieu favorable pour se développer, donnaient naissance à ces articulés de nature spéciale, connus vulgairement sous le nom d’asticots. Il fut démontré de même. et tout le monde admet aujourd’hui que les entozoaires, tels que le ténia, les filaires, les douves du foie et du cerveau, les hydatides, les trichines, qui semblent se développer spontanément au sein des tissus animaux, se forment également par généagenèse, c’est-à-dire, que ces- êtres doivent la vie à des larves d’insectes ou à des animaux de même espèce qu’eux, auxquels il a suffi de se trouver dans un milieu favorable pour se développer et prendre des formes nouvelles. Ainsi les cysticerques, ces vers vésiculaires qui produisent la ladrerie du cochon, et gué l’on trouve dans les intestins du lapin, rejetés au dehors sous forme d’œufs et repris par les herbivores, produisent ; le ténia chez l’homme et chez les carnivores qui se nourrissent de ces derniers. Les innombrables œufs pondus par le ténia reproduisent à leur tour l’animal primitif. Les expériences de MM. Baillet et Van Beneden ne laissent aucun doute à ce sujet. Quant aux animalcules que l’on a trouvé enkystés dans le cerveau des moutons morts du tournis, il est également prouvé aujourd’hui qu’ils ne sont pas le fait d’une génération spontanée ; mais que, transportés par le torrent circulatoire, ils ont percé les parois des vaisseaux et se sont creusé à travers là substance cérébrale des sillons comblés plus tard par la cicatrisation. Donc, si simples que soient les êtres que nous venons de passer en revue, vous voyez qu’ils émanent tous d’un œuf et qu’ils ont tous des parents. Ainsi, la génération spontanée recule à mesure que la science se développe. Je ne veux pas dire par là qu’elle n’est point possible, je veux seulement vous prouver que, jusqu’à ce jour, on a mal choisi les exemples et faussement interprété les phénomènes qu’on a relevés en sa faveur.
Si nous descendons plus bas encore, et que nous arrivons à la limite ultime où les organismes semblent se confondre ; si nous examinons les infusoires, nous verrons que leur existence s’explique de même sans l’intervention de la génération spontanée. J’ai fait partie d’une commission, qui a décerné récemment un prix à M. Balbiani, pour un mémoire lu à l’Académie des sciences, et dans lequel il est prouvé que les infusoires sont pourvus d’organes de la génération. Ces organes ont été désignés par les physiologistes sous le nom de noyaux et de nucléoles. Nous verrons aussi plus tard que ces animalcules se développent par voie de segmentation. Il suffit que nous sachions dès à présent que ces organismes sont beaucoup plus complexes qu’on ne l’avait soupçonné d’abord.
Si, des infusoires, nous passons aux hydres, aux polypes, aux méduses, nous verrons que là encore, malgré. l’opinion contraire de Lamarck, la génération s’accomplit normalement. Ainsi, dans les polypes bryozoaires, tels que la crustatella muccedo, il y a, à l’intérieur du corps, un petit. filament qui contient les œufs. Quand l’hiver arrive, l’animal meurt ; mais ses œufs, déposés sur le sable ou attachés aux plantes aquatiques par une foule de petits crochets disposés à la surface de l’enveloppe cornée qui les recouvre, résistent aux froids de l’hiver ; et, le printemps venu, ils donnent naissance à une nouvelle génération de polypes.
J’avais besoin de ces développements préliminaires pour vous montrer l’état actuel de l’embryogénie et le double problème qu’elle est appelée à résoudre. Maintenant que vous savez où en est la science en ce qui touche la genèse individuelle, nous allons revenir à notre point de départ et aborder la question de l’origine des espèces. Abandonnant les organismes isolés, nous avons à nous occuper de rechercher les lois du développement de la vie dans le règne animal.
Le monde vivant forme-t-il un laboratoire fermé dans lequel tout ce qui est organisé vient de la vie, ou bien y a-t-il, à chaque instant, des créations nouvelles, des générations qui surgissent sous l’influence des phénomènes physiques et des milieux ambiants ? L’animal ainsi créé peut-il transmettre ses facultés à ses descendants ; ces facultés elles-mêmes sont-elles susceptibles de se transformer avec les générations successives et. de progresser à tel point que nous puissions concevoir l’existence de l’homme par la seule variabilité des espèces ? L’homme, en un mot, n’est-il antre chose qu’une monade perfectionnée ? Tels sont les problèmes que la science s’est toujours posés. Mais ce n’est que depuis le commencement, de ce siècle qu’ils ont été examinés dans un esprit véritablement philosophique et scientifique.
C’est à un illustre naturaliste français, Lamarck, qu’est due la première tentative dans cette voie. C’est lui qui, le premier, a essayé d’établir les lois générales de la création, en se fondant sur la mutabilité des espèces. Les deux Geoffroy Saint-Hilaire ont. marché sur les traces de Lamarck ; et aujourd’hui même, un de ses disciples les plus distingués, M. Darwin, est venu appuyer de son talent et de son expérience la conception philosophique de son maître. Moins hardi que l’auteur de la Philosophie zoologique, M. Darwin n’ose pas affirmer la formation actuelle des êtres par voie de genèse spontanée. Cependant, il n’hésite pas à en faire dériver les végétaux, les animaux et l’homme lui-même, par une suite de transformations successives, et, selon lui, indéfinies d’un prototype primordial unique. Nous allons commencer par examiner les travaux du maître, nous passerons ensuite à ceux de son élève.
« Il faut, dit Lamarck, qu’il y ait une génération spontanée, sans quoi on ne pourrait expliquer la reproduction des êtres inférieurs et, en particulier, des polypes. » Vous savez maintenant à quoi vous en tenir sur la valeur de cette proposition. Et, sans rien préjuger, d’ailleurs, sur la possibilité de ce mode d’évolution de la matière organisée, vous pouvez affirmer, dès à présent, que Lamarck s’est trompé, au moins en ce qui concerne les polypes, et qu’il n’est nullement nécessaire, pour expliquer leur reproduction, d’avoir recours à l’hypothèse de la génération spontanée. Pour Lamarck, c’est la monade qui est l’élément primordial développé spontanément à l’origine du monde organique. C’est d’elle que dérivent toutes les créations ultérieures.
Quoi qu’il en soit, Lamarck, pour établir l’existence de la monade, procède comme nous l’avons fait nous-même au début de cette leçon. Il commence par étudier le développement de la vie individuelle. Partant ensuite des phénomènes qui se passent à l’intérieur de l’organisme, il se demande si la matière brute, la matière inorganique, n’obéit point aux mêmes lois que la matière organisée. Il conclut à l’affirmative. Les germes mâle et femelle, dont la fusion produit le nouvel être, ne sont, en effet, pour lui, que des éléments dénués de vie et par conséquent, inorganiques. Ce premier fait admis, vous sentez combien est logique la déduction de Lamarck. En vérité, si cela était, son système paraîtrait inattaquable. Mais, est-il vrai, messieurs, qu’il en soit ainsi ? L’ovule fécondé peut-il êtres assimilé à de la matière inerte ? Qui d’entre vous le pense aujourd’hui ? Je vais néanmoins vous exposer les observations de Lamarck. Justifiées ou non, elles ont eu un grand éclat dans la science, elles ont formé d’illustres disciples, et c’est encore, sous bien des rapports, la plus hardie tentative de philosophie naturelle qui ait été faite de notre temps.
L’œuf conçu comme une matière inerte, comme une sorte de blastôme gélatineux, tel est le point de départ de la théorie de Lamarck. Pour lui, l’œuf fécondé lui-même, n’est pas encore vivant, mais seulement préparé à la vie. C’est la vapeur fécondante, l’aura seminalis dégagée par le sperme qui, si les conditions sont favorables, va créer la vie dans l’ovule. Mais pour que cette création ait lieu, le contact du sperme ne suffit pas. Il faut de la chaleur, de l’humidité et d’autres conditions sans lesquelles la vie n’apparaîtrait pas dans l’œuf, même après la fécondation. Vous savez ce qu’il faut. penser de cette hypothèse de l’aura seminalis. Elle est complètement ruinée aujourd’hui. Vous n’ignorez pas non plus que l’œuf de la poule, que l’œuf humain, quelle que soit la période à laquelle on les considère après la fécondation, n’en sont pas moins vivants. Cela est si vrai que, pendant son trajet dans l’oviducte, l’œuf subit des transformations très importantes, telles que la segmentation du vitellus, etc. La vie est là à l’état latent. Il suffit d’un peu de chaleur et de quelques autres conditions secondaires pour en provoquer la manifestation.
Je reprends les idées de Lamarck. Cette aura seminalis, cette vapeur, qui a provoque l’apparition de la vie dans l’œuf, ne serait-elle pas une force analogue à la chaleur, à l’électricité ? Tout le fait supposer. Puisque ce n’est que par l’augmentation de la chaleur que la vie peut se développer. Cela admis, on conçoit facilement que des conditions aussi simples se réalisent souvent dans la nature. Ainsi, par exemple, qu’un peu de cette matière inorganique tendant à l’organisation se trouve dans un milieu humide et chaud, que l’électricité agisse sur elle d’une certaine façon, et la vie se produira immédiatement. Mais, messieurs, tout cela est hypothèse. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans la réalité. La chaleur, la lumière, l’électricité ne donnent pas la vie, elles en permettent seulement le développement. Cela est vrai pour les germes comme pour les animaux et pour les plantes. La théorie de Lamarck pèche donc par la hase. L’évolution spontanée de la monade reste donc à prouver.
Mais il faut suivre Lamarck dans le développement de sou système. La monade ayant besoin d’humidité pour se développer, a dû nécessairement naître dans l’eau. C’est donc au sein des eaux que la vie est apparue pour la première fois. Conclusion : tous les animaux et toutes les plantes de l’époque actuelle dérivent des animaux et des plantes aquatiques.
Nous allons entrer dès à présent dans un ordre d’idées entièrement nouveau, quoique implicitement contenu dans ces prémisses. Il s’agit de l’influence attribuée par Lamarck aux milieux physiques et aux nécessités organiques sur la transformation des espèces ; en d’autres termes, de l’action réciproque des milieux sur les organes et de ces organes, eux-mêmes, sur l’évolution progressive des êtres. « Ce ne sont pas les organes, dit Lamarck, c’est-à-dire, la nature et la forme des parties du corps d’un animal, qui ont donné lieu à ses habitudes et à ses facultés particulières ; ce sont, au contraire, ses habitudes, sa manière de vivre et les circonstances clans lesquelles se sont rencontrés les individus dont il provient, qui ont, avec le temps, constitué la forme de son corps, enfin, les facultés dont il jouit. » (Philosophie zoologique ; page 237). Telle. est, en quelques mots, l’idée fondamentale de la philosophie zoologique. De cette simple vue de l’esprit provoquée par la méditation et l’observation attentive de la nature, nous allons voir découler des conséquences fécondes.
Voici la matière appelée à la vie sous la forme de monade. Les influences extérieures vont agir sur le nouvel être, de façon à favoriser ou à enrayer son développement. Si le milieu ne lui est pas favorable, ses organes vont s’atrophier, et il va marcher vers sa ruine ; dans le premier cas, au contraire, ils vont croître sans cesse jusqu’à ce qu’ils aient atteint le dernier terme de leur évolution. Alors, l’animal réagissant à sou tour sur les milieux ambiants, sa puissance fonctionnelle augmentera en raison directe de l’usage qu’il en fera, et ses organes s’accommoderont peu à peu aux habitudes et aux besoins qu’il aura à satisfaire. « C’est ainsi que la taupe qui, par ses habitudes, fait très peu d’usage de la vue, n’a que des yeux très petits et à peine apparents, parce qu’elle exerce très peu cet organe. L’aspalax, qui vit sous terre comme la taupe, et qui vraisemblablement s’expose encore moins qu’elle à la lumière du jour, a totalement perdu l’usage de la vue. Aussi n’offre-t-il plus que des vestiges de l’organe qui en est le siège » (Philosophie naturelle, passim.). On voit donc que l’exercice fortifie les organes, tandis que le défaut d’emploi, devenu constant par suite de l’habitude ; les appauvrit. graduellement et peut. même finir par les faire disparaître complètement On peut concevoir de la sorte que si un animal se trouve placé, par l’action du temps, dans des conditions variables ; si la nécessité lui crée des besoins nouveaux, il s’ensuivra des aptitudes nouvelles aussi. C’est ainsi qu’on arrive à se faire une idée du progrès ou de la dégradation des espèces. Soit, par exemple, un animal déjà modifié par le changement de ses habitudes et un long séjour, dans un milieu étranger à celui où il a pris naissance. Que cet animal en rencontre un autre dans des conditions analogues. Si c’est un mâle et une femelle, ils s’accoupleront et leur postérité portera nécessairement, à un degré encore plus prononcé, l’empreinte des modifications qu’eux-mêmes avaient subies ; et de modifications en modifications ; on pourra ainsi arriver, au bout d’un temps plus ou moins long, à une génération d’individus très différente de la souche primitive. Et si, par l’influence de plus en plus favorable des milieux, par l’exercice de plus en plus actif des organes et des fonctions, l’animal va toujours en se perfectionnant davantage, on conçoit. que, par la suite des siècles et des transformations successives , la vie soit arrivée de son expression la plus simple, la monade, à cette organisation à la fois si délicate et si complexe, l’homme civilisé.
Voici encore quelques exemples qui vous donneront une idée plus nette de la logique de Lamarck et du merveilleux usage qu’il en a fait. L’oiseau, que le besoin attire sur l’eau pour y trouver la proie qui le fait vivre, écarte les doigts de ses pieds lorsqu’il veut frapper l’eau et se mouvoir à la surface. La peau qui unit ses doigts à leur base, contracte, par ces écartements des doigts sans cesse répétés, l’habitude de s’étendre ; ainsi, avec le temps, les larges membranes qui unissent les doigts des canards, des oies, etc., se sont formées telles que nous les voyons. De même, l’on sait que l’oiseau de rivage, qui ne se plaît point à nager, et qui cependant a besoin d’approcher des bords de l’eau pour y chercher sa proie, devra faire tous ses efforts pour étendre et allonger ses pieds de façon à ne pas s’enfoncer dans la vase. Si, de plus, il a besoin de plonger au fond de l’eau pour y chercher le poisson, il s’efforcera d’allonger son cou afin d’y parvenir plus facilement. Et cet exercice longtemps prolongé créera une aptitude nouvelle qui, transmise de génération en génération, finira ’par produire chez les descendants, des caractères organiques complètement nouveaux. -
Si maintenant nous abandonnons la classe des oiseaux pour passer à celle des mammifères, nous allons avoir des exemples tout aussi frappants de cette puissance de l’habitude sur le développement ou sur l’atrophie des organes, et par suite, sur le progrès ’ou la dégénérescence de l’espèce. Rappelez-vous le kanguroo. Cet animal, qui porte ses petits dans la poche qu’il a sous l’abdomen, a pris l’habitude de se tenir comme debout, posé seulement sur ses pieds de derrière et sur sa queue, et .de ne se déplacer qu’à l’aide d’une suite de sauts, dans lesquels il conserve son attitude’ relevée pour ne point gêner ses petits. De là le développement si exagéré de ses jambes de derrière par rapport à ses pattes de devant, qui sont presque rudimentaires. De là aussi l’épanouissement de la queue qui sert à l’animal pour élargir sa base de sustentation et pour exécuter ses principaux mouvements : Donc, influence des milieux sur l’animal, action lente des habitudes organiques, et enfin, élection naturelle, c’est-à-dire, accouplement de l’animal modifié avec son analogue : telles sont, d’après Lamarck, les conditions principales qui font varier les espèces et qui provoquent, soit leur dégénérescence ou leur disparition, soit, au contraire, leur progrès indéfini. .
Telle est la. théorie poussée jusqu’à ses conséquences ultimes Mais si ingénieuse qu’elle soit, vous comprenez maintenant combien elle est hypothétique et insuffisante pour expliquer les différences si radicales qui existent entre la plupart (les espèces animales. La logique n’en est pas moins très séduisante. Et il n’est pas très étonnant qu’elle ait trouvé des adeptes, même parmi les plus grands naturalistes de notre temps. Dans un livre remarquable, qui a fait beaucoup (le bruit en Angleterre et en France, M. Darwin a repris les idées de Lamarck et les a soutenues avec une force de talent et de conviction qui méritent la plus sérieuse attention. Nous y reviendrons. II . De l’origine des espèces. Examen de la théorie de Darwin. (Fin).
Nous avons vu dans la dernière leçon en quoi consiste la théorie de Lamarck. Elle peut se résumer dans les deux lois suivantes : « 1° Dans tout animal qui n’a pas dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et plus soutenu d’un organe quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit et lui donne une puissance proportionnelle à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d’usage de tel organe l’affaiblit insensiblement, le détériore., diminue progressivement ses facultés, et finit par le faire disparaître. 2° Tout ce que la nature a rail. acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée, et, par conséquent, par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe ou le ’défaut constant. d’usage de telle partie, elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus. » (Lamarck, Philosophie zoologique.) En d’autres termes, les individus subissent l’influence des milieux ; leurs organes se modifient et contractent des qualités appropriées à leur nouveau genre de vie. De là des variétés qui, par l’action du temps et des générations successives, finissent par donner naissance à une série d’individus assez différents du type primitif, pour constituer une espèce nouvelle. Ainsi s’accomplit, selon Lamarck, la transformation incessante et indéfinie des êtres organisés.
Dans son ouvrage sur l’origine des espèces, M. Darwin suit, en quelque sorte pas à pas, les errements de Lamarck. Leurs théories, identiques au fond, différent seulement par le point de départ : tandis que le naturaliste français, conduit, par sa puissante logique, affirme hardiment. l’évolution spontanée de la monade, l’Anglais, plus circonspect, ne se prononce pas à ce sujet. Quelque obsédé qu’il soit par l’importance du problème, il n’ose l’aborder de front. Aussi n’est-ce pas tout, à fait sans raison qu’on lui a reproché le titre même de son livre. 11 nous apprend en effet où va l’espèce, comment elle se produit actuellement, mais il ne nous dit pas d’où elle vient. En un mot, il ne conclut pas, ou du moins il ne le fait qu’avec une timidité excessive et des précautions infinies. Ainsi, par exemple, il écrit, page 175 « J’ai à peine besoin de dire ici que la science, dans son état actuel, n’admet pas, en général, que des êtres vivants s’élaborent. encore de nos jours au sein de la matière inorganique. » Et plus loin, page 669, comme tourmenté par celle idée de la génération spontanée, qui est au fond le dernier mot de son système, il dit : « .le pense que tout. le règne animal est descendu de quatre ou cinq types primitifs tout au plus, et le règne végétal d’un nombre égal ou moindre. L’analogie me conduirait même un peu plus loin, c’est-à-dire à la croyance que tous les animaux et toutes les plantes descendent d’un seul prototype ; mais l’analogie peut êtres un guide trompeur. »
On sent que de pareilles appréhensions devaient influer sur la méthode de M. Darwin. Aussi diffère-t-elle un peu de celle de son maître. Au lieu d’embrasser la création tout entière dans un vaste système philosophique, comme l’avait fait Lamarck, et de remonter résolument, comme lui, des faits particuliers à l’origine des choses, M. Darwin constate d’abord la variabilité des espèces actuelles. Il invoque pour cela le témoignage des agriculteurs et. des éleveurs de tous les pays. La culture, les croisements, les changements de lieu, ont en effet une influence incontestable sur nos plantes et nos animaux domestiques. Les innombrables races de pigeons qui existent aujourd’hui en France et en Angleterre sont, pour ainsi dire, de création humaine. Il en est de Même des chevaux, des bœufs, et surtout. des chiens, dont les variétés sont si multipliées. L’industrie de l’homme a ainsi modifié les types primitifs pour les adapter à ses convenances et à ses besoins. C’est Cà ce que M. Darwin a désigné sous le nom d’élection méthodique. Ce principe a été mis en pratique à peu près de tout temps. « Je pourrais, dit l’auteur, citer plusieurs ouvrages d’une haute antiquité, qui éprouvent qu’on en a très anciennement reconnu l’importance. Durant la période barbare de l’histoire d’Angleterre, des animaux de choix ont été importés, el des lois établies pour empêcher l’exportation ; on ordonna même la destruction des chevaux au - dessous d’une certaine taille. On peut rapprocher une telle mesuré du sarclage des plantes rogues par les agriculteurs. »
L’élection méthodique est consciente soit inconsciente, suivant qu’elle est le fait immédiat de l’action de l’homme, ou qu’elle se produit. sans l’intervention de sa volonté. Ainsi, par exemple, si un chasseur veut avoir un chien d’arrêt remplissant certaines conditions qui lui paraissent dominer chez tel ou tel individu de la même race, il cherchera dans cette race un Mâle et une femelle aussi bien doués que possible selon ses désirs, et il les accouplera pour en avoir les produits. Les plus beaux d’entre ces produits pourront être accouplés à leur tour, et ; au bout d’un certain nombre de générations, la race se trouvera modifiée dans le sens qui lui aura été imprimé par le chasseur. C’est par un semblable procédé d’élection, et par une éducation soigneuse, que la totalité des chevaux de course anglais sont arrivés à surpasser en légèreté et eh taille les chevaux arabes dont ils descendent.
Mais il n’est pas douteux qu’un pareil résultat eût pu -être obtenu par le simple effet du hasard, au moyen d’élections successives inconsciemment poursuivies. L’auteur cite à l’appui de son opinion l’exemple de deux éleveurs qui possèdent chacun, depuis cinquante ans, deux troupeaux de moutons de Leicester descendus tous les deux en droite ligne de la race originale de Bakewel. Ces deux troupeaux n’ont jamais été mélangés avec aucun autre. Cependant la différence entre les moutons des deux éleveurs est aujourd’hui si grande, qu’ils ont toute l’apparence de deux variétés tout à fait, distinctes. « Les mêmes progrès résultent pour les plantes de l’élection inconsciente des plus beaux individus, qu’ils soient ou non suffisamment modifiés pour être considérés, dès leur première apparence, comme autant de variétés distinctes, et soit qu’il y ait eu ou non croisement entre deux espèces ou deux races. Le progrès se manifeste avec évidence dans l’accroissement de taille et de beauté qu’on remarque aujourd’hui dans la pensée, la rose ; le pélargonium, le dahlia et autres fleurs, quand on les compare avec des variétés plus anciennes ou avec les souches mères… La poire cultivée dans les temps anciens parait avoir été, d’après la description de Pline, un fruit de qualité très inférieure. »
Tous ces faits, et bien d’autres encore, ont amené M. Darwin à admettre, à côté de l’élection méthodique consciente, qui est le fait de l’industrie humaine, une élection naturelle inconsciente, instinctive, qui est le fait de l’animal lui-même. Cette supposition est tout à fait dans l’ordre naturel. En effet, pour peu qu’on ait observé les animaux, on ne tarde pas à se convaincre de la sûreté vraiment extraordinaire, je dirai presque de l’infaillibilité avec laquelle ils accomplissent certains actes, en apparence les plus insignifiants. À plus forte raison, leur instinct les guidera-t-il sûrement lorsqu’il s’agira peur eux d’accomplir une fonction aussi Capitale que celle de la reproduction.
Ce principe de l’infaillibilité de l’instinct une fois admis, on serait mal venu à contester à M. Darwin le droit de s’en prévaloir pour étayer sa théorie. Du reste, en attribuant à l’animal ce pouvoir de l’élection, dont l’homme fait chaque jour un si fructueux usage, l’auteur ne fait que constater une loi de la nature, que l’animal exécute à son profit. C’est la loi de conservation qui dérive de l’organisation même des êtres, et qui fait que leurs organes sont toujours lilas ou moins en rapport_ avec les milieux ambiants et les obstacles qu’ils ont à vaincre. Puisque l’homme peut produire, dit M. Darwin, et qu’il a certainement produit de grands résultats par ses moyens d’élection méthodique ou inconsciente, que ne peut faire l’élection naturelle ?
» L’homme ne peut agir que sur des caractères visibles et extérieurs. La nature, si toutefois on veut bien nous permettre de personnifier sous ce nom la loi selon laquelle les individus variables et favorisés sont protégés dans le combat vital ; la nature, disons-nous, ne s’inquiète point (les apparences, sauf dans le cas où elles sont de quelque, utilité aux êtres vivants. Elle peut agir sur chaque organe interne, sur la moindre différence organique ou sur le mécanisme vital tout entier. L’homme ne choisit qu’en vue de son propre avantage, et. la nature seulement en vue dit bien de l’être dont elle prend soin.. Elle accorde un plein exercice à chaque organe nouvellement formé, et l’individu modifié est placé dans les conditions de vie qui lui sont le plus favorables. » (Darwin, De l’origine des espèces, page 119, traduction de mademoiselle Clémence Royer.)
Pour donner une idée plus exacte du système de l’auteur, nous allons lui emprunter son propre langage. Ici M. Coste montre à l’auditoire une figure tracée à l’avance sur le tableau noir. Cette figure est la reproduction textuelle de celle imaginée par Darwin. Elle se compose de deux séries de lignes ponctuées formant deux rameaux principaux. De ces deux rameaux se détachent, à des distances égales et parallèles, une série de petits rameaux ou ramuscules secondaires plus ou moins développés. A l’angle du V formé par les deux branches mères, se trouve une lettre A, qui représente une espèce déterminée. Le point de départ de chaque série de ramuscules est marqué par de petites lettres avec des exposants de plus en plus élevés : a1, a2, a3, a4, etc., pour la branche gauche ; m1, m2, m3, m4, etc., pour la branche droite. Chacune de ces lettres représente les variations subies par l’espèce primitive au bout d’un certain nombre de générations.
Voici, d’ailleurs, le raisonnement de M. Darwin. Il repose tout entier sur le principe de l’élection naturelle, et sur deux autres principes dont nous n’avons pas encore parlé. Ces deux principes sont, implicitement contenus, comme le premier, dans la théorie de Lamarck. Il est bon de les rappeler avant de passer outre. A côté des êtres élus qui tendent naturellement au progrès, il y a des espèces intermédiaires qui ; moins favorisées, tendent au contraire vers la déchéance. C’est ainsi que les races dégénérées s’éteignent peu à peu, tandis que les belles races prospèrent et s’accroissent indéfiniment ( [1].). Cela tient, non-seulement à l’infériorité des organismes, et, par suite, du pouvoir reproducteur, mais encore à une loi de physiologie générale qui régit le monde organique tout entier, la loi de concurrence vitale. Dans une espèce donnée, les êtres se multipliant en raison directe de leur perfection physiologique, il faut nécessairement que chacun d’eux soit exposé à des causes de destruction nombreuses ; autrement, d’après la loi des progressions géométriques, l’espèce atteindrait à un nombre d’individus si énorme, que nulle contrée ne pourrait suffire à les contenir. Il doit donc exister une concurrence sérieuse, soit entre les individus de la môme espèce, soit entre les individus d’espèces distinctes. C’est une généralisation de la loi de Malthus appliquée au règne organique tout entier. Cette loi, implacablement vraie pour les animaux, le serait également pour l’homme, si les ressources de son intelligence et de son travail ne lui permettaient d’augmenter les richesses du globe en raison même du nombre de ses habitants : Ce n’est qu’en maintenant un constant équilibre entre sa production et sa consommation, que l’homme civilisé peul, braver les rigueurs de la loi naturelle, et lutter victorieusement contre elle. Non, quoi qu’en disent. certains philosophes pessimistes, et des économistes sans entrailles, les hommes ne sont pas destinés à se décimer mutuellement ; les races majeures ne doivent pas dévorer les races mineures, mais leur donner une place à côté d’elles en les initiant, autant que faire se peut, aux bienfaits de la civilisation.
Il n’en est pas moins vrai qu’en vertu de la loi de concurrence , chaque espèce nouvelle qui vient à dominer dans une contrée amène l’extinction (les espèces voisines. Les parents sont ainsi continuellement exterminés par leurs descendants. Prenons pour exemple l’espèce A, qui est au sommet du V, dont nous avons parlé tout à l’heure. Au bout d’un certain nombre de générations, mille par exemple, cette espèce aura fourni, gràce à la loi d’élection naturelle , une multitude de variations. Celles d’entre ces variations qui offrent quelque avantage aux individus chez lesquels elles se manifestent, pourront seules se conserver et seront naturellement élues.
C’est ici qu’entre en jeu le troisième principe formulé par M. Darwin, le principe de la divergence des caractères. Il consiste dans une pratique familière aux éleveurs. Pour produire des variétés nouvelles dans un groupe donné, ceux-ci choisissent les individus les plus différents pour les accoupler. « Ainsi, dans une race de pigeons, un amateur remarque un bec un peu plus court qu’à l’ordinaire ; un autre amateur, au contraire, remarquera chez un autre sujet un bec d’une longueur inaccoutumée ; D’après ce fait reconnu « que nul amateur ne prise les types intermédiaires, » l’un et l’autre continueront de choisir et de multiplier tous les oiseaux dotés d’un bec de plus en plus long ou de plus en plus court. Nous pouvons supposer de même que, dès les temps les plus re- culés, certains individus ont préféré les chevaux les plus célères, et d’antres les chevaux les plus trapus et les plus forts. La différence première était peut-être insignifiante ; mais, dans le cours des temps, l’élection continuelle des chevaux les plus agiles par certains éleveurs, et des plus robustes par les autres, a dû rendre cette différence assez prononcée pour qu’elle formât deux sous-races, et ; après des siècles écoulés, ces deux sous-races sont de : venues des races permanentes et bien distinctes. Nous voyons donc se manifester dans les productions de l’homme la loi de divergence des caractères. Cette loi a pour effet d’augmenter constamment des différences d’abord à peine appréciables, et de faire diverger de forme, de constitution et d’habitudes, soit les espèces entre elles, soit chaque espèce de la souche mère dont elle descend. »
Ainsi procède la nature. Les races élues sont précisément celles qui présentent les variations les plus divergentes. a Chaque série de ramuscules, représentée sur les deux rameaux primitifs par les lettres a1, a2, m3, m4, suppose qu’il a été accumulé une somme de variations suffisantes pour former une variété bien tranchée, et telle qu’elle mériterait d’être mentionnée dans un ouvrage systématique. Chaque intervalle entre deux lignes horizontales de la figure peut représenter un millier de générations. Mais ce ne serait, que mieux encore s’il en représentait dix mille. »
Si l’on applique le raisonnement précédent à plusieurs espèces prises comme point de départ, et qu’au lieu d’une série de dix mille générations, on en suppose plusieurs centaines de mille, on concevra facilement que les espèces qui en résulteront seront tout à fait différentes de la souche primitive. Et si, au lieu de prendre pour point de départ les espèces actuelles, on remontait jusqu’à la monade elle-même, rien n’empêcherait de lui appliquer le système de M. Darwin. La monade formerait ainsi le tronc d’un arbre immense, dont les rameaux et les ramuscules, infiniment multipliés à travers les âges, représenteraient toutes les espèces actuellement vivantes jusqu’à l’homme inclusivement.
Telle est la théorie de M. Darwin. Vous voyez que j’avais raison de dire en commençant qu’elle diffère peu, au fond, de celle de Lamarck. L’auteur a beau s’en défendre, il faut qu’il arrive, bon gré mal gré, sous peine de manquer à toutes les règles de la logique, aux mêmes conclusions que son maître.
Mais, pourrait-on dire à M. Darwin, puisque toutes les espèces actuelles descendent d’espèces antérieures par des transitions graduelles, pourquoi présentent-elles des différences si tranchées ? Pourquoi Pas de types intermédiaires ? L’auteur explique tout naturellement ces lacunes par la concurrence vitale. Il est tout simple, en effet, que les espèces élues détruisent peu à peu celles qui ne le sont pas. Car plus une espèce se perfectionne dans un sens ou dans l’autre, plus elle a d’aptitudes à exercer et de besoins à satisfaire. Par suite, elle doit nécessairement opprimer les espèces voisines qui, tout en obéissant dans une certaine mesure aux mêmes nécessités physiologiques, ont des organes moins puissants et moins appropriés aux difficultés qu’ils doivent vaincre. De là une infériorité qui doit rendre la lutte de plus en plus inégale entre ces espèces et leurs congénères, et aboutir dans un temps plus ou moins rapproché à leur extinction définitive.
Soit ; mais encore devrait-on retrouver dans les couches terrestres les restes de ces espèces disparues, comme on a retrouvé ceux du Megatherium, du Palœotherium. des Plérodactyles, et autres animaux fossiles si différents par leur structure de la plupart des espèces connues. La gravité de l’objection n’a pas échappé à l’auteur. Il ne cherche pas à dissimuler son embarras. Mais il se rejette sur l’insuffisance des documents géologiques qui retarderont peut-être pour longtemps encore la solution du problème, sans qu’on puisse affirmer à priori qu’il soit à jamais insoluble. Rien ne prouve, du reste, que les débris de ces espèces éteintes ne soient encore ensevelis au sein des mers. Pour être bien édifiés à cet égard, il nous faudrait connaître parfaitement toutes les circonstances qui ont présidé à la formation des diverses couches sédimenteuses. — Ces conditions, comme le fait observer avec raison le savant traducteur de Darwin, sont probablement beaucoup plus complexes qu’on ne le croit généralement. Il est donc impossible, dans l’état actuel de la science géologique, de considérer l’absence des fossiles intermédiaires comme un argument suffisant contre la théorie de l’élection naturelle.
Une objection plus grave peut-être, et. qui semble avoir complètement échappé aux ’prévisions de M. Darwin, c’est celle qui s’appuie sur les documents historiques, et sur le mode actuel de conservation des espèces. Est-il vrai, comme le pense l’auteur, que les espèces se transforment, et qu’elles puissent subir, avec le temps, des modifications capables de les différencier complètement les unes des autres ? Trois mille ans d’observation prouvent le contraire. L’espèce a varié, elle varie encore chaque jour ; cela est incontestable. Mais elle n’en conserve pas moins son type originel. Variabilité et mutabilité sont deux termes tout à fait différents, qui semblent ne faire qu’un pour M. Darwin. Pour ne prendre qu’un exemple qui soit familier à tout le monde, je citerai seulement la race canine. Assurément, il est peu de groupes dans la série animale qui aient été plus sujets aux variations que le genre Canis. Compagnon habituel de l’homme, le chien a été exposé plus que tout autre animal à tontes les influences directes ou indirectes qui sont le plus capables de faire varier une race. La nourriture, le climat, les croisements…, il n’est aucun moyen que l’homme n’ait employé pour approprier ce précieux animal à la variété infinie de ses goûts et de ses besoins. Il y a loin, assurément, du robuste chien danois, ou du lévrier des Cordillères à l’élégant king’s-Charles, ou à cette miniature si frêle et, si délicate qui orne le giron de nos belles désœuvrées du grand et du petit monde. Entre le loup et le caniche, les différences ne sont pas moins accentuées, et pourtant le type persiste toujours, même dans les variétés en apparence les plus diverses. Ce qui le prouve mieux que tout autre chose, c’est la tendance naturelle et irrésistible des animaux domestiques à revenir à l’état sauvage, et à reprendre leur type primitif dès que l’homme renonce à son empire sur ces races assujetties. Le porc, le cheval, Pane, la brebis, le chien et le chat, dit, M. Boulin, transportés en Amérique, et livrés à eux-mêmes, ont repris peu à peu leurs formes et leurs couleurs primitives, abandonnant leur livrée de servage pour revenir à celle (le la nature et de la liberté. « Errant tout le jour dans les bois, les porcs ont perdu presque toutes les marques de la servitude ; les oreilles se sont redressées, la tête s’est élargie, relevée à la partie supérieure ; la couleur est redevenue constante, elle est entièrement noire… Les chevaux ont aussi recouvré la constance de couleur qui caractérise l’espèce non réduite. Le bai châtain est non-seulement la couleur dominante, mais presque l’unique couleur. » (Roulin, cité par Flourens dans son Examen (lu livre de M. Darwin ) Cuvier a constaté de même la similitude presque parfaite des momies d’oiseaux et de mammifères retrouvées dans les hypogées d’Égypte avec leurs congénères actuels. Les animaux dé-mils par Aristote ne diffèrent pas non plus d’une manière sensible des races décrites par Buffon et les autres naturalistes modernes.
La fixité de l’espèce est donc historiquement et expérimentalement incontestable. C’est uniquement par une exagération de la logique, que Lamarck et, après lui, M. Darwin ont. pu soutenir le contraire. Il faut avouer, cependant, que les partisans de la variabilité auront toujours un argument invincible à opposer à leurs contradicteurs : c’est l’insuffisance de nos moyens d’observation. Qu’y a-t-il d’étonnant, en effet, que les espèces soient aujourd’hui les mêmes que du temps d’Aristote, puisque les conditions atmosphériques et la constitution géologique n’ont pas sensiblement varié depuis cette époque ? « Pour l’homme, qui ne juge que d’après les changements qu’il aperçoit lui-même, dit Lamarck, ces mntations (il entend par là le passage (l’une espèce à l’autre) sont des états stationnaires qui lui paraissent sans bornes, à cause de la brièveté d’existence des individus de son espèce….. Parmi les corps vivants, les espèces n’ont qu’une constance relative, et ne sont invariables que temporairement. » (Philosophie zoologique).
Un dernier argument contre la variabilité, auquel M. Darwin n’a pas suffisamment répondu, c’est l’extinction de l’espèce par l’hybridation. M. Flourens, qui a expérimenté d’abord sur le loup et le chien, puis sur le chien et le chacal, a obtenu, il est vrai, des métis féconds. Mais la stérilité est toujours survenue au bout de trois générations pour les métis de loup et de chien, et au bout de la quatrième pour ceux du chien et du chacal. M. Coste a fait lui-même des expériences sur les poissons, qui ne sont pas moins défavorables à la doctrine de la mutabilité. Les mulets de truite et de saumon peuvent encore donner des produits au bout de la deuxième génération. Mais déjà, à lit troisième, on remarque dans l’œuf une dégénérescence évidente. L’embryon devient hydrocéphale, et peu d’œufs arrivent u maturité complète. A la quatrième génération, la stérilité est absolue. Cette résistance singulière des hybrides à la fécondation est un fait de la plus haute importance. C’est peut-être le meilleur caractère pour différencier les espèces entre elles. Enu réalité, on ne peut juger de la parenté que par la fécondité. Tant, que des variétés, si diverses qu’elles soient, peuvent se féconder entre elles, on peut être r qu’on n’a affaire qu’à une seule et même espèce. Au contraire, dès que la fécondité Cesse, dès que la chai ne vitale se ’brise, il n’y a plus seulement variété, il y a diversité. La forme seule varie ; le fond reste identique avec lui-même, en dépit du temps et des lieux, et malgré les manipula-lions de l’homme.
Avant d’en finir avec la théorie de Darwin, M. Coste revient en quelques mots sur la question des générations spontanées, dont il a été question dans la première leçon. Il ne croit pas qu’on puisse accorder à l’hétérogénie plus de crédit qu’à la mutabilité. Les travaux de M. Balbiani sur la génération des infusoires et les dernières expériences de M. Pasteur lui paraissent concluantes (voy. ces expériences dans le n° 2 de la Revue des cours scientifiques). Pour lui, comme pour ces messieurs, la génération spontanée n’existe pas. Il ne nous appartient en aucune façon de contredire le savant professeur du Collège de France. Qu’il nous soit permis cependant, malgré le respect sincère que nous professons pour son talent et pour l’indépendance de son caractère, de réserver notre opinion sur ces graves questions.