Au lendemain de l’inauguration de la statue de Lamarck, au Jardin des Plantes (10 juin 1909), alors que les plus autorisés représentants de la science française viennent enfin, cent ans après la publication de la Philosophie Zoologique, de réhabiliter tout à la fois le génie trop longtemps méconnu et les compagnies officielles responsables de ce retard à la justice, les lecteurs de la Revue Scientifique ne manqueront pas de s’intéresser au passage suivant d’une des plus oubliées des œuvres de Lamarck.
Cet ouvrage, rare autant que discrédité, est intitulé : Recherches sur les causes des principaux faits physiques et particulièrement sur celles de la Combustion, de l’Elévation de l’eau dans l’état de vapeurs ; de la Chaleur produite par le frottement des corps solides entre eux ; de la Chaleur qui se rend sensible dans les décompositions subites, dans les effervescences et dans le corps de beaucoup d’animaux pendant la durée de leur vie ; de la Causticité, de la Saveur et de l’Odeur de certains composés ; de la Couleur des corps ; de l’Origine des composés et de tous les minéraux ; enfin de l’Entretien de la vie des êtres organiques, de leur accroisse- ment, de leur état de vigueur, de leur dépérissement et de leur mort. Avec une planche. Par J.-B. Lamarck, Professeur de zoologie au Muséum National d’Histoire Naturelle. A Paris, chez Maradan, libraire, rue du Cimetière-André-des-Arts, n° 9. Seconde année de la République (2 vol. in-8°, xvi-368-412 pp.).
La bibliothèque du Muséum possède deux exemplaires de cet ouvrage, l’un de 1793, l’autre de 1795, et j’en possède un de 1794. En réalité, c’est en 1776 qu’il a été composé. L’auteur le présenta à l’Académie des Sciences, le 22 avril 1780. Depuis longtemps, il n’avait aucun crédit dans cette compagnie ; et, après une période de discussions orageuses, ses collègues avaient pris, à l’égard de celui qu’ils considéraient comme un original et presque un « fou », le parti du silence systématique et méprisant. Une commission fut nommée pour prendre connaissance de l’ouvrage et pour en rendre compte. Mais, comme Lamarck ne s’y attendait que trop, le rapport ne fut jamais rédigé. Aussi, pour prendre date, prit-il le parti de retirer enfin son manuscrit, après l’avoir fait parapher par le secrétaire. A la Révolution, il le publia, avec une enthousiaste dédicace « Au Peuple Français », et la note suivante :
« J’ai été fortement engagé par Anisson-Duperron de dédier ma Flore Française au Ministre, lorsqu’on l’imprima au Louvre ; d’autres vouloient que j’en fisse hommage à Louis Capet ; d’autres enfin me témoignèrent le plaisir particulier qu’une dédicace de mon ouvrage feroit à un ci-devant Seigneur qu’on m’indiquoit. J’ai persisté dans le goût particulier que j’ avois dès lors de ne me courber devant personne. J’ai conservé le même penchant lorsque j’ai commencé à publier mes travaux de botanique pour la nouvelle Encyclopédie. »
Dans le passage que nous allons mettre sous les yeux des lecteurs de la Revue Scientifique, Lamarck, soixante-quatre ans avant Liebig, expose, sur la nutrition des végétaux, une doctrine très proche de celle dont on fait classiquement honneur à ce dernier. On sait qu’en 1840, Liebig montra que l’origine du carbone qui se trouve dans les tissus des plantes vertes est uniquement minérale, et qu’il provient en totalité du gaz carbonique de l’air ; qu’il ne provient pas d’une digestion de matières carbonées fournies par le sol ; que l’humus favorise la végétation, mais par ses qualités physiques : sa mobilité, sa légèreté permettent l’infiltration d’air et d’eau dans le sol. Cette théorie de Liebig, qu’on va retrouver presque complète déjà chez Lamarck, demeure approximativement vraie aujourd’hui, puisqu’on admet actuellement que l’air est la source de la presque totalité du carbone organique de la plante verte, et que la racine, opérant une véritable mais faible digestion, emprunte, d’autre part, au sol une très minime quantité de composés organiques carbonés.
Lamarck, dès 1776, affirme, dans le texte qu’on va lire, deux propositions essentielles :
1° L’existence, chez les végétaux, d’une fonction de photosynthèse, en partant des éléments minéraux. A vrai dire, Lamarck ne localise pas cette fonction, dans la série végétale, aux plantes vertes ; ni dans l’organisme de la plante, au grain chlorophyllien. Ces précisions furent apportées ultérieurement : l’idée maîtresse est du moins émise.
2° L’importance incomparable, dans la nature, de cette fonction de synthèse élémentaire par une collaboration de la lumière et des forces vitales ; le fait qu’elle appartient aux végétaux seulement, et que es animaux en semblent dépourvus.
Parmi les êtres vivants ( [1]), dit Lamarck, « Les végétaux seuls ont la faculté d’unir ensemble des élémens libres, et de former, ou moyen de leur action vitale, des combinaisons directes ( [2]) qu’ils assimilent à leur propre substance ( [3]). »
« 824. Sans m’arrêter à citer ici toutes les différences connues qui éloignent les animaux des végétaux… il importe, au sujet que je traite, de faire en outre remarquer, entre ces deux grandes classes d’êtres organiques, une distinction particulière qui mériteroit, à ce qu’il me semble, d’attirer l’attention des savans. Je veux parler de la nature des substances qu’emploient les êtres vivans à leur nutrition ; et je crois que cette considération offre entre les animaux et les végétaux, une différence qu’on a négligé de rechercher faute de moyens suffisans pour s’assurer dans les résultats des observations qu’on eût tentées à cet égard. »
« 825. …Mais si l’action vitale a la faculté de former des combinaisons immédiates, cette faculté, malgré cela, paroît n’être pas le propre de tout être vivant ; car l’action vitale dont il s’agit a nécessairement des facultés très différentes dans des êtres très éloignés par leur nature. Aussi ne sauroit-on douter que cette cause active ne diffère beaucoup dans les animaux, du même principe dont les végétaux sont munis. »
« 826. Maintenant, comme il est très sûr qu’il s’opère des combinaisons directes par l’action organique, soit dans les animaux, soit dans les végétaux, examinons lesquels de ces deux sortes d’êtres vivans peuvent véritablement y donner lieu. »
827. Je ne connois aucun animal qui ait la faculté de se nourrir avec des substances non composées ; en un mot, à qui de l’eau pure, de la terre, du feu et de l’air dans le même état pourroient suffire pour le faire subsister : aussi, j’ose avancer que tout animal, quel qu’il soit, ne peut se passer d’alimens d’une nature composée. L’eau pure qu’un animal boit lui sert à faciliter plusieurs des fonctions d ses organes, fournit un véhicule nécessaire à s humeurs, etc. . mais ce n’est point, à proprement parler, un aliment qui seul on conjointement avec d’autres élémens pareillement libres, pourroit suffire à sa nutrition. On sait que les animaux sont doués d’organes propres à la digestion : or, cette fonction seroit superflue dans des êtres dont les mens ne seroient point des substances composées. »
« 828. Ces considérations me portent à conclure que les animaux, en général, ne forment point de combinaisons directes, c’est-à-dire, n’unissent point ensemble des élémens libres, puisque les change. mens, que l’action vitale exécute en eux, ne s’opèrent que sur des substances déjà composées, qui sont ensuite employées à leur nutrition. Il est donc nécessaire de chercher la cause des combinaisons directes, dans l’action organique des végétaux ( [4]) : or, voyons ce que l’observation nous apprend à ce sujet. »
« 829. Je ne crois pas qu’il y ait un seul fait constaté qui prouve que les végétaux aient besoin de matière déjà composée pour se nourrir ( [5]) ; et que la digestion soit, comme dans les animaux, une des fonctions organiques essentielles à ces êtres. Il para, au contraire, par les observations suivantes, que les êtres dont il s’agit, absorbent vraiment des matières simples, et qu’au moyen de leur action vitale et de l’impulsion de la lumière, ils modifient les élémens, les combinent immédiatement ensemble, et en forment de véritables composés qu’ils assimilent à leur propre substance ( [6]). »
« 830. On sait qu’un oignon de jacinthe ou de narcisse dont on a déterminé, en le pesant, la quantité de matière qui le constitue, que l’on pose ensuite sur une carafe, dans laquelle on a mis de l’eau distillée, et que l’on remplit de pareille eau, à mesure qu’elle se vuide ; on sait, dis-je, que cet oignon y végète sans languir, et y produit une plante entière, munie de fleurs. Si l’on pèse alors cette plante, on trouvera la quantité de substance composée qui la forme, beaucoup plus grande que n’étoit celle de l’oignon : or, la plante dont il s’agit, a donc, au moyen de l’eau pure pompée par ses racines, de l’air qu’elle a absorbé, et du feu en expansion ( [7]) qui l’a pénétrée ; elle a donc, dis-je, par l’effet, de ses fonctions organiques, combiné ensemble ces diverses matières simples, et en a formé des molécules aggrégatives composées, qu’elle a assimilées à sa propre substance.
831. Peut-être que les végétaux absorbent aussi certaines matières gazeuses dont l’air atmosphérique paraît rempli presque en tout tems ( [8]), au moins jusqu’à une certaine hauteur, et qu’ils s’en nourrissent. Mais s’ils absorbent ces matières sans les décomposer, ce qui n’est pas encore bien positivement démontré, il me paroît qu’elles ne leur suffisent pas, ,et qu’ils absorbent aussi des matières simples que leur action vitale sait modifier, fixer et mettre dans l’état de combinaison.
832. Le fait de la jacinthe dont je viens de faire mention, n’est point particulier aux plantes liliacées ; car de semblables moyens suffisent pour faire végéter des plantes de familles très différentes…
836. Les fumiers, les’ engrais, de quelque nature qu’ils soient, le terreau végétal, en un mot, ne sont pas des substances nécessaires à la végétation des plantes, comme leur fournissant des sucs composés particuliers, propres à les nourrir : mais ce sont des matières qui, par leur nature, ont la faculté de retenir facilement l’eau des pluies, des brouillards et des arrosemens, de conserver long-tems cette eau dans le plus grand état de division possible, et conséquemment d’entretenir sans cesse autour des racines des plantes, le degré de fraîcheur et d’humidité qui leur est nécessaire sans exposer leur substance à se pourrir ( [9]). »
On voit, en résumé, que Lamarck a eu, dès 1776, de la photosynthèse végétale des composés organiques, une intuition d’une précision bien remarquable pour son époque. S’il ne distingue pas des plantes vertes les saprophytes, s’il admet l’absence de toute fonction digestive chez les végétaux, c’est-à-dire leur incapacité, soit de s’assimiler tels quels des composés déjà existants, soit de dissocier de tels composés et de s’en assimiler les éléments, ce sont là des lacunes en somme secondaires, et qui -n’empêchent pas Lamarck, sur ce point de la biologie comme sur tant d’autres, d’être un génial initiateur.
G. Revault d’Allonnes, docteur ès lettres, licencié ès Sciences