L’œuvre botanique de Lamarck

Léon Guignard, la Revue Scientifique N°9 - 28 Août 1909
Samedi 21 février 2009 — Dernier ajout dimanche 20 novembre 2016

Discours prononcé, le 13 Juin 1909, par Léon Guignard à la cérémonie d’inauguration du monument de Jean Lamarck, au Muséum d’Histoire naturelle.

Discours prononcé, le 13 Juin 1909, par Léon Guignard à la cérémonie d’inauguration du monument de Jean Lamarck, au Muséum d’Histoire naturelle

L’Académie des Sciences, à laquelle Lamarck a appartenu en qualité de botaniste, ne pouvait manquer de se faire représenter à cette cérémonie, et, en l’absence de l’éminent doyen de sa Section de Botanique, elle m’a chargé d’apporter son hommage à l’un des plus grands naturalistes dont la France s’honore.

L’œuvre de Lamarck embrasse l’Histoire naturelle presque tout entière. Cependant, quel qu’ait été l’intérêt de ses travaux dans le domaine de la Botanique, son principal titre de gloire, celui qui l’illustrera à jamais, c’est d’avoir, le premier, donné à l’hypothèse de la descendance la valeur d’une théorie scientifique, et de l’avoir prise pour base de l’étude des êtres vivants.

Ce n’est pas, il est vrai, dans les connaissances que l’on possédait, en son temps, sur le monde végétal, que Lamarck aurait pu trouver ses arguments les meilleurs à l’appui de ses idées sur l’évolution ; mais, à d’autres points de vue, son œuvre botanique n’en offre pas moins une haute importance.

Au commencement du XVIIIe siècle, Tournefort avait rendu la Botanique populaire, et par le système relativement simple qu’il fonda sur la fleur, et par la création des genres, pour la première fois scientifiquement décrits et distingués par d’exactes figures. Une trentaine d’années après, l’étude des plantes était rendue moins artificielle et tout aussi accessible à la multitude par l’ingénieux système sexuel de Linné, dont la nomenclature avait en outre l’inestimable avantage de fournir une langue commune aux savants de tous les pays. Dans le cadre artificiel imaginé par l’immortel Suédois, il avait paru d’abord que toutes les plantes dussent se ranger aisément, d’après un petit nombre de caractères empruntés à la fleur et judicieusement choisis. Mais, à mesure qu’augmentait le nombre des plantes connues, les cadres trop étroits qui servaient de base au système laissaient apercevoir de plus en plus leur insuffisance.

A cette époque, la Botanique française, quelque peu laissée dans l’ombre par l’éclatante renommée de Linné, paraissait se recueillir, comme pour la production de quelque œuvre magistrale, et grandissait obscurément dans deux foyers que l’Europe eût pu considérer comme éteints. L’un deux était le Jardin du. Roi, presque silencieux après que Tournefort eût cessé de parler, et où travaillait cependant Sébastien Vaillant, Fagon, Lemonnier, que l’on peut considérer comme les précurseurs de la race des Jussieu. L’autre, plus jeune en renommée, était ce petit parterre de Trianon, dont la création semble. avoir été le caprice d’un roi désœuvré, mais où devait se révéler la dynastie des Jussieu, et qu’on s’est plu à considérer comme le berceau de ce. qu’on appelle la méthode naturelle.

Lamarck, qui s’était passionné pour. des plantes en assistant aux démonstrations de Bernard et-d’Antoine-Laurent de Jussieu, se révéla tout à coup comme un maître, en publiant, en 1778, la première Flore française véritablement cligne de ce nom.

Là, tout était nouveau : classification d’un emploi plus facile et plus sûr que tous les systèmes antérieurs ; nomenclature binaire à la fois française et latine ; descriptions claires et précises, différenciant nettement les genres et les espèces.

Mais, ce qui constitue la caractéristique de cet Ouvrage, c’est moins peut-être la valeur des descriptions que l’originalité de la méthode inaugurée par l’auteur. Cette méthode nouvelle, que l’on désigne sous le nom de clé dichotomique, allait devenir désormais l’indispensable complément des flores de tous les pays.

L’Ouvrage de Lamarck répondait à l’un des besoins les plus vivement et les plus généralement sentis ; aussi eut-il un succès immense. Il paraissait d’ailleurs au moment où l’exemple de J.-J. Rousseau et l’enthousiasme qu’inspirait cet homme extraordinaire avait fait de la Botanique une science à la mode. Grâce à Buffon, alors intendant du Jardin du Roi, la Flore française fut imprimée aux frais de l’État, qui en concéda même la vente à l’auteur.

Un an après, Lamarck entrait à l’Académie des Sciences dans la Section de Botanique ; il avait alors 38 ans.

L’estime de Buffon lui valut ensuite l’avantage d’obtenir du roi la mission de visiter les Jardins botaniques et les collections les plus célèbres de l’Europe, et d’acquérir pour le Jardin des Plantes les objets curieux ou rares qu’il pourrait rencontrer. Il parcourut ainsi, pendant deux ans, la Hollande, le Hanovre, l’Allemagne et la Hongrie, et noua des relations avec les savants les plus en renom des pays étrangers.

De retour en France, Lamarck assume la lourde charge de la publication du Dictionnaire de Botanique de l’Encyclopédie commencée par Diderot et d’Alembert ; puis il lui donne comme complément cette remarquable Illustration des genres, comprenant la description de 2.000 genres de plantes, accompagnée de 900 planches, que les botanistes ne cessent de citer et de consulter encore de nos jours. Commencé en 1783, continué jusqu’en 1804, puis repris par Poiret, qui le termina en 1837, cet Ouvrage, avec les illustrations qui l’ont rendu si précieux, est le seul qui ait donné une description exacte, souvent très élégante, consciencieuse toujours, de tous les végétaux découverts à cette époque, et, sans lui, les plantes exotiques de nos collections eussent été à peine connues. Ce recensement descriptif de toutes les richesses botaniques, alors rassemblées dans les collections vivantes ou sèches, est certainement l’un des plus grands services que Lamarck ait rendus à la Science, et l’on s’étonne presque qu’il ait osé l’entreprendre.

Ce que A.-L. de Jussieu a fait pour les genres, Lamarck l’a fait aussi pour les espèces, et même au delà ; il ne lui cède ni en exactitude ni en profondeur, plus grand encore, à ce qu’il semble, en érudition.

La France tenait alors en Europe le sceptre de la Botanique. Pendant les années qui suivirent la publication de ces grands Ouvrages, tous les botanistes du monde concouraient par leurs envois à enrichir les collections du Jardin des Plantes de Paris, véritable foyer central de l’Histoire naturelle en Europe.

C’était l’époque où la constitution des famille naturelles et leur groupement, en un cadre susceptible d’en montrer les affinités, préoccupaient au, plus haut point les esprits. Lamarck, d’abord absorbé par l’établissement de sa clé dichotomique puis par tant de travaux descriptifs, négligea-t-il e côté philosophique de la Science, qui convenait si bien à son esprit ? A lire les chapitres afférents au classifications dans nombre de Traités didactique ou de Dictionnaires d’Histoire naturelle, on serai presque tenté de le croire, mais à tort. Pouvait-il rester indifférent aux innovations dont il était le témoin, lui, le contemporain d’Adanson, qui publiait ses Familles naturelles en 1763 ; de Bernard de Jus sieu, qui établissait les siennes au Jardin de Trianon vers la même époque ; d’Antoine-Laurent de Jussieu, qui énonçait pour la première fois ses principes en 1774, dans son Exposition d’un nouvel ordre de plantes adopté dans les démonstrations du Jardin royal ; puis, en 1789, dans le célèbre Genera plan tarum, dont l’apparition allait révolutionner la Bota nique, et qui, dit-on, curieuse coïncidence, sortait des presses de l’imprimerie le jour même de la prise de la Bastille ?

Loin de rester étranger au mouvement qui se des sinait de toutes parts en faveur de la méthode naturelle, Lamarck exposait à l’Académie des Sciences en 1785, et, l’année suivante, dans le premier Volume du Dictionnaire, un arrangement des famille tel, dit-il, que « les deux extrémités de la série devaient être occupées par les êtres les plus dissemblables ». On reconnaît bien là un des principes de la méthode naturelle et de la gradation organique des genres et des espèces.

Entre les classes et les familles établies par Lamarck d’une part, par A.-L. de Jussieu d’autre part il existait des ressemblances frappantes ; et c’est justice de rappeler la part que le premier de coi deux hommes illustres a prise à la grande réforme botanique de la fin du XVIIIe siècle.

Les circonstances allait d’ailleurs imprimer au ; études de Lamarck une orientation nouvelle et, en même temps, l’obliger de confier à un jeune collaborateur, dont l’avenir s’annonçait des plus brillants le soin de publier la troisième édition de la Flore française. On ne saurait omettre de dire, à ce propos, que ce débutant, qui rendit illustre le nom des de Candolle, avait puisé l’amour de la Botanique dans les œuvres de Lamarck : « C’est vous, Monsieur, lui écrivait- il, qui avez tracé la route ; c’est vous qui m’avez engagé à y entrer et qui m’avez fourni les moyens de vous y suivre. »

On était alors en 1793. La Convention nationale, organisant l’enseignement à tous les degrés, reconstituait, sur la proposition de Lakanal, le Jardin du Roi sous le nom de Muséum d’Histoire naturelle. Les anciens démonstrateurs se partageaient les chaires qui venaient d’y être créées. Celles de Botanique furent occupées, comme auparavant, par Desfontaines et A.-L. de Jussieu. Seule, la chaire de Zoologie restait sans titulaire. Lakanal comprit qu’un seul professeur ne pouvait s’occuper du règne animal tout entier. A Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, àgé de 21 ans, on confia le classement des Vertébrés. Restait la masse disparate et chaotique de tous les autres animaux, dans laquelle Linné avait presque renoncé à introduire l’ordre méthodique qu’il avait si bien établi pour les animaux supérieurs. Lamarck reçut ce lot en partage.

Que cet enseignement ne lui ait été abandonné, comme on l’a dit, que par dédain, ou bien parce que là tout était à créer, et que lui seul en semblait capable, il importe peu aujourd’hui. Ce qu’on sait, c’est qu’à l’âge de près de 50 ans Lamarck apporta, dans ces études nouvelles pour lui, l’ardeur inlassable et l’esprit pénétrant dont il avait déjà donné tant de preuves. « De botaniste éminent, a dit Geoffroy Saint-Hilaire, il se fit zoologiste illustre. » C’est là, en effet, qu’il allait déployer toute l’étendue de son génie.

Si l’on songe que la Philosophie zoologique, ce Livre de « première force » selon l’expression de Main-ville, a paru en 1809 et que la publication de la grande Histoire naturelle des animaux sans vertèbres commença en 1815 pour ne se terminer qu’en 1822, on ne s’étonnera pas que Lamarck ait concentré, comme il le devait, sur ces œuvres capitales, toutes ses recherches et ses méditations.

C’est dans la Philosophie zoologique, lorsque ses études sur les plantes et surtout sur les animaux l’eurent préparé à aborder le sujet, qu’il posa pour la première fois le passionnant problème de l’origine et de l’évolution des formes organiques. Comme tous les grands naturalistes, il avait compris que, sous peine d’abaisser la Science aux proportions d’un simple catalogue descriptif, l’Histoire naturelle ne doit pas se restreindre à l’étude des formes diverses que nous présente l’ensemble des êtres vivants ; mais que, prenant ce travail préliminaire pour point de départ, indispensable, le savant doit porter ses regards au delà et chercher à se rendre compte de la cause qui produit toutes ces différences apparentes.

Pour Lamarck, la notion de l’espèce, telle qu’elle est généralement admise, est en désaccord avec les faits, et la stabilité dont les formes organiques nous semblent douées n’est qu’une stabilité relative. Les formes animales et végétales, que nous distinguons en espèces, n’ont qu’une existence temporaire, et les variétés sont des espèces en voie de formation.

La base essentielle de l’hypothèse lamarckienne, c’est l’influence du milieu sur les êtres vivants ; aux variations déterminées par le milieu correspondent des variations adaptives dans la structure, et ces dernières peuvent se transmettre par hérédité.

Si, à côté de principes admirables et de faits solidement établis, on relève des vues erronées, qui provenaient surtout du peu d’avancement des sciences à l’aurore du me siècle ; s’il a fallu que Darwin, avec son ample moisson de faits el son ingénieuse explication de la variation progressive, vînt tirer le transformisme de l’oubli dans lequel il était injustement tombé depuis 50 ans, l’honneur d’avoir conçu et pour la première fois exposé l’idée de l’évolution n’en appartient pas moins à Lamarck.

Le transformisme a pénétré comme un ferment dans le monde scientifique et suscité de toutes parts des travaux qui ont renouvelé la face des sciences naturelles. En Botanique, comme en Zoologie ou en Géologie, il ne se produit presque aucun travail de valeur qui ne procède ou ne tienne compte de cette grande conception.

Mais je n’ai pas à m’étendre sur la partie philosophique de l’œuvre de Lamarck, elle vient de nous être éloquemment exposée ; mon but était seulement d’essayer de montrer la haute valeur de cette œuvre au point de vue de la Botanique descriptive ; sous ce rapport, elle le met pour ainsi dire hors de pair.

Lamarck appartient à cette pléiade d’hommes supérieurs, les Linné, les Buffon, les Haller, etc., dont la vaste intelligence refusait de se confiner dans les limites d’une science unique. Sa pénétrante vision des rapports qui existent entre les êtres vivants, et entre ces êtres et leurs milieux, suffit à le placer parmi les plus ingénieux et les plus puissants esprits du siècle dernier. Son nom et son œuvre resteront impérissables.

LÉON GUIGNARD, Membre de l’Académie des Sciences et de l’Académie de Médecine Directeur de l’Ecole Supérieure de Pharmacie de l’Université de Paris.

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