Le traîneau ! Ce mot n’évoque-t-il pas l’idée de l’hiver, du froid, d’une route couverte d’une épaisse couche de neige sur laquelle glisse sans bruit ce véhicule, de construction plus ou moins primitive, conduit par un cocher emmitouflé dans de gros vêtements de fourrure ?
C’est pour les pays froids, à long hiver rigoureux, comme la Russie, la Norvège, la Suède, la Sibérie ou l’extrême nord, habité par les Lapons, les Esquimaux, etc., que semble être fait le train eau indispensable pour la locomotion.
Cependant (et cela paraîtra étrange de prime abord), dans les pays chauds, qui n’ont jamais connu de neige, comme l’Égypte par exemple, on se servait des traîneaux dans les temps les plus reculés, et aujourd’hui même dans un pays sans hiver, l’Indo-Chine, on fait usage du traîneau, Comment cela se fait-il ? C’est ce que nous tâcherons de démontrer dans cet article.
L’origine du traîneau est, selon toute probabilité, un véhicule fort primitif, encore en usage chez les Peaux-Rouges : deux branches d’arbre attachées aux flancs du cheval, c’est-à-dire un brancard incliné, dont un bout traîne à terre et sur lequel on charge les bagages, qui servent de siège. La figure 3 représente un de ces traîneaux, employé de nos jours chez les Indiens du Texas. Ici les voyageurs, l’homme et la femme, sont montés tous les deux sur le cheval, les bagages ne présentant probablement pas un siège assez commode pour leur locomotion. Ce voyage, en traîneau, se fait, comme on le voit sur le dessin, en plein été.
Supposons qu’un beau jour ce véhicule primitif vienne à se casser, mais incomplètement, de façon qu’une partie de la branche traîne par terre, et nous comprendrons facilement tout l’avantage que l’homme a pu tirer de cet accident. Il a dû comprendre de suite, que la traction se fait plus facilement si l’on réunit sous un angle obtus une paire de branches horizontales à une autre paire faisant office de brancards. De là à mettre quelques bouts de bois transversalement sur les branches il n’y avait qu’un pas, et le traîneau, tel qu’on le voit encore chez les Finnois et chez les paysans russes, était inventé. La figure 2 nous montre un traîneau de Bouriates, peuplade mongole de la Sibérie orientale ; il est petit, bas, et peut difficilement tenir plus d’une personne ; l’attelage est bien le même que celui usité en Russie, avec la « douga » au-dessus de la tête du cheval ; le traîneau rappelle, à peu de chose près, celui des paysans russes (le traîneau dont on se sert dans les villes est plus confortable et plus élégant), La figure 4, représente un véhicule d’une forme un peu différente. C’est un traîneau Ostiak, Les Ostiaks habitent le nord de la Sibérie occidentale, Leurs traîneaux sont plus longs et surtout plus hauts que ceux des Bouriates, car les Ostiaks sont souvent appelés dans leurs courses à traverser les « toundras », dans lesquelles le traîneau s’enfonce assez profondément.
Dans les temps les plus reculés les égyptiens se servaient de traîneaux pour les cortèges funéraires, La figure 5 nous représente une partie d’un cortège funéraire des Égyptiens. Le catafalque, selon la coutume, a la forme d’une barque montée sur un traîneau ; il est traîné par un double attelage de taureaux et de Felllahs, C’est la barque d’Osiris avec ses deux pleureuses Isis et Nephtys, et sa cabine fermée dont les parois cachent la momie aux yeux des passants, Les personnes, qui entourent le catafalque, sont des parents et des amis du défunt, le prêtre va en avant. Si l’on accepte la genèse du traîneau que nous avons exposée ci-dessus, l’apparition de ce véhicule dans les rites funéraires à une époque où les voitures à roues étaient déjà inventées, s’explique tout simplement comme survivance d’un usage d’autant plus vénéré qu’il est ancien, De même en Russie, dès le commencement du XIe siècle et presque jusqu’à nos jours, le traîneau a été employé dans les funérailles, comme l’a démontré récemment le professeur Anoutchine de Moscou, On trouve chez les annalistes russes du XIe siècle le récit des funérailles du prince Vladimir, funérailles célébrées le15 juillet 1015, c’est-à-dire en plein été et où le mort, dit le récit, était porté à l’église sur un traîneau. Mais, c’est surtout aux XVIe et XVIIe siècles qu’abondent les descriptions de pareilles cérémonies ; et c’est invariablement le traîneau qui y figure, avec la seule différence que ce traîneau devient de plus en plus orné et son prix atteint quelquefois, au XVIIe siècle, le prix, très élevé pour l’époque, de 200 et 500 roubles. Ce n’est pas le mort seulement qui était transporté en traîneau , sa veuve et ses proches parents accompagnent le cortège souvent à l’église également en traîneaux. Quelquefois le traîneau n’avait pas d’attelage et était porté à bras d’hommes. Pour les mariages, surtout pour les grands mariages, des princes et des gens riches, on se servait aussi du traîneau et cela en toute saison de l’année sans distinction. La mariée prenait place dans le’ traîneau, le prêtre et le fiancé l’accompagnaient à cheval. Le ’haut clergé russe, dans les circonstances ; graves, comme par exemple le sacre, usait comme moyen de locomotion, du traîneau, sa marche lente paraissant plus majestueuse et plus appropriée à la circonstance. Pendant les fêtes des rameaux, c’est encore sur un traîneau que l’on conduisait en procession un arbre orné, de fleurs et de fruits artificiels, escorté par le clergé portant des branches de saule. L’usage du traîneau pour les enterrements, en toute saison, s’est conservé jusqu’à présent dans certaines parties de la Russie. Ainsi dans la « Petite Russie » on met le cercueil sur le traîneau, attelé d’un bœuf, plus souvent blanc, et c’est ainsi qu’on le transporte à l’église et ensuite au cimetière. Le même usage se retrouve, en dehors des terres slaves, dans l’Europe occidentale, partout où ce véhicule est employé comme moyen de transport, et notamment dans les pays montagneux comme le Jura, les Alpes, les Carpathes, etc.
D’après ce court aperçu nous voyons que le traîneau était connu dans l’antiquité et son usage répandu dans beaucoup de pays sans distinction de climat et d’altitude. Passant maintenant des temps anciens aux temps présents nous retrouvons encore le même traîneau. Il change, il est vrai, quelque peu de forme selon le pays et l’usage auquel il sert, mais reste toujours le véhicule primitif et bon marché usité dans tous les pays chauds ou froids.
Nous avons déjà signalé au commencement de cet article que dans l’Indo-Chine on employait le traîneau, malgré l’absence complète de neige dans ces pays. La figure 1 reproduit la photographie d’un traîneau en usage chez les Màn du haut Tonkin. Nous devons celte photographie à l’amabilité du commandant Bonifacy, qui a étudié tout particulièrement les Màn-qûan-côc (Màn à pantalons courts), population un peu différente des Annamites proprement dits, qui habite les régions montagneuses du Tonkin et chez laquelle ce véhicule est en grande faveur. Ce traîneau rappelle beaucoup le véhicule primitif de la figure 5 des Indiens du Texas puisque ses patins ne touchent terre que par la partie d’arrière, mais il est tout de même plus perfectionné, les bagages n’étant pas posés directement sur les brancards, mais dans un grand panier tressé. Ce traîneau est surtout employé pendant la moisson pour rentrer les récoltes. Chez les Annamites, proprement dits, on emploie pour le même but de véritables traîneaux qu’on peut voit, actuellement à l’exposition coloniale du bois de Vincennes, dans le « village indo-chinois ». D’ailleurs, dans beaucoup de pays chauds on emploie le traîneau dans les travaux agricoles.
Pour conclure, nous pouvons dire que le traîneau doit son existence actuelle à deux causes essentielles : la première, et peut-être la principale, est que la construction en est facile et peu coûteuse, ce qui permet aux peuplades les plus pauvres de s’en servir, et cela, comme nous l’avons vu plus haut, sous toutes les latitudes et sans distinction de climats ; la seconde est une survivance pure et simple : le traîneau, étant d’une origine ancienne, son usage reste vénéré et se conserve dans les rites.
J. Denicker