La catastrophe du pont de Québec sur le Saint-Laurent

R. Bonnin — La Nature N°1788, 9 novembre 1907
Mardi 14 juillet 2009 — Dernier ajout mercredi 11 décembre 2019

Le pont de Québec sur le Saint-Laurent dont une moitié vient de s’effondrer, pendant son montage, est, à l’heure actuelle, le pont métallique ayant la plus grande portée ; elle dépasse de 27,45 m. l’ouverture du pont sur le Forth, en Angleterre. Il se compose (fig. 1) de trois travées : deux de rive. ayant une ouverture de 152,50 m. et une centrale de 542 m. de portée.

Il est du type cantilever, la travée centrale étant formée de deux parties en encorbellement de 171,65 m. de longueur équilibrées chacune par la travée de rive ancrée à cet effet dans la culée, et reliées entre elles par une poutre centrale de 205,88 m. de longueur.

L’ossature métallique principale se compose de deux poutres de rive verticales espacées de 20,43 m. d’axe en axe dont les membrures supérieures et inférieures ont la forme parabolique. Une triangulation formée de montants verticaux, espacés de 15 m., et de diagonales relie ces deux membrures. Ces poutres métalliques ont une hauteur de 50 m. près des culées d’ancrage et de 92 m. sur la pile en rivière. Au milieu de la travée centrale la membrure inférieure de la poutre centrale qui est horizontale sur toute sa longueur, se trouve à une hauteur de 45 m. au-dessus du niveau du fleuve et permet le passage des plus grands navires. Le pont doit supporter deux voies de chemin de fer, deux voies de tramway et deux voies charretières et, en plus, deux passages pour piétons placés en encorbellement à l’extérieur des poutres de rive. Le poids total de la partie métallique est d’environ 40000 tonnes, soit 52 tonnes environ par mètre courant de pont. La partie métallique du pont de Québec représente, comme ensemble et comme détails, les dernières idées des ingénieurs américains sur la construction des ponts métalliques en encorbellement.

Les poutres de rive à grandes mailles et sans aucune pièce surabondante sont très hautes et donnent au pont un aspect de très grande légèreté.

Toutes les articulations sont à cheville, au lieu d’être rivées comme cela se fuit sur le continent européen.

Toutes les pièces de l’ossature, soumises à des efforts de traction, sont formées de barres à œil reliées par des chevilles.

Quant aux pièces soumises à la compression, telles que. les membrures inférieures des poutres de rive et d’encorbellement, elles sont disposées comme l’indique la figure 2.

L’étude du pont, qui a duré plus de dix ans, a été faite par les ingénieurs américains les plus compétents et tous les calculs de résistance ont été établis par la Phenix Bridqe Co, une des plus importantes maisons de construction métallique des États-Unis, chargée de la construction du pont. Avant leur emploi, des essais très complets ont été faits pour s’assurer que les matériaux employés répondaient bien aux conditions de résistance exigées par le cahier des charges. D’après ces prescriptions, deux sortes d’aciers devaient être mis en œuvre : un acier mi-dur devant résister à un effort de rupture de 45 kg par millimètre carré avec allongement de 22 pour 100, et un acier doux devant résister à un effort de rupture de 41 kg par millimètre carré avec allongement de 25 pour 100 sur 0,20 m. de longueur.

Pour les barres à œil, toujours soumises à des efforts de traction, le métal devait résister a un effort de rupture de 38 kg par millimètre carré avec allongement de 26 pour 100 sur 0,20 m. de longueur. Un certain nombre de ces barres ont été essayées au moyen d’une presse hydraulique pouvant produire un effort de traction de 500 tonnes et ont donné des résultats conformes aux prescriptions. Quelques-unes de ces barres ont même été essayées jusqu’à la rupture, afin de s’assurer que celle-ci se produirait dans la tige même de la barre et non dans la partie renflée de l’œil dont la section avait, du reste, été augmentée, à cet effet, de 10 pour 100 par rapport à celle de la barre.

D’après les prescriptions du cahier des charges, les efforts auxquels les pièces métalliques devaient être soumises variaient, pour celles soumises à la traction, entre 8,40 kg et 14 kg par millimètre carré, suivant le genre de travail auquel elles étaient soumises. Quant aux pièces comprimées, telles que les membrures inférieures des grandes poutres, le travail devait être réduit, en se basant sur une formule établie par M. Cooper, afin de tenir compte des effets dus au flambage ce dont la Compagnie du Phénix ne semble pas s’être préoccupée.

Suivant les habitudes américaines, les pièces composant l’ossature du pont étaient terminées à l’usine de la Compagnie du Phénix, puis transportées au lieu d’emploi au moyen de wagons construits dans ce but (quelques-unes de ces pièces pesaient 100 tonnes et avaient une longueur de 30 m.) et mises ensuite en place au moyen de grues puissantes et d’appareils spéciaux étudiés avec Je plus grand soin. Le montage de la poutre de rive a été fait sur un échafaudage construit dans ce but ; quant à la travée centrale, son montage s’est effectuè par encorbellement, comme l’indique la figure 3.

A la fin du mois d’aout dernier, la travée de rive Sud, ainsi que la partie en encorbellement de celle même travée étaient en place et, de plus, trois panneaux de la poutre centrale également montée par encorbellement étaient montés. Le pont se trouvait donc pour ainsi dire terminé sur une longueur de 375 m., c’est-à-dire sur presque la moitié de sa longueur. Le poids de la partie terminée était alors d’environ 17 000 tonnes. Quant à la partie Nord du pont, aucun montage n’était commencé, les voies permettant l’accès des wagons destinés au transport des pièces métalliques n’étant pas terminées.

Le 30 aout dernier au soir, au moment oilles ouvriers allaient quitter le chantier, un bruit semblable à celui d’un coup de canon se faisait entendre. Puis la travée centrale s’abaissait lentement et venait s’effondrer dans le fleuve dont la profondeur à cet endroit est de plus de 60m., en entrainant les montants verticaux de près de 100 m. de hauteur prenant appui sur la pile en rivière et qui, à leur tour, s’effondraient dans le fleuve. Par suite de ce mouvement de bascule des montants, la travée de rive se trouvant entrainée longitudinalement vers le fleuve, entraînait de son côté le montant du support sur la pile d’ancrage et la travée de rive s’effondrait sur le sol. Les figures 4 et 5 représentent l’état du pont aussitôt après la catastrophe.

Cet effondrement, qui dura à peine une demi-minute, a causé la mort de 75 personnes, y compris 4 chefs monteurs et l’ingénieur résident.

Au moment de la catastrophe, la partie métallique, même en tenant compte du poids des grues de montage et des appareils accessoires, n’était aucunement surchargée et le travail du métal ne dépassait pas, d’après les renseignements fournis, 75 pour 100 de celui pour lequel ils avaient été calculés. Toutes les chevilles servant d’articulation étaient en place’ et la plus grande partie de la rivure était achevée, notamment celle des membrures comprimées des grandes poutres.

Aucune pièce lourde n’était en montage et, par suite, aucun choc brusque résultant de la rupture ou du mauvais fonctionnement d’un organe quelconque des grues de montage ne pouvait se produire et amener un travail momentané excessif du métal de l’ossature. Le vent, au moment de l’accident, était faible et ne pouvait être la cause d’aucun effort supplémentaire dans les membrures.

En résumé, les conditions étaient normales et toutes les précautions étaient prises tant au point de vue de la réception des matériaux à employer que de la fabrication des pièces à l’usine et de leur mise en place. De plus, cette dernière opération était faite par des ouvriers rompus à ce travail, dirigés par des chefs experts. Des vérifications soigneusement faites, immédiatement après l’accident, ont montré que les piles en rivière et d’ancrage n’avaient subi aucun affaissement. Ce n’était donc pas à celle cause que pou l’ait être attribuée la catastrophe. Malgré la difficulté de vérifier l’état des diverses pièces constitutives de l’ossature au milieu des débris amoncelés sur la pile en rivière et sur le sol, on a pu, cependant, reconnaitre que les barres à œil, soumises à la tension, n’avaient aucunement souffert et que si un certain nombre de ces pièces étaient tordues, aucune d’elles n’avait été brisée. Leur liaison au moyen des chevilles était intacte et tout en continuant à former une chaine ininterrompue entre la pile en rivière et celle d’ancrage, elles étaient tombées verticalement sur le sol.

Au contraire, les pièces comprimées des grandes poutres avaient beaucoup souffert et quelques-unes même étaient complètement disloquées, notamment les membrures inférieures des poutres de rive et d’encorbellement. Dans quelques endroits les rivets étaient cisaillés ; dans d’autres les tôles avaient été arrachées ; dans d’autres, enfin, il s’était produit simultanément cisaillement des rivets et arrachement des tôles. De plus (fig. 2), les treillis qui relient à la partie supérieure et à la partie inférieure des poutres les tôles verticales constituant les membrures, étaient arrachées, indiquant ainsi un manque de résistance de ce treillis sous l’effet des efforts tranchants dus au flambage de ces poutres comprimées.

Les effets de dislocation étaient, surtout, visibles sur les pièces comprimées A de la membrure inférieure (fig. 1) des poutres de rive. Ces pièces avaient déjà subi quelque déformation à l’usine et pendant leur transport à pied d’œuvre. Mais ces défectuosités avaient été réparées et on pensait qu’elles se trouvaient dans des conditions normales.

Deux jours avant l’accident on avait remarqué que celle membrure A de 17,50 m. de longueur, sous l’effet du flambage, avait pris la forme d’un S, avec déviations latérales variant entre 38 et 51 mm. L’ingénieur en chef prévenu n’attacha qu’une importance relative à ce flambage et aucune mesure ne fut prise, soit pour consolider cette membrure, soit pour suspendre les travaux, jusqu’à la visite faite par l’inspecteur des travaux à l’ingénieur consultant, M. Cooper, à New-York. Celui-ci télégraphia aussitôt de suspendre les travaux et de prendre les mesures nécessaires ; mais, malheureusement, par suite d’une grève des employés du télégraphe, celle dépêche ne parvint qu’après l’accident.

Il semble, cependant, qu’en présence d’une avarie aussi importante à un des organes les plus essentiel, de l’ossature du pont, il eût été sage à l’ingénieur résident de prendre sur lui la suspension des travaux jusqu’à plus ample informé ; on eût évité ainsi la mort de 75 personnes et peut-être même eût-on pu prévenir l’accident. Quoi qu’il en soit, c’est à la rupture de ces pièces comprimées A, sous l’influence du flambage, qu’il semble, jusqu’ici, rationnel d’attribuer l’effondrement du pont.

D’après les calculs fournis par la Phenix Bridge Co, chacune de ces membrures A de 17,50 m. de longueur, et inclinées de 45° sur l’horizontale, devait supporter un effort total de 10187 tonnes, y compris l’effort du vent. La section de celle membrure étant de 488 000 mm2, cela représente un effort de compression de 20,9 kg par millimètre carré, de beaucoup supérieur à celui que peut supporter, sans flambage, une pièce comprimée de pareille longueur et de pareille section. En tenant compte du rayon de giration de cette membrure et en appliquant les formules de M. Cooper, un peu différentes de celles employées de ce côté de l’Atlantique, on trouve que la section de celle membrure devrait être de 1 m2 environ, soit double de celle adoptée. La section actuelle semblerait à peine suffisante pour supporter, sans flambage, le poids mort seul du pont, poids qui n’était pas encore atteint au moment de la catastrophe. Si, cependant, le flambage de la poutre A s’est produit, cela ne semble pouvoir être attribué qu’à la trop faible résistance du treillis inférieur et supérieur des poutres (fig. 2) dont le but était de maintenir la solidarité des pièces constitutives de la membrure comprimée et de résister aux efforts tranchants.

R. BONNIN.

Voir également : Le nouveau pont de Québec sur le Saint-Laurent, R. Bonnin, La Nature, N°2008 - 18 Novembre 1911 et :La tragique aventure du point de Québec P. Calfas, Sciences et Voyages N°201 — 5 juillet 1923

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